En dépit de toutes les erreurs que j’ai pu commettre, Jenny a tenu sa promesse. Par je ne sais quelle miracle, elle a réussi à convaincre ses supérieurs de ne pas m’enfermer dans la même prison que mon père. Ma liberté contre quelques informations ; c’est le deal. Je suis libre. Enfin, plus ou moins. La liste de mes délits est tellement longue que je doute que mes actions restent impunies… Et si ça n’est pas par la C.I.A, ce sera forcément par toutes les organisations criminelles qui ont un jour fait appel à mes services. Sur le papier, je suis un homme libre mais officieusement, je suis placé sous la protection des témoins, et ce aussi longtemps que dure le démantèlement du réseau de mon père et des cartels à qui j’ai un jour offert mes services. Pour l’heure, je n’ai pas d’autres alternatives que de me montrer bien docile et de répondre à leurs exigences, car ma vie dépend d’eux. Aux yeux de la C.I.A, je suis la clef de nombreuses affaires en cours mais j’ai le sentiment qu’ils n’auront aucun scrupule à me renvoyer à la vie civile à la seconde où j’aurais fini de leur cracher tout ce que je sais alors, je prends tout mon temps. Et ce n’est pas forcément pour me déplaire… Sans être forcément traité comme un Roi, je profite des mes rares avantages. Cet appartement, par exemple ; j’ai pris mes quartiers dans un logement spacieux et entièrement rénové au sommet d’un immeuble de Civic Center. L’espion qui m’a escorté jusqu’ici a été assez bavard. Il m’a raconté comment certains de ses collègues sont morts ici, dans l’exercice de leur fonction. Eh oui, l’ironie du sort – ou plutôt la C.I.A – n’a pas trouvé mieux que de m’installer dans l’ancien appartement de Matthew Vryzakis, a.k.a mon demi-frère. Dans la plaque derrière la bibliothèque se trouve désormais mon centre d’opération. Il y a toujours les ordinateurs et les écrans, mais l’armurerie a été remplacée par un bureau où une énorme pile de dossiers n’attend plus que moi. On m’a donné l’ordre de tout éplucher, de connecter les affaires entre elles... Oh lord, ça ne va pas être une partie de plaisir. « T’as du boulot… ». Malgré mes efforts, je ne parviens pas à retenir un soupir d’exaspération. « C’est pas faux. Merci, Captain Obvious. ». Si tous les espions chargés de me surveiller sont aussi cons que lui, je ne passerais jamais Noël. « Ok, here we go ! ». Inutile de me morfondre plus longtemps, autant commencer tout de suite. Sans plus attendre, je m’installe dans le fauteuil confortable et attrape le premier dossier qui me tombe sous la main. La journée va être longue. Très longue…

J’ai l’impression d’avoir fait un saut dans le temps, d’être retourné à l’époque du lycée sauf que je n’ai jamais été un élève assidu et qu’il est extrêmement difficile pour moi de me concentrer. Encore moins sous la pression des agents chargés de ma protection ou de celles de toutes ces personnes qui préfèrent me savoir six pieds sous terre pour me réduire au silence, mais je sais que c’est la bonne chose à faire et que, sans coopérer, il m’est impossible de quitter cet endroit. Sous l’effet de la frustration, je passe plusieurs fois ma main dans mes cheveux pour en masser le cuir chevelu. D’ordinaire, je fais toujours très attention à l’image que je projette. Je suis le genre de type toujours bien coiffé et rasé de près mais aujourd’hui je suis décoiffé et affublé d’une barbe de trois jours que je gratte tout aussi nerveusement. Ce premier dossier me rend déjà dingue et d’après la pile bien fournie, j’ose à peine imaginer le bordel qui m’attend par la suite. Je m’ennuie. Je peux déjà sentir ma position qui se relâche, ma tête qui cherche l’appui de ma main et mes paupières devenir lourdes. Je piquerai bien un somme. Là. Maintenant. Je jette tout de même un coup d’œil vers la pièce d’à-côté ; ce serait dommage d’être surpris en train de roupiller par ces agents chargés de veiller sur moi nuits et jours. Mais là, surprise. Mon regard croise celui de la dernière personne que je m’attendais à voir ici. Yasmine. Je peux aisément voir qu’elle n’est pas rassurée d’être de nouveau dans la même pièce que moi – et pour cause, j’avais été à deux doigts de la descendre dans le salon d’une bicoque en Syrie – mais elle semble toujours aussi déterminée. Elle a du cran de venir ici. Je ne sais pas trop si c’est du courage ou de la stupidité mais je dois reconnaître que sa présence ici est l’occasion toute trouvée pour fuir mes obligations l’espace de quelques instants. « Hi... I have some papers for you to sign, about that article I wrote about you... » . Je l’observe sans lui répondre. Elle s’avance et pose une pochette sur mon bureau en détruisant au passage le maigre espoir que je nourrissais ; Yasmine n’est là que pour me donner de la lecture en plus. Of course ! Je m’attendais à quoi, un strip-tease ? « Des papiers… Un peu plus ou un peu moins… ». Soupir. J’ouvre la pochette et m’empare de l’article en question. Ma nécrologie. L’hommage posthume à l’homme que je n’étais pas. Yasmine a dressé un portrait tellement élogieux sur moi que j’ai beaucoup de difficultés à cacher mon étonnement. Je m’empare du stylo à 4 couleurs - qui initialement me servait à prendre des notes avant de devenir un anti-stress énervant pour les agents à chaque fois que je jouais avec le clic – et signe les papiers sans un mot. Que puis-je dire ? Merci ? Même si j’ai épargné plusieurs vies ce jour-là, je n’arrive pas à la cheville de cet homme qui semble tiré d’une fiction. Je ne peux pas non plus lui avouer que j’aimerais être ce héros qu’elle décrit, certainement pas après avoir pointé une arme sur elle. Il y avait bien longtemps que l’avarice et l’influence d’un mauvais père avaient détruits mes chances d’être cet homme-là. « Mh, can I talk to you... in private ? » . Je suis son regard en direction des agents postés devant la « porte » de mon bureau plus en quête de leur aval qu’autre chose. « C’est vrai, j’ai presque failli la tuer mais c’est de l’histoire ancienne. I'm on your side now. ». Je ponctue ma phrase d’un petit sourire insolent, conscient d’avoir mis mon invité dans l’embarras en évoquant ce souvenir désagréable. Je suis un vrai con, c'est un fait. Finalement, les agents accèdent à ma requête et s’éloignent pour nous laisser seuls. « Please, have a seat. » lui dis-je en désignant l’autre fauteuil de bureau qui me donnerait presque l’impression d’être le PDG d’une grosse entreprise. « I’m listenin’ ».

Maintenant que nous sommes seuls dans cette pièce intrigante je peux sentir son malaise. Elle n’est pas rassurée en ma présence et je ne pas vraiment la blâmer pour ça, bien au contraire ; j’avais été l’homme qui l’avait tenu en joue quelques mois auparavant et malgré mes tentatives pour me racheter aujourd’hui cette image resterait gravée dans l’esprit de Yasmine. Pour elle, je ne dois pas être si différent que les hommes qui souillent son pays et se cache derrière tout un tas d’excuses bien trouvées et de grandes pointures politique. Ca devrait me peiner d’être considéré de la sorte, mais non. Un huit-clos en compagnie d’une personne qui me craint, c’est comme retrouver le semblant d’autorité et de supériorité que j’ai perdu à l’instant précis où j’ai accepté cet échange de bons procédés. Ma « liberté surveillée » contre une poignée d’informations. Les yeux dans les yeux, j’attends et ce qui sort de sa bouche ne me surprend guère. « Ok, then I'll go straight to the point. Look, I know you're already collaborating, and you don't owe me anything, but... you held a woman captive in Syria for years, and with the conflict going on... you must've had very good contacts... I need them. The rebellion need them... With a connexion to the outside world, to New York, to the news, maybe they could make miracles. You don't have any interests over there anymore, but... I do. ». Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne me le demande : j’étais sûr que le sujet viendrait inévitablement sur le tapis mais je ne m’attendais pas à ce que cela se fasse aussitôt. Je dois bien reconnaître que cette journaliste a du cran. Peut-être un peu trop. Les informations demandées sont très claires, très ciblées… et surtout très dangereuses. Elle pourrait se faire tuer et – bien que Yasmine ne représente rien pour moi – je ne peux pas me risquer à l’envoyer vers une mort certaine. Mon père m’a toujours dit que l’attachement était un signe de faiblesse et – d’aussi loin que je m’en souvienne – j’ai toujours été assez pudique pour ne pas dire carrément froid envers les autres alors pour moi, hors de question que Yasmine voit dans ma réponse une tentative pour la protéger. Je décide donc de tourner la phrase à mon avantage, de me faire passer pour l’égoïste qu’elle pense sûrement que je suis. « J’avais ! Au cas où ça t’aurais échappé, je dois faire le mort assez longtemps pour me faire oublier et trust me, une ardoise comme la mienne est assez difficile à effacer. ». Jouer le lâche, le goujat de première est comme une seconde nature chez moi. C’est même le grand rôle de ma vie ! « Si je t’aide, mon accord avec la CIA devient caduque et ils m’enverront en prison sans passer par la case départ. Yasmine, tu ne veux vraiment pas te frotter à eux, crois-moi ! Leurs services n’est pas gratuits, il vient toujours avec un prix ! Le mien consistait à fermer les yeux sur leurs petits trafics. Tu penses vraiment avoir quelque chose d’intéressant à leur offrir en retour ? ». Je guette sa réaction, curieux de voir si mon argument fait mouche.

Malgré les arguments que j’avance, je ne me sens pas très convaincant. Pourtant, autrefois, je l’étais. Avec un flingue. C’est fou comme une arme peut être un excellent moyen de dissuasion. Ici, je n’ai rien à part ma belle gueule que tout le monde rêve de tabasser : des Vryzakis aux personnes qui je dénonce en ce moment même, en passant par les agents de la C.I.A et sûrement Yasmine. Je dois avoir la tête à claques du siècle. « Crois-moi, je sais à quoi je me frotte, et c’est pas ça qui me fait peur. ». Je pousse un profond soupir, blasé. « Je te demandes pas la Lune, juste quelques noms, je –». Effectivement, elle ne me demande que quelques noms. Quelques noms qui l’enverront probablement vers une mort certaine au moindre faux pas et dont on me tiendra sûrement pour responsable. « Écoutes, je vois bien que t'en as rien à faire, de tout ça, mais... il y a une guerre là-bas, et je l'ai vécue pendant la plus grande partie de ma vie. Tu penses savoir ce qu'il se passe là-bas, ce que le gouvernement fait aux rebelles parce que t'es tombé sur un reportage bidon sur CNN, mais t'en as vraiment aucune idée. Les Américains peuvent presque rien faire là-bas, ils sont à peine acteurs du conflit, ils vont ranger tes contacts dans une boîte alors que... ça sauverait des vies, merde ! ». Je fronce les sourcils, blessé. Je n’en ai pas « rien à faire » comme elle le sous-entend auquel cas je n’aurais jamais accepté de me terrer dans un appartement de Civic Center sous bonne garde pour servir d’indic à la C.I.A mais, bien entendu, pour Yasmine je n’y ai vu que l’intérêt de rester en vie et surtout logé aux frais de la Princesse (ce qui n’est pas totalement faux, je dois bien l’avouer). Yasmine est journaliste après tout ; si je ne lui donne pas ce qu’elle désire, il y a de fortes chances pour qu’elle s’attire des ennuis en fouinant par elle-même alors autant lui donner ce pourquoi elle est venue me rendre visite. « Je sais très bien ce qui se passe là-bas. J’y étais aussi. Pas toujours du bon côté de la barrière, j’avoue… ». J’hausse le ton pour que les agents ne m’entendent pas déchirer un morceau de papier où je m’empresse de griffonner quelques noms et adresses. Lorsque je reprends la parole, j’essaie d’être le plus méprisable possible. « Je suis désolé mais la réponse est non. Je ne peux rien pour toi, ni pour ton pays. ». Sur ce, je lui tends le précieux papier et, d’un seul regard, lui fait comprendre de le dissimuler rapidement. « Ne me demande plus de briser mon accord avec les Etats-Unis ou les chiens de garde ne te laisseront plus franchir le seuil de cet appartement. T'es ma seule compagnie, you know... » - « Eh ! On t’entend parfaitement bien Wickersham ! ». J’adresse une grimace à l’attention de Yasmine pour lui faire comprendre que toute cette mascarade n’était que dans le seul et unique but de tester l’ouïe des agents chargés de ma sécurité et, apparemment, j’avais eu raison. « Tu étais venue pour autre chose ? ».

J’essayais de me racheter auprès d’elle, mais même si Yasmine portait la reconnaissance sur son visage, je n’étais pas totalement à l’aise concernant ma décision. Et si elle se faisait capturer, torturer ou pire encore ? Je l’aurais forcément sur la conscience et la Justice me le ferait payer. Peut-être en m’envoyant croupir dans la même cellule que mon vieux père. Tu parles d’une B.A !  D’autant plus que maintenant, le mal était fait et je préférais ne pas me risquer à la dissuader de renoncer à ses projets. Depuis quand étais-je devenu aussi docile ? Peut-être bien que je l’avais toujours été. Je ne me sentais pas frustré. Bien au contraire. J’avais le sentiment de reprendre le contrôle de mes actes, de mes décisions et de ne plus être le pantin que j’étais devenu pour mon père à la seconde où j’étais entré dans l’US Coast Guard. Nikolas avait toujours exercé une force sur son entourage. Je ne savais pas comment il s’y prenait pour nous atteindre ou nous faire sortir de nos gongs sans qu’on ne puisse y faire quoique ce soit. Cela avait sans doute demandé beaucoup de temps, d’énergie et de sacrifices à mon demi-frère et ma demi-sœur pour le mettre à terre ; aujourd’hui de l’autre côté de la barrière, je me surprenais désormais à voir les choses sous un autre angle et à m’apercevoir du monstre qu’il avait réussir à faire de moi. Il m’avait façonné à son image. J’étais son Frankestein, en quelque sorte.

Alors que je méditais sur la cruauté de mes actes, la voix de Yasmine me coupa et ne fit que m’enfoncer un peu plus dans mes regrets. « Est-ce que tu m’aurais tué ? ». Tandis que ses yeux étaient profondément ancrés dans les miens, je préférais détourner le regard. « Si les USA n’avaient pas déjà été prévenus de la localisation de Jenny, si tu avais pu la récupérer, est-ce que tu m’aurais tué pour l’atteindre ? » insista-t-elle. Les journalistes ont toujours le chic pour vous poser des questions délicates ! Honnêtement, je ne savais pas quoi lui répondre, aussi je décidais de rester évasif. « I have not done this kind of dirty work. I was too valuable to him in the U.S. Coast Guard. I have a lot of bad things. I know I was the puppet of my father for a long time, but I'm not a murderer. This stuff was for Francis and I heard he delegated this to a guy named Max. So... Be careful if you hear that name. ». Ce dernier conseil marquait la fin de leur petite entrevue. Et sûrement la dernière car Yasmine avait obtenu ce qu'elle voulait, il n'y avait plus rien à obtenir de moi.

TO BE CONTINUED