Comme tous les matins, Lenny était dans les starting-blocks. Et ce n’était pas rien de le dire ! Grand sportif depuis toujours, il avait pris pour habitude de faire son jogging tous les matins avant de prendre son tour de garde. Il vivait à New York depuis près de trois ans, maintenant. Renvoyé des Navy Seals à cause de son comportement indiscipliné et à la suite de plusieurs blâmes pour non-respect de la hiérarchie, l’argentin d’origine américano-grecque s’était enrôlée dans la US Coast Guard. Sa place au port de New York ? Il la devait tout simplement à son paternel. Nikolas Vryzakis n’avait rien d’un homme de loi, mais ce qu’il veut ; il l’obtient ! Pour ce qui était de Lenny, il avait justement hérité de ce trait de caractère. Plus il y pensait, et plus le jeune homme se disait qu’il valait largement mieux que ses frères et sœur… Le port de New York était finalement devenu une véritable plaque tournante à toutes sortes de trafics et tout ceci, au nez et à la barbe de son responsable qui n’y voyait que du feu. Tout comme son père, Lenny avait un certain don pour couvrir ses traces. Enfin, on ne pouvait plus en dire autant de Nikolas puisque ce dernier avait été jeté dans le fond d’une cellule par l’un de ses frères. Dommage pour lui. Dommage pour ses fournisseurs. Contrairement aux Vryzakis, Lenny était plus proche de son père mais beaucoup moins influençable que le reste de sa fratrie qu’il ne connaissait à peine. S’il en était là aujourd’hui, c’était aussi par choix. Le quotidien d’un garde-côte n’avait strictement rien de passionnant et nouer des relations avec les trafiquants locaux lui permettaient de sortir un peu de cette routine dans laquelle il s’était enfermé et, surtout, de se faire un joli paquet d’argent. Sa ‘reconversion’ durait depuis plus de 3 ans désormais et Lenny avait développé un réseau prospère. De temps en temps, il laissait traîner une oreille ci et là, puis revendait les informations aux plus offrants lorsqu’il la jugeait intéressante. Combien de guerres des clans avaient été déclenchées à cause de lui ? Il ne comptait plus. Pire. Lenny n’en avait strictement rien à faire. Il était devenu indispensable pour Nikolas ; lorsque ce dernier était venu le rejoindre à New York, c’était lui qui l’avait orienté vers les ‘familles’ les plus influentes et les plus dangereuses de la ville afin d’élargir son carnet de clients et c’est aussi tout naturellement qu’il avait missionné l’une des plus endettés pour enlever sa petite fille. Bien qu’il s’en lavait les mains, cette situation ne faisait que le conforter dans l’idée que les Vryzakis étaient tous cinglés.

Il jeta un coup d’œil à côté de lui et sourit. En le voyant si sportif et en connaissant son rapide parcours de Navy Seals, l’un de ses collègues lui avait demandé de le coacher. Âgé d’une quarantaine d’années et accro à la junk food, Eddy avait fini par céder aux exigences de sa femme mais aussi aux conseils de son médecin qui lui avait diagnostiqué cholestérol, diabète et hypertension. Autrement dit, un très mauvais mélange. Bien entendu, Lenny avait accepté : il adorait le sport et, bien que solitaire, le jeune homme se disait qu’il était préférable pour lui d’avoir une bonne réputation auprès de ses collègues. Eddy était finalement devenu l’un de ses amis. Ils étaient rares, certes. Tandis que le quarantenaire crachait littéralement ses poumons, la respiration de Lenny était parfaitement contrôlée. « Tu… savais… qu’on… allait… recevoir… la… visite… de… Yasmine Al-Mu’Awiya ? » lâcha-t-il, totalement essoufflé. Lenny lui jeta un coup d’œil en biais et haussa les épaules comme pour lui faire comprendre qu’il ne voyait pas du tout où son collègue voulait en venir. « Tu ne connais pas… Yasmine Al-Mu’Awiya ? » s’étrangla-t-il, observant Lenny d’un air médusé. « Pourquoi, j’devrais ? » rétorqua ce dernier en toute innocence. Il dût s’arrêter en voyant Eddy, les mains sur les genoux pour tenter de retrouver une respiration un tant soit peu normal. En bon collègue de travail, Lenny le rejoignit et tapa amicalement sur son épaule. « Bah oui ! C’est une journaliste célèbre et j’crois qu’elle a participé à Danse avec les Stars. Cette fille est une bombe, je suis sûre que James doit avoir sa photo quelque part. ». Non vraiment, ça ne lui disait rien. « Je ne regarde jamais la télévision. » avoua-t-il. « Mais alors qu’est-ce que tu fais ?! » s’étonna Eddy en le regardant de ses yeux écarquillés comme s’il venait d’une autre planète. « Du sport. » le taquina-t-il en lui adressant un sourire en coin. « On peut rentrer ? Je ne voudrais pas être en retard pour l’accueillir, tu comprends ? Et puis comme c’est le boss qui choisi le garde-côte qui lui servira de guide pour l’occasion, j’ai bien l’intention d’arriver à l’heure. » s’enthousiasma-t-il avant de se mettre à courir avec une fougue que Lenny ne lui avait jamais connu.

***

Une heure plus tard, ils étaient tous en rang d’oignons face à leur patron qui avait ordonné une réunion de dernière minute pour leur rappeler certaines clauses de confidentialités et aussi s’assurer de leur comportement exemplaire durant l’interview. Parmi toutes les têtes, Lenny était de loin le plus négligé de ses collègues. Un passage sous la douche et une main dans ses cheveux avait suffit. Il était également le plus dissipé d’entre tous ; chaussures posées sur la table, il pianotait nerveusement les touches de son téléphone portable sans prêter attention à ce qui se disait autour de lui. « … Et comme je vois que Wickersham est intéressé par ce que je dis, c’est lui qui se chargera d’accompagner Miss Al-Mu’Awiya. ». Il soupira bruyamment et afficha une tête aussi ravi que celle de ses collègues. « Pourquoi ne le demanderiez-vous pas à quelqu’un d’autre ? » lâcha-t-il d’un ton plaintif. « Parce que vous êtes le seul qui n’en a rien à faire, ce qui fait de vous la seule personne en qui j’ai confiance. Elle ne devrait plus tarder maintenant. Les gars, retournez à vos postes, quant à vous, suivez-moi, nous allons l’accueillir ensemble. ». Lenny jeta un regard désolé à Eddy et suivit son patron à contrecœur jusqu’au point de rendez-vous. « La voilà. Tenez-vous à carreau et ne faîtes aucune remarque. ». Autrement dit, soit beau et tais-toi... A peine eut-elle poussée la porte d’entrée que le patron se rua vers la jeune femme pour lui tenir la porte et la saluer en parfait gentleman. « Bonjour Miss Al-Mu-Awiya ! Bienvenue dans nos locaux. Je suis Mr Barton, responsable et je vous présente un officier de la US Coast Guard qui vous guidera. Il est tout à vous. ». Poli, l’argentin s’avança pour serrer la main de la journaliste en lui adressant un petit sourire. Eddy n’avait pas menti, elle était plutôt mignonne et maintenant qu’il se tenait en face de Yasmine, son visage lui rappelait vaguement quelques affiches qu’il avait pu voir placarder dans les rues de la Grosse Pomme. L’allusion de son patron lui donnait vraiment l’impression d’être un chippendale ou un escort boy. « Lenny. » se présenta-t-il simplement. « Peut-être aimeriez-vous partager une tasse de café avec l’équipe ? » proposa-t-il. Barton avait toujours été un peu trop nerveux, mais la présence de Yasmine ne faisait qu’empirer les choses. Lenny roula des yeux, exaspéré.

Pour Lenny, le reportage de Yasmine n’était qu’une perte de temps. Il ne voyait pas vraiment l’intérêt d’interviewer des gardes-côtes puisque ceux-ci avaient le métier le plus ennuyeux du monde, mais fort heureusement, le jeune homme avait su le rendre attractif et mieux payé à l’aide de quelques extras. En toute illégalité, cela va sans dire. « Non, merci. J’ai un emploi du temps très serré, je préfère commencer le plus vite possible. ». Lenny esquissa un petit sourire. C’était préférable car il n’avait pas plus envie qu’elle de s’attarder sur cet interview d’une importance mineure ; Yasmine avait sûrement beaucoup mieux à faire que de s’intéresser à la vie banale d’un garde-côte. « Bien. Dans ce cas, bonne visite. Lenny, je compte sur vous… » répondit le patron quelque peu déçu de voir son entretien avec une icône locale tourner court. Pour toute réponse, Lenny acquiesça d’un signe de tête en essayant de se souvenir des consignes que Barton leur avait donné, des consignes relatives à la discrétion professionnelle et à tout ce qui s’y rapportait. Des consignes que, bien entendu, Lenny n’avait pas écoutées. « On y va ? J’aimerais vous poser quelques questions avant de monter à bord. » reprit la journaliste en s’adressant à lui cette fois-ci. Pour toute réponse, il opina du chef. « Ok, veuillez me suivre. Je vais vous faire faire le tour du propriétaire et vous allez m'accompagner pendant mon premier tour de garde. » dit-il en ouvrant la marche et en lui tenant la porte pour qu’ils puissent sortir à l’extérieur en direction du bateau que Lenny était chargé de faire naviguer dans leur zone de surveillance. Du coup de l’œil, il vit la jeune femme sortir un dictaphone de son sac tout en continuant de trottiner à ses côtés. « Est-ce que vous avez déjà participé à une mission contre un passage illégal de marchandises ? » demanda-t-elle. Droit au but. Yasmine entrait directement dans le vif du sujet sans avoir la moindre idée de la personne qui se trouvait face à elle. Si seulement la journaliste savait qu’elle marchait à côté d’un officier corrompu qui s’enrichissait en traitant pour des criminels en tout genre. Ce n’était pas la question qui le choqua, à vrai dire il s’y était préparé, mais le fait que le sujet soit amené directement sans chronologie aucune. Lenny n’était pas journaliste, certes, mais il lui apparaissait logique de cuisiner la personne interrogé avant d’entrer dans les détails plus délicats. Décidément, Yasmine était bel et bien pressée ! « Plusieurs, en fait. D’ailleurs, je me suis fait poignarder, une fois… » avoua-t-il en saluant un pécheur au passage d’un geste de la main qu’il le lui rendit. Ce qu’il disait n’était pas totalement faux, mais Lenny maquillait juste la vérité comme il l’avait toujours fait. On ne l’avait pas poignardé pour le faire taire, mais simplement pour le protéger car à l’époque, il avait commencé à sentir le vent tourner. Son petit business avait interpelé les forces de l’ordre et il avait su d’un policier aussi grassement payé que lui qu’une descente allait avoir lieu alors Lenny avait organisé toute cette mascarade ; son père lui avait toujours dit de savoir faire des sacrifices. Il avait souffert, certes, mais depuis tout le monde le considérait comme un héros et c’était le prix à payer pour s’assurer que les soupçons ne se portent jamais sur lui pour qu’il puisse continuer à user de sa position pour son enrichissement personnel. « C’était il y a trois ans à Lewiston dans l’Idaho. Certains auraient arrêtés, pas moi. Je suis plus à l'aise sur le terrain que derrière un poste de contrôle à attendre les appels de marins en perdition. En fait, ça ne m’a rendu que plus déterminé à stopper les trafics. » expliqua-t-il, fier de sa prestation.