On avait frappé à la porte. Deux fois. Celle de l’immeuble avait dut rester ouverte pour que quelqu’un ait put entrer sans que Sohan n’aie besoin de lui ouvrir. Ou peut-être était-ce l’un de ses voisins venu se plaindre de la musique dont le volume était anormalement élevé. Angel, de Massive Attack, résonnait avec force dans le loft du danois ; les basses poussées à leur maximum. Il était installé dans son canapé, simplement vêtu d’un jean gris déchiré et d’un chandail noir cintré. Plus loin, dans son lit, étaient allongés deux jeunes hommes, peut-être tout juste majeurs. Ils étaient nus, lascivement positionnés, l’expression innocente, défoncés à l’héroïne. L’image parfaite de l’amalgame entre sexe et drogue. Sohan n’avait aucune idée de l’heure qu’il était. Il ne savait même plus à quel moment sa notion du temps avait commencé à s’altérer. L’absence de lumière ambiante, dehors, indiquait qu’il était tard. Peut-être était-il à peine minuit, peut-être le soleil allait-il bientôt se lever. Il n’en savait rien. Son regard se posa soudainement sur un sujet bien plus attrayant, et son esprit réagit automatiquement. Une petite montagne de fine poudre blanche se tenait sur la table basse, prête à être consommée. Sohan posa son joint sur le rebord du cendrier, attrapa le billet de 100$ qui traînait là, et aspira une longue ligne de cette fascinante neige immaculée. Il entendit frapper à nouveau. Un soupir. Il avait l’esprit encore brumeux depuis sa dernière prise d’héroïne. Elle était récente, donc aucun signe de manque ne se manifestait. Pas encore.
Il se leva, difficilement, et ouvrit la porte. Un silence. Il était inexpressif, et pourtant la surprise se lisait dans son regard sans vitalité. Mary-Jane. Son nom se réinscrit automatiquement dans sa tête. Chaque détail de la jeune femme lui semblait horriblement familier, jusqu’à ce petit air insolent et à la fois faussement ingénu qui brillait dans ses yeux lorsqu’elle l’observait. Il faisait un saut de deux ans en arrière. Il se surprit même à penser qu’elel était toujours aussi belle que lorsqu’il l’avait connu… puis son fort intérieur reprit le dessus. Il s’était battu pendant des années pour être ce qu’il était, pour ne plus être vulnérable face à quoique ce soit, pour ne plus éprouver de sentiments et être enfin intouchable, pour ne plus rien éprouver, dans tous les sens du terme. Insensible. Il ne la laisserait pas tout foutre en l’air. Elle était en face de lui depuis à peine trois secondes, et il la voyait déjà comme une terrible ennemie, détentrice de trop nombreuses informations sur son passé. Elle représentait un risque, un danger, par sa simple présence. Elle, celle qu’il avait failli aimer, deux ans auparavant. Ce simple fait lui était absolument incompréhensible et le dégoûtait à la fois. Il n’avait aucune idée de la raison de sa présence, mais quelle qu’elle soit, il ne laisserait pas son passé ressurgir à travers elle. Jamais. Tout ça ne lui donnait plus qu’une envie. Une seule. Absolue. Evidente. Pure. Un fix.

C’était la première fois qu’un élément de son passé ressurgissait aussi concrètement, et il avait beau s’être appliqué à l’oublier en totalité, la présence de la blonde l’intriguait et le braquait inévitablement. Son cynisme légendaire revint faire office de bouclier.

- Tiens, je savais qu’il y avait des putes à domicile, mais de là à faire du porte-à-porte..

Elle ne l’avait probablement jamais vu aussi froid, aussi distant. C’était là le problème. Elle l’avait connu avant. « Avant ». Cette idée le torturait, indéniablement. Il n’en laissait rien paraître, mais au fond, peut-être.. peut-être trouvait-il en face de lui une sorte de supériorité contre laquelle il ne pouvait rien. Non. Rien. Il allait devoir se montrer plus subtile que jamais. Parce que pour une fois, tout ne dépendait pas de lui. Et il se souvenait suffisamment d’elle pour savoir qu’elle était difficilement manipulable. C’était un véritable jeu d’échecs grandeur nature qui se préparait. Ils n’avaient pas avancé un seul pion.. Sohan ne pouvait donc établir aucune stratégie. Tout ce qu’il connaissait de la situation.. c’était qu’il faisait face à un adversaire de son niveau.

Sa raison n’avait pas voulu la laisser entrer. Son instinct non plus. Au fond, rien en lui n’avait pu trouver une raison de la laisser pénétrer dans son appartement. Elle s’y trouvait pourtant bel et bien, se permettant un petit emprunt de poudre blanche. Il reconnaissait là son tempérament impulsif et assumé. Elle n’avait pas changé de ce coté là. Peut-être semblait-elle plus sûre d’elle encore qu’auparavant, peut-être également était-elle plus addict à la cocaïne qu’à cette époque où il l’avait connue. .. Il ne se donnait même pas la peine de se remémorer les vieux souvenirs, les moments passés avec elle. Il ne valait mieux pas. La raison pour laquelle il l’avait laissé rentrer sans une seule opposition ? Il était moins réactif que lorsqu’il était dans son état normal, il était trop surpris de la voir, il.. il y avait des tas d’excuses, plus ou moins objectives. La vérité ? : Au fond, probablement voulait-il la voir. Non pas pour céder à une envie de retrouver une histoire révolue, loin de là, mais plutôt pour voir l’état de la situation. Analyse de l’attitude et de la stratégie ennemie. Il se cachait derrière cette raison précise. Il y avait une part de vrai.. Seulement, peut-être l’avait-il également laissé entrer parce que son attirance pour elle n’avait pas changé, elle non plus.
Les réponses de la jeune femme le firent légèrement sourire, d’un petit rictus apparaissant au coin de ses lèvres. Il était plutôt moqueur, cynique, annonçant le ton de sa propre réplique. Il n’avait de cesses de la fixer intensément, comme un prédateur observerait sa proie. Elle était déjà victime des mots qu’il allait prononcer. Parce qu’il savait que cela lui ferait mal. Très mal. Et elle ne s’y attendrait sûrement pas. Mais c’était le but : Lui annoncer la couleur, lui faire savoir subtilement et directement à la fois de quoi il était capable et quelle était sa vision des choses. Le message était : je peux être dangereux pour toi si je le décide. Une façon de lui faire comprendre qu’il ne fallait pas s’attaquer à lui. Une façon également de l’éloigner de lui aussi rapidement que possible.. Parce qu’elle représentait une menace pour deux raisons : D’abord, parce qu’elle en savait trop sur lui. Ensuite, parce qu’elle était également une tentation. Si d’autres se fiaient à leurs sentiments, Sohan, lui, se fiait au sexe. Et Mary-Jane restait probablement sa meilleure partenaire sexuelle. Si l’on faisait les parallèles entre amour/plaisir et cœur/sexe .. l’importance qu’avait un jour représenté la jeune fille à ses yeux n’était pas difficile à cerner.
Il avait fermé la porte, désinvolte, et avait fait quelques pas vers la jeune femme, le regard froid et terriblement insensible, accordé au ton de sa voix. Première phase de l’offensive : susciter une douleur profonde et subite.

- Au fond, il n’y a pas grand chose d’étonnant à ce que tu fasses la pute. T’y était certainement destinée. C’est là-dedans que finissent ceux qui espèrent être un jour désiré par quelqu’un, faute de l’avoir été dans le passé. ..

Les mots n’étaient pas clairs ni concrets, mais leur sens l’était terriblement. Elle savait ce qu’il entendait par là. Elle le savait parfaitement. Et Sohan, lui, se doutait bien de l’effet d’une telle réplique. Et pour cause : il était plus ou moins passé par là. Une chance qu’il ait apprit à être insensible à son propre passé. Une vraie chance. Il se rapprocha davantage de la blonde, passant une main dans ses cheveux, l’air blasé, et se posta juste devant elle sans la quitter des yeux un instant. Impitoyable. Malgré la situation, une tension sexuelle qu’ils avaient tous les deux bien connu refaisait surface. Il posa le revers de sa main contre la joue de la jeune femme, et la laissa glisser quelques instants, d’une tendresse hypocrite. Seconde phase de l’offensive : attaquer sa fierté, son égo, juste histoire d’en rajouter une couche.

- .. Alors dis toi que tes « services » ne m’intéressent pas. Pour la simple et bonne raison que je t’ai déjà baisé. Tu n’as absolument plus aucune valeur à mes yeux, depuis l’instant où tu es sortie de mon lit.

Il reniait toutes leurs soirées, tous leurs instants passés ensemble dans un de ces silences épris inavoués, tous leurs souvenirs communs. Comme si leur relation passée pouvait se résumer à la seule et unique nuit de vice qu’ils avaient partagé, à Londres. Sohan l’observa encore un instant, histoire de lui imposer un peu plus longtemps son regard froid, donc le fait qu’il pensait chacun de ses mots, puis passa à coté d’elle en l’ignorant littéralement. Il reprit son joint, et s’installa dans le canapé en le rallumant. Il se comportait avec elle comme il se serait comporté avec n’importe quel autre coup d’un soir : Il était détaché, loin de tout souvenir de ce qu’ils avaient pu vivre ensemble. Il agissait soit comme si elle était une parfaite inconnue, soit comme si pendant tout ce temps à Londres, il s’était purement et simplement moqué d’elle. Il croisa les jambes, appuya son coude sur le rebord du canapé et apprécia le goût sucré et à la fois épicé de la marijuana qu’il fumait, après avoir sniffé une trace de plus.

Les mots atteignirent Mary Jane en pleine poitrine telle une lame lancée à toute vitesse. Elle pouvait presque sentir le sang couler le long de son corps. Comment avait-il su ? Elle n'en avait jamais parlé à personne, seulement que de faibles allusions. Elle ne voulait pas qu'on sache et les mots de Sohan prouvait qu'il était plutôt bien au courant. Ses paroles étaient d'ailleurs violentes, pleine de sadisme et d'ironie. Depuis quand était-il devenu aussi dur, aussi froid ? Elle ne l'avait pas connu comme ça. Certes, il n'avait jamais été un homme aux allures heureuses et épanouies, gentil mais il avait quand même été celui qu'elle avait failli aimer un jour et là, elle ne le reconnaissait plus. Ou presque. Car il gardait quand même ce petit quelque chose, qu'il avait en plus des autres, cette petite étincelle de malice qui fit frissonner Mary Jane. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il s'approche et elle n'eut pas le temps de se détourner, ni vraiment l'envie malgré tout le danger que cela représentait. Elle essayait à tout prix de repousser les souvenirs, elle ne voulait pas les laisser l'envahir mais elle n'était pas sure d'en être capable encore longtemps. Il jouait avec elle, comme il l'avait toujours fait mais plus sournoisement cette fois, en jouant plus sur ses nerfs, sa résistance. Il avait définitivement changé, évolué peut-être même. Mais Mary-Jane aussi et alors que son coeur battait à cent à l'heure, elle se calma. Il était impératif et même vital qu'elle se reprenne car pour jouer à jeu là, il fallait être plus fort que l'adversaire, le surpasser au risque de tout y perdre.

Alors qu'elle reprenait le contrôle d'elle-même, une deuxième rafales de mots arriva mais cette fois elle ne flancha pas. Ils ne firent que rebondir contre la carapace qu'elle avait reconstitué. Elle avait mis bien trop de temps à l'oublier, elle avait passé beaucoup trop d'heures à souffrir et à douter pour replonger après des mots qu'elle savait si insignifiant. Elle savait qu'à un moment ou à un autre, elle avait eu de l'importance pour lui, peut-être pas autant qu'il en avait eu mais quand même. Et elle ne se permettait pas d'en douter maintenant, devant lui.

La tête appuyée contre le mur, elle le regarda s'éloigner pour aller se rasseoir là ou il était surement avant qu'elle n'arrive. Son joint coincé entre les lèvres. Elle ne devait pas mettre trop de temps à réagir car sinon cela témoignerait de la faille qu'il venait d'ouvrir. Elle ne fit que quelques pas, de sa démarche de mannequin et vint s'asseoir juste à côté de Sohan. Le peu de coke qu'elle avait pris avant lui suffisait à se sentir bien, lucide. D'un geste rapide elle attrapa son joint et en tira trois bouffées de suite avant de rejeter la tête en arrière, les yeux rivés au plafond.

- Ne fais pas semblant, je sais que tu as envie de moi ... mais dis moi, reprit-elle après de nouvelles bouffées, c'est le fait de vivre seul reclu à New-York qui t'a rendu aussi aigri ? Parce que là j'ai vraiment l'impression d'être dans l'appart d'un vieux con, chuchota-t-elle à son oreille.

L’attitude de la jeune fille le faisait sourire, de façon tout à fait incontrôlable. Elle encaissait. Plutôt bien d’ailleurs. Il l’avait sous-estimée. Première erreur. Une chance qu’elle soit rattrapable : elle n’en savait rien. Il récupéra son joint, sans un mot, puis tira une bouffée. Un rond. Deux ronds. Trois ronds de fumée. Elle était plus résistante qu’avant, peut-être. Mais lui était plus fort, également. Il finirait par l’avoir, tôt ou tard. Après tout, il avait un coup d’avance. Tout ce qu’il lui restait à faire pour définitivement faire chavirer la jeune femme.. était de la pousser à briser ses propres défenses. La détruire de l’intérieur ne suffisait pas. Il fallait la blesser de manière à ce qu’elle ne puisse plus se maîtriser. Il fallait l’atteindre si impitoyablement qu’elle ne puisse plus donner avec autant de facilité l’image de la femme confiante et détachée.
Seulement, et il le comprenait avec un temps de retard, elle s’était véritablement endurcie. Elle était devenue, dans certaines mesures, son double féminin. L’attaquer elle, c’était s’attaquer lui-même. Dés cette réflexion, plusieurs stratégies prenaient forme dans son esprit. Plusieurs modes de manipulations, plusieurs tortures psychologiques. Il savait déjà quoi faire, et quand, et quoi dire. L’offensive était lancée, sans que Mary-Jane ne s’en doute immédiatement.

Le Danois se redressa, écrasa le joint dans le cendrier posé sur la table basse, et se plaça à califourchon au dessus de sa plus belle victime. Ses mains se posèrent sur le dossier du canapé, de chaque coté de la blonde, et il planta un regard que peut-être, jamais elle n’avait eut l’occasion de voir. Un regard qui disait « je te détruirais » d’une façon aussi sincère qu’effrayante. Puis il entama sadiquement un rituel dont ils avaient eut l’habitude, à une certaine époque, comme pour chercher à l’affaiblir d’avantage en lui remémorant les moments passés ensembles. Il rapprocha son visage du sien, frôla à peine ses lèvres, puis vint déposer un baiser chaud et étonnamment tendre sous son oreille. - Il n’aurait su dire si son parfum était le même qu’à l’époque.. C’était dire à quel point il l’avait éradiqué de sa vie, de ses souvenirs. Un souffle chaud parcouru, quelques instants, le cou de la jeune femme.

- Tu regardes trop les séries pour ados.

Il glissa sa main droite dans les cheveux de la jeune femme, doucement, tenant une de ses mèches entre son index et son majeur, et replongea son regard dans le sien. Sa voix était douce, soudainement..

- T’es toujours aussi belle, Mary.. Sa voix changea subitement, redevenant l’instrument de torture habituel. .. Mais tu ne représentes rien pour moi. Ni un intérêt, ni une baise éventuelle, ni un désir, rien. Que dalle. Tu m’inspires autant que tous les autres coups d’un soir que j’ai eut avant et après toi. La seule différence que tu peux avoir avec eux .. Il déposa un baiser sur son front. C’est la surprenante stupidité qui t’as amené ici.

Il se redressa, se tint debout en face de la jolie blonde, et la saisit fermement par l’avant-bras. C’était certainement la première fois qu’il lui faisait mal. Il la leva du canapé, de force, et l’entraîna vers la porte de l’appartement.