«   Qu’est-ce que tu veux manger ce soir ma puce ? » demandais-je à Elisabeth, ma fille, tout en m’aidant de mes mains pour lui parler en langage des signes. Celle-ci fit une petite pause avant de faire sa petite bouille songeuse que j’aimais temps. Elle se rapprocha de moi près du réfrigérateur ouvert, et regarda son contenu attentivement. Je caressais rapidement ses cheveux, avant de reprendre. «   Que penses-tu de spaghettis à la bolognaise ? » lui proposais-je alors, toujours moitié paroles, moitié langage des signes. C’était d’ailleurs devenu mon quotidien à présent. La maison était vide de son, sauf lorsque j’étais la personne qui parlait. Ma fille réussissait à parler quelques fois, mais c’était bien rare. Apparemment, cela la gênait beaucoup de parler. J’imaginais que lorsque l’on ne pouvait pas s’entendre, la sensation devait en effet être étrange. Mais nous nous étions tous les deux habitués. Depuis qu’elle avait fait sa méningite et avait perdu son ouïe, nous avions dû organiser les choses différemment. Déjà, nous avions tous deux dû apprendre le langage des signes, pour pouvoir communiquer. En effet, à quatre ans, elle ne savait pas encore lire ni écrire, ce qui rendait les choses plus délicates. Mais heureusement, j’avais réussi à trouver une association spécialisée et celle-ci avait été d’une grande aide. Puis moi-même avais fini par les aider en créant une école spécialisée pour les enfants – et adolescents maintenant – sourds, malentendants ou muets. Une première à New York où, avant, les enfants ne pouvaient suivre leurs cours que par correspondance, à l’aide d’un professeur particulier. Mais comment priver aux enfants la compagnie des leurs ? Ils avaient besoin de sociabilité, et si les écoles n’avaient pas de personnels adaptés, alors il fallait créer une école spécialisée, tout simplement. Ou du moins, c’était ainsi que j’avais réagi. Peut-être parce que je n’avais pas l’habitude que l’on me dise non ? Ou parce que j’avais assez de ressources pour le faire ? Je fus coupée de mes pensées lorsque la sonnette d’entrée sonna. Prévenant Elisabeth, j’allais dans l’entrée pour ouvrir. Et quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’aperçus Soshka, une jeune femme que j’avais aidée fut un temps, et avec qui les choses avaient … dérapées en quelque sorte quelques jours auparavant.

J’adorais Soshka, mais elle pouvait être … intrusive. Vraiment intrusive. D’ailleurs, on ne se serait probablement pas rencontré si elle ne l’avait pas été. Après tout, elle m’avait demandé de la déposer quelque part, sans même me connaître. Juste elle était venue me voir, lorsque nous étions tous deux à l’aéroport, m’avait rapidement salué et m’avait ensuite directement demandé de la déposer quelque part. Mais elle ne savait pas où elle voulait aller. Elle m’avait un peu fait de la peine ce jour-là, dans la voiture, alors qu’elle me racontait son histoire. Et c’était d’ailleurs probablement pour cette raison que je l’avais invitée à rester chez moi quelques jours. Après tout, ma maison était grande – c’était peu dire – et j’avais plus de chambres que je n’en avais besoin. Et puis j’avais toujours été d’un naturel confiant. Ce n’était pas que j’étais plus sociable que la moyenne, mais j’avais toujours tendance à voir le bien chez les autres et donc accordais assez facilement ma confiance. Et puis, Soshka, on pouvait en dire beaucoup sur elle, mais elle n’était pas dangereuse, au contraire. Je ne l’imaginais pas faire de mal à une mouche, c’était dire. Mais là, revenir comme si de rien n’était alors qu’elle m’avait quasiment saoulé quelque jours auparavant et que ça nous avait conduit à passer la nuit ensemble, c’était tout de même un peu exagéré, même venant d’elle. Et c’était donc pour cela qu’en ouvrant la porte, mes yeux s’agrandirent de surprise directement en la voyant. « Salut … » lui répondais-je un peu en retrait. Elle ne me laissa même pas le temps de l’inviter à entrer ou de lui demander ce qu’elle pouvait bien faire ici, chez moi, puisqu’elle le fit d’elle-même. Levant les yeux au ciel, je fermais la porte d’entrée et suivait la jeune femme. Un sourire fit tout de même son apparition, tandis qu’elle saluait ma fille en langage des signes. C’était un sentiment étrange, mais j’étais toujours heureux lorsque des personnes accordaient leur attention à Elisabeth et à son handicap. Bref, lorsqu’elles n’étaient pas centrées que sur leur petite personne, j’imagine. « Ton écharpe ? Je t’avoue que je n’y ai pas vraiment fait attention … Ça dépend depuis combien de temps tu la perdue, on va dire … » lui répondais-je tout en me grattant la tête de gêne. Puis Soshka redevint Soshka, et commença à aller vers la cuisine pour se faire un thé. Un petit rire m’échappa tandis qu’elle m’en proposait un. Après tout, si j’avais eu envie d’un thé, je m’en serais fait un, mais bon … « Fais comme chez toi. » finissais-je par lui dire pour l’inviter à se faire son thé. Même si je n’étais pas vraiment sûr que lui dire cela était une très bonne idée.

Soshka n’avait beau être resté seulement quelques jours chez mois, il y a quelques années maintenant, elle avait l’air de se souvenir parfaitement de tout. Bon, en même temps, nous avions gardé contact après qu’elle ait trouvé un autre logement et un travail et elle était donc souvent revenue chez moi. La voir ainsi avec Elisabeth m’émouvait réellement. Soshka était jeune, on pouvait donc penser que les enfants ne l’intéressaient pas – c’était d’ailleurs ce que j’avais pensé lorsque je l’avais hébergée – mais elle avait réussi à créer un lien avec ma fille, et je lui en étais reconnaissant pour cela. Elisabeth n’avait que peu de repères féminins, il fallait bien l’avouer et cela ne pouvait que lui faire du bien. Mais la gêne revint rapidement, tandis qu’elle disait qu’elle avait bien dû se déshabiller chez moi pour une raison ou une autre. Je me demandais si elle était sérieuse ou non. Après tout, avec elle, on ne pouvait jamais être réellement sûr. Et puis, ce soir-là, nous avions bien bu aussi – enfin, elle m’avait surtout forcé à boire, ou du moins, c’était comme ça que je le voyais. Donc peut-être avait-elle oublié ? Même si cela me semblait étrange. Après tout, je n’avais jamais entendu de cas de personne oubliant une nuit après avoir abusé de vin. De la téquila, je veux bien. Mais du vin … « Regarde dans la chambre sinon … » répondais-je, toujours en me grattant la tête de gêne. Non, elle se jouait forcément de moi, ce n’était pas possible autrement. Abuser du vin, et bien cela faisait ce qui s’était passé entre nous quelques jours auparavant. Mais cela ne faisait pas oublier des choses de ce type, c’était certain. Je la regardais préparer son thé, toujours en me posant des questions. Puis lorsqu’elle me proposa du vin, je sus alors qu’elle se fichait de ma tête, et qu’elle ne faisait que me taquiner – ce qui était bien son genre en même temps. « Non, je pense que je vais éviter le vin avant un bon moment … » lui dis-je dans un petit rire.

J’aurais bien aimé que les choses redeviennent comme avant. En un claquement de doigts, la gêne disparaitrait et ne reviendrait plus s’immiscer entre nous. Surtout que je considérais Soshka un peu comme ma petite sœur. Heu non, petite sœur n’était pas le bon terme. Je ne m’imaginais pas vraiment faire avec mes petits frères ce que j’avais fait avec la jeune blonde. Une protégée on va dire ? Oui, une protégée, c’était un bon terme. D’ailleurs, j’étais un peu son protecteur en quelque sorte, non ? Je l’avais accueillie chez moi lorsqu’elle n’avait nulle part ailleurs où aller et l’aurait même hébergée plus longtemps si elle l’avait souhaité. J’avais même été prêt à l’aider à tirer son épingle du jeu, à utiliser mes contacts pour lui trouver un travail. Mais elle avait préféré refuser, voulant probablement se prouver à elle-même qu’elle en était capable. Donc, oui, j’aurais bien aimé que les choses redeviennent comme avant. Et c’est pour cela que j’avais essayé de sortir un petit rire amusé en déclinant sa proposition de me servir du vin. Mais maintenant qu’elle était partie dans ma chambre pour chercher son écharpe, je ne pouvais pas vraiment cesser d’y penser. Nous avions couchés ensemble. Depuis que ma femme était morte, je n’avais jamais été intime avec une autre. C’était étrange, mais j’avais toujours eu l’impression que si je couchais avec une autre femme – ne parlons même pas de relation de couple – je la trahirais, en quelque sorte. Et c’était exactement ce que je ressentais en ce moment-même. Je l’avais trahie. Et c’était probablement pour cela que j’en voulais à Soshka. Je savais très bien qu’elle n’était pas la seule responsable dans l’histoire, mais elle était quand même celle qui m’avait « poussé » à boire autant. Et donc la raison pour laquelle j’avais trahie Eleanor. Puis Soshka revint dans la cuisine et sortit une phrase que je n’aurais jamais cru un jour entendre de sa bouche. « Je suis désolée Ali, pour la nuit dernière » s’exusa-t-elle, me laissant pantois. « Ça se reproduira plus, si tu veux. » rajouta-t-elle ensuite. Ce n’était pas que je ne voulais pas, c’était plutôt que je ne pouvais pas. Et ce fut exactement ce que je lui répondis, dans un petit sourire plus triste que je ne l'aurais voulu. « Ce n’est pas que je ne veux pas Soshka. C’est que je ne peux pas. Je sais que ça fait plus de six ans qu’Eleanor est morte maintenant mais … mais je ne m’en sens pas capable, c’est tout. C’était très bien hein. Vraiment, on ne peut pas dire le contraire. Mais maintenant, la seule impression que j’ai, c’est d’avoir trahie ma femme. »

Depuis la mort d’Eleanor, plusieurs choses avaient changées dans ma vie. Déjà, l’arrivée d’Elisabeth – ma femme étant morte en lui donnant naissance – qui m’avait pris du temps à m’acclimater.  Entre les premiers instants de sa vie, où je n’avais tout simplement pas pu l’accepter, la rendant responsable de la mort de sa mère, et le moment où je l’avais pris dans mes bras pour la première fois, beaucoup de pensées s’étaient enchaînées dans mon esprit. Puis j’avais pris la décision de déménager. De quitter Londres. Bien sûr, je savais que je restais toujours numéro deux pour la succession, après mon père, et me devais d’être présents lors de certaines obligations, mais j’avais réussi à m’éloigner de tout cela, laissant mes frères prendre ma place, en quelque sorte. Puis Elisabeth avait eu sa méningite, qui l’avait rendue sourde. A cette époque, tout ce qui m’importait était le fait qu’elle ait survécu – la méningite pouvant être mortelle chez les enfants. Finalement, l’acclimations avait été plus simple à ce moment-là. J’avais rejoint une association spécialisée, et finis par créer une école pour sourds, malentendants et muets, dans le but que ma fille soit scolarisée normalement et surtout sociabilisée – après tout, elle était handicapée oui, mais pas pestiférée non plus. Mais pendant ces six années, une chose n’avait absolument pas changé. Ma vie sentimentale. Bien sûr, j’avais fait quelques essais. Mais je n’avais jamais pu aller jusqu’au bout, ayant l’impression de tromper Eleanor au moindre baiser échangé. Autant dire que passer la nuit avec Soshka m’avait finalement fait plus de mal que de bien. Sur le moment, j’avais ressenti l’inverse et m’étais senti bien. Mais cela devait probablement plus être dû à l’effet du vin qu’autre chose. Puisqu’à la seconde où je m’étais réveillé, j’avais commencé à culpabiliser en pendant à ma femme. Je savais pourtant qu’il faudrait bien, qu’un jour, je tourne la page. Mais je ne m’en sentais tout bonnement incapable. Et c’est ce que je finis par expliquer à Soshka. « Alors c’est parti. Viens, on sort. » finit-elle par proposer – ou ordonner plutôt, avec Soshka, je n’étais jamais sûr. Je m’apprêtais à répondre, quand elle m’interrompu de nouveau. « On sort tous les trois. On va se changer les idées. J’ai mon écharpe maintenant, je peux braver le froid. La nuit dernière, on en parle plus. C’est derrière nous, d’accord ? Alors attrape Lili, on l’emmène au parc. » Un petit rire m’échappa en l’entendant - et en la voyant surtout – demander à Elisabeth si une sortie au parc la tentait. Bon, elle avait bien signé le mot parc, ce qui suffit à enchanter ma fille, déjà aux anges. « Très bien, allons-y ! » acceptais-je en roulant des yeux, pas sûr d’avoir réellement le choix de toute façon, avant d’habiller Elisabeth de son manteau – et de son écharpe ! – et de faire la même avec moi.