Contrairement à ce qu’on pourrait penser, gérer sa propre affaire à tout juste 22 ans n’est pas une chose facile. Sur le papier, cela à l’air d’une expérience incroyable, le moyen idéal d’asseoir totalement son indépendance - mais quand il faut s’occuper de la comptabilité, de la gestion des stockes et des commandes, des dossiers et des fournisseurs, tout ça en plus de gérer les attentes des clients, on a vite fait de déchanter. Certes, je suis habituée à effectuer ce genre de tâches vu qu’avant de l’acheter j’avais la boutique en gérance, mais je suis beaucoup plus stressée depuis que j’en suis devenue la propriétaire et même si ça m’embête de l’admettre: j’ai tendance à me laisser dépasser en ce moment. Regardez Willow par exemple. Si je n’avais pas pris autant de retard dans l’inventaire et dans la confection des robes qu’on m’a commandé sur mon site web, je n’aurais probablement pas gardé la jeune femme. Mais Blodwyn ne travaillant qu’à mi-temps pour suivre ses études, je ne peux décemment pas me passer de deux bras supplémentaires. Pourtant, ce n’est pas l’envie qui m’en manque… Même si la blondinette a fait beaucoup d’efforts et semble prête à payer sa faute, qu’elle y met joie, bonne humeur et se montre très sympathique avec moi, je n’ai toujours pas confiance en elle. Vous comprendrez pourquoi, en ce moment, je ne suis pas à prendre avec des pincettes. Le pire, sans doute, est que ma relation avec Malik (dans laquelle j’avais pourtant nourri tous un tas d’espoirs) a été tuée dans l’œuf puisque celui-ci a brusquement décidé de retourner en Angleterre. Par chance, nous n’avions encore rien « officialisé ». Bien sûr, Soraya m’a posé quelques questions, intriguée lorsqu’elle m’a vu pleurer, mais je lui ai simplement expliqué que Malik devait partir et que ça m’avait attristé. Et en soit, ce n’est pas vraiment un mensonge. « Dis, Willow… » dis-je en secouant la tête pour chasser ces pensées déprimantes. « Tu as eu le temps d'aller chercher le tissu que j’avais commandé? » Pour toute réponse, la jeune femme hoche la tête et s’engouffre dans la réserve pour en ressentir quelque plus tard avec l’article en question. « Merci beaucoup » j’ajoute en attrapant le rouleau que je m’empresse d’aller ranger dans le coffre de ma voiture. Je compte bien travailler sur mes premières commandes ce soir et si j’oublie le tissu à la boutique je risque d’avoir du mal à m’y mettre. Au moins quand je serais une styliste reconnue, je pourrais me passer de la couture, je songe, rêveuse en poussant la porte de la boutique.

C’est plutôt calme ce matin, les clients ne se bousculent pas. Même si c’est totalement anti-productif d’affirmer ce genre de choses, je trouve que ça fait du bien. A mon plus grand étonnement, il y a eu foule une bonne partie de la semaine, si bien que je ne savais plus où donner de la tête. Je profite donc de ce moment de tranquillité pour souffler, consciente du fait que la boutique risque d’être bondée cet après-midi étant donné que nous sommes samedi. Comme j’ai pris l’habitude de le faire, je balaye les rayons du regard histoire de m’assurer que tout est bien en place quand mes yeux s’arrêtent sur la silhouette d’une jeune femme. Je ne peux m’empêcher de soupirer quand je l’a reconnais. Ça va faire la quatrième fois qu’elle vient cette semaine…. « Bonjour, on peut vous aider peut-être? » je demande en m’efforçant de lui adresser mon plus beau sourire, même si la régularité de ses visites commence à m’inquiéter.

C’est moi ou cette fille est légèrement dérangée ? Ce n’est pourtant pas dans mes habitudes de juger les gens, mais pour le coup, force est de constater qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond chez cette jeune femme. Sans vouloir me faire mousser, je suis plutôt tolérante en temps normal – mais la manière dont elle se comporte me laisse perplexe. Elle débite à une telle vitesse que j’ai du mal à cerner le but de sa manœuvre. J’ai cru comprendre qu’elle cherchait à trouver un cadeau pour sa meilleure amie, mais elle s’est ensuite lancée dans une argumentation tout aussi déroutante qu’inutile. Même si je m’efforce de faire preuve de patience et de compréhension, le fait que son amie soit encore vierge ne me concerne en rien – et pour être tout à fait franche : je suis même relativement gênée par cette révélation. Sérieusement ? En quoi ce type de détail est-il important ? Est-ce censé avoir une incidence quelconque sur les articles que je vais lui proposer ? Car si ce sont des cols roulés ou des sous-vêtements de mormons qu’elle cherche, ce n’est pas dans ma boutique qu’elle va les trouver. Ici, on vend plutôt des tenues élégantes qui, sans être vulgaires, restent relativement sexy. « Est-ce que votre amie a l’habitude de porter des robes? Est-ce qu’elle est féminine ou bien plutôt du genre à se cacher sous une tonne de vêtements ? » je demande en essayant de me focaliser sur le cadeau en question, pressée de me débarrasser d’elle. Je sais que ma réaction peut sembler légèrement excessive, mais la brunette me met mal à l’aise. C’est bien simple, j’ai l’impression de la voir partout ! Jetez-moi la pierre si ça vous amuse, mais je doute que vous soyez enjoués si une personne de ce type venait tous les jours sur votre lieu de travail et vous observait du coin de l’œil, en faisant mine de faire du shopping. « Vous venez souvent ici… Je suis surprise que vous ne nous ayez pas demandé conseil plus tôt » j’ajoute histoire d’en apprendre un peu plus à son sujet. Peut-être bien qu’elle est amie avec Willow et qu’elles complotent toutes les deux derrière mon dos ? Voyons Manuela… C’est ridicule ! Même si la jolie blonde n’est pas parfaite, elle a fait ses preuves et elle tient réellement à racheter sa faute. Non, le problème ne vient pas de mon employée, c’est quelque chose d’autre. Cette jeune femme vient régulièrement ici dans un but précis et je compte bien la faire parler. Si cela m’oblige à l’écouter déblatérer sur son quotidien, qu’il en soit ainsi !

Cette cliente est… spéciale. Ça fait un petit moment que je travaille dans cette boutique, mais je n’ai encore jamais été confrontée à quelqu’un comme elle. Si sa compagnie me dérange ? Au début, je la trouvais un peu envahissante et elle me faisait un peu peur c’est vrai -mais après coup, je réalise que je me suis surement montée la tête. Pourquoi diable une femme d’allure aussi joviale m’en voudrait-elle ? Quelle raison aurait-elle de me harceler ? L’imaginer comploter avec Willow pour faire main basse sur la recette de la journée m’apparaît totalement ridicule et j’ai vraiment honte d’être aussi parano. C’est du gros n’importe quoi, il va vraiment falloir que je me calme. D’ailleurs, elle l’a dit elle-même, elle n’arrivait pas à se décider et c’est uniquement pour ça qu’elle a fréquenté la boutique de façon aussi assidue.

Bel et bien décidée à repartir du bon pied avec cette cliente, j’écoute son discours avec attention et m’efforce d’imaginer mentalement à quoi ressemble son amie, histoire de la conseiller au mieux. Mon entreprise est couronnée de succès puisque les propos de l’extravagante brunette me rappellent étrangement Blodwyn, mon employée et amie. D’ailleurs, c’est moi ou le diminutif du prénom de sa colocataire est Blod ? Serait-ce possible que nous pensions à la même personne ? « Je pense pouvoir vous aider… » je réplique en l’entraînant dans le fond du magasin. « Nous avons reçu ces petits hauts hier matin et je pense que c’est exactement ce que vous recherchez. Sans être trop sexy, ils épousent les formes de celles qui les portent à la perfection et le coloris est vraiment sympathique ! » Qui plus est, Blodwyn a lorgné sur ce modèle une bonne partie de l’après-midi. Alors, si on parle de la même personne –ce qui serait tout de même assez troublant – je suis pratiquement convaincue que ce cadeau va lui plaire. « C’est sans doute un peu indiscret de ma part, mais la description que vous m’avez donnée de votre amie, me rappelle l’une de mes vendeuses. Elle s’appelle Blodwyn et elle travaille ici à mi-temps… Peut-être que vous la connaissez? » C’est bizarre, mais plus le temps passe, plus j’ai l’impression que cette histoire de cadeau n’était qu’un prétexte pour venir me parler. Je sais bien que je me suis promis d’arrêter de fabuler au sujet de cette mystérieuse jeune femme, mais c’est tout juste si elle a jeté un œil à l’article que je lui ai proposé. Avouez que c’est plutôt étrange de la part d’une cliente qui se dit désespérée à l'idée de ne pas trouver de cadeau à offrir à sa colocataire.