La cafétéria de l’hôpital était l'endroit sur terre qu'Alice détestait surement le plus pour diverses raisons. La première, invariablement, était à cause de la bouffe dégueulasse produite à la chaîne qui avait cette faculté de servir du beurre aux pâtes et non le contraire. Elle avait horreur de devoir égoutter les féculents par dessus son assiette. La deuxième, et pas des moindres, puisait dans cette façon qu'avaient chirurgiens, docteurs et infirmières de rester groupés à leur table en petit comité. Ça avait quelque chose d'impressionnant lorsque l'on ne connaissait pas encore grand monde. Heureusement pour Alice, elle préférait tout aussi bien plier son repas en dix minutes montre en main sans avoir à écouter un collègue déblatérer sur l'endoscopie matinale d'un patient cancéreux. D'une part parce qu'elle semblait toujours croire que ces personnes venaient vanter leurs mérites, et de l'autre, c'était au moins aussi fatiguant de plancher sur un cerveau que d'écouter les commérages de pauvres types qui n'ont pour vie sociale que cet hôpital.

Bien sûr, Alice aurait pu se compter parmi eux. Mais Alice avait Matt, et ça changeait beaucoup de choses. Elle n'avait pas envie de faire ses gardes, ou de rester trop longtemps le soir, parce-que la nuit était son domaine et qu'elle ne voulait rien louper de ses soirées avec lui. Depuis des années, elle n'avait jamais rien trouvé de plus excitant que de voir ce type derrière des platines, ce qui était étonnant lorsque l'on connaissait son dégoût pour la musique qui portait un autre nom que Gorillaz ou Vivaldi. Matt restait son accroche à la réalité en dehors des pathologies et des microbes qui courraient les hostos. Une raison de se lever, de vouloir trouver son reflet canon à travers la glace, d'acheter du rouge à lèvres ultra cher, somme toute, de faire des efforts chaque jours. Ce jour là était un vendredi. Il avait beaucoup plu jusqu'à treize heures et Alice était resté une bonne partie de la journée à préparer le dossier d'un patient tout droit venu d'Inde et qui se demandait encore ce que pouvait bien signifier " Hello, my name is Alice and I am your doctor. ". Bien entendu, on avait cherché n'importe qui pouvant baragouiner un peu d'indien, mais le seul qui aurait convenu était décédé sur le billard la nuit même. Joie.

Elle fixait maintenant la lampe sur sa table de chevet, assise sur son lit. Les caleçons étaient soigneusement pliés, la clé USB tranquillement coincée entre deux plis. Vingt et une heure vingt. Dans l'autre pièce la télé marchait. Elle n'entendait rien mais savait parfaitement que c'était ce présentateur de couleur avec un grain de beauté proéminent sur le menton. Ce n'était pas grave si Matt était en retard. Son job était un enchaînement d'improvisations, et Alice n'avait rien à lui reprocher. Vingt et une heure vingt cinq. Y a le jingle de l'émission qui passe sous les applaudissements. Vingt et une heure trente sept. Merde merde merde. Vingt et une heure trente huit. Connard.

Vingt et une heure trente neuf. Ding dong. Alice déplia ses jambes en lâchant son bippeur qu'elle astiquait rageusement, oubliant les images de son scénario où Matt se faisait hurler dessus en pleurant. Mais elle était quand même sacrément remontée, ce pourquoi elle ne décrocha pas l'interphone et oublia de refermer la porte de son appartement derrière elle. En revanche, elle prit le temps de respirer et de se calmer lorsqu'elle le vit derrière les portes vitrées. Même de là, Alice pouvait comprendre devant son allure un peu ampoulée mais voûtée qu'il avait passé une sale journée, surement. En découlait une conclusion : elle n'arrivait pas à lui en vouloir, et elle ne savait pas faire semblant. Clic clic. Les portes s'ouvrent, elle s'adosse nonchalamment.
- Tu es en retard. Sourire. Elle essaie de chercher son regard dissimulé sous sa casquette Suprême.
- ... entre.

Alice hocha vaguement la tête, et la façon qu'elle avait d'incliner le menton semblait signifier t'en fais pas, pas la peine de t'excuser. Les nuits blanches et elle étaient assez intimes comme ça pour qu'elle prenne le temps d'en inculper les autres. Alors elle eut un simple sourire à son égard et se recula encore un peu pour mieux laisser l'homme entrer. Il avait l'air crevé. Leurs gueules de rats crevés étaient toujours un point commun, inexorablement. Ça avait l'air bête, comme ça, mais Alice comptait silencieusement tout ce qui les rapprochait. Comme un listing qui évinçait sans y réfléchir les mauvais points et les manipulations indésirables. Pour l'exemple, elle ne sentait même pas la colère inspirée par son manque de ponctualité. C'était un enchaînement de circonstances.
- Ça se voit. D'un geste hésitant, elle dessina les cernes sur son propre visage avec un sourire sardonique. Il y eut un espèce de temps mort où chacun d'eux semblait réfléchir à la manière dont ils devaient s'aborder. En échos à ses pensées, Alice trouvait que l'embrassait revenait à officialiser quelque chose d'intime, ce qui était parfaitement idiot puisqu'ils s'étaient envoyés en l'air un nombre de fois non négligeable. Dans son esprit, cependant, il y avait une parfaite dichotomie entre un baiser et une partie de jambe en l'air. La baise, c'était pour briser la glace. Du coup, lorsque Matt s'approcha pour déposer ses lèvres au côté des siennes, Alice ferma les yeux et ne s'empêcha pas de sourire allègrement. Au moins, ils étaient également d'accord à ce sujet.

- Reste ici ce soir. On aura qu'à.. - haussement d'épaules - Regarder un film en se pelotant. Sans se départir de son rictus moqueur, elle finit par hocher la tête à la question précédente qu'il lui avait posé. Le gardien de l'immeuble, le dos droit comme un piquet dans son uniforme, lorgnait sur le DJ en plissant le nez. Alice ne s'en formalisait plus. On s'habituait au luxe et à ces gens qui pensaient faire parti d'une élite sociale. Elle glissa sa main jusqu'au poignet de l'homme pour l’entraîner à l'intérieur. Ils passèrent devant Frank et son air de pitbull sans un mot.

Comme à chaque fois, la présence de Matt semblait soulever plusieurs questions prétendument existentielles sur la propre vie d'Alice. Des mecs qui lui étaient passés entre les jambes, il y en avait eu pas mal mais elle ne semblait pas prendre ça comme de la débauche. Pour elle, c'était un moyen comme un autre de rester connectée à la vie sociale. Alice se demandait encore parfois ce qui l'avait poussé à se perdre dans des études pareilles, en sachant pertinemment qu'elle sucrerait beaucoup de chose de sa vie. Elle s'était même faite à l'idée d'abandonner toute perspective de vie de famille. Maintenant, non seulement Matt Serkine était toujours là après près de quinze parties de baises, mais elle espérait toujours le revoir, et pas que pour la bête à deux dors. Ça avait un côté particulièrement flippant, ces trucs là arrivaient à l'Autre, à l'instar des gens qui pensaient que la maladie, le cancer, les MST et ces conneries ne pouvaient pas les atteindre jusqu'à ce qu'ils débarquent à l'hôpital complètement flippés.
- Plusieurs. Mais j'en ai vue mourir aussi. Sourire. Elle ne désirait pas refroidir l'ambiance mais la mort était un sujet de plaisanterie courant dans son monde. Il valait mieux, du reste, c'était le genre de chose que l'on apprenait aussi durant les années de lobotomie.

- Et toi ? Tu les as fait rêver avec la quatre fromages et tes platines ? Il fallait voir les choses comme elles étaient, aussi. Ça servait d'être terre à terre. Matt lui était intrinsèque, nécessaire. Il restait pourtant le livreur de pizzas et, bordel, qu'est-ce que ça ferait gueuler sa mère. - Je te propose Shining, l'armée des morts, Watchmen, des comédies romantiques, euh. Desperate housewives saison deux et trois. Pendant qu'elle réfléchissait au tas de dvd mal rangé, Alice avait disparu derrière la porte du frigo pour en sortir le pack de bières ( allez ma vieille, profite tant qu'il en est encore temps ) et se planta devant l'homme.

- Sauf si tu préfères que l'on se déshabille maintenant.