Apparemment, même au chef de la chirurgie on pouvait lui demander de prendre quelques jours pour se reposer et améliorer son état de santé. Cela faisait trois jours maintenant que je m’étais évanoui à cause d’une sous-alimentation et de manque de sommeil. Tout le monde m’avait enguirlandé, c’en était presque impressionnant. Même Melissa, ma femme. Etrangement, elle avait semblé montrer des signes d’inquiétude à mon sujet. En même temps, après dix-huit ans de vie commune, j’imagine qu’on finissait par ressentir un petit quelque chose tout de même. Je ne savais pas quoi, mais je le ressentais aussi. Ce n’était pas de l’amour – je savais enfin à quoi celui-ci ressemblait grâce à Kaleyna – ni de l’amitié – si je comparais ce que je ressentais pour Vitaly et pour Melissa, c’était totalement différent – ni sexuel – nous ne couchions même plus ensemble depuis ma rencontre avec Kaleyna. Je ne savais donc pas du tout ce que cela pouvait bien être. Un sentiment familial peut-être ? Après tout, elle était la mère de ma fille ! Et puis, si j’avais culpabilisé aussi à son encontre depuis le début de ma relation extraconjugale, c’était bien que je la considérais tout de même comme ma famille. Mais bon, j’étais tout de même pressé qu’Alexis atteigne ses dix-huit ans – soit dans un an – pour que je puisse enfin demander le divorce sans avoir peur qu’un juge ne donne sa garde à ma femme. Les juges donnaient tout le temps la garde des enfants, et il était hors de question que je ne perde ma fille. Après tout, c’était moi qui m’étais occupé d’elle depuis toujours, Mélissa étant toujours restée en retrait. Et puis, elle n’avait jamais travaillé, préférant rester à la maison – sans pour autant s’occuper ni d’Alexis, ni de la maison, je ne la considérais pas comme femme au foyer. Je ne savais pas ce qu’il en était de ma relation avec Kaleyna, mais avec ou sans elle, je divorcerais dès que ma fille sera majeure. « Hey ! Ça va ? » demandais-je en arrivant au café où mon meilleur ami m’attendait.

Même si les deux jours où j’étais resté à l’hôpital – en tant que patient – m’avait permis de me refaire gagner quelques kilos, je savais qu’il me faudrait un bon moment avant de redevenir comme avant. Comme avant quoi d’ailleurs ? Est-ce qu’il fallait que je redevienne comme avant ma rupture avec Kaleyna ? Donc heureux, souriant, connaissant enfin l’amour ? Ou comme avant ma rencontre avec Kaleyna ? Lorsque je me satisfaisais de Melissa et que j’étais dans le déni ? Pas déni amoureux, parce que j’avais toujours su que je n’étais pas amoureux d’elle. Mais dans le déni en général. A penser que, malgré tout, c’était une bonne vie. Peut-être que ce serait plus simple, de retourner dans le déni … Mais comment oublier ce que Kaleyna et moi avions partagé ? « Ça peut aller. » répondais-je à mon meilleur ami d’une petite voix fatiguée. Vitaly était la seule personne à être au courant pour Kaleyna. Déjà parce que je le connaissais depuis toujours – et ce n’était pas un euphémisme, puisque nous nous étions réellement rencontré au jardin d’enfants – et aussi parce qu’il vivait une situation assez similaire. Pas exactement la même, puisque lui était amoureux et de sa femme, et de sa mais déjà avec lui je ne me sentais pas jugé, et surtout je me sentais compris. Bref, un peu le rôle d’un meilleur ami dans un sens, non ? « Comme si un café pourrait ne pas m’aller ! » m’exclamais-je dans un petit rire. Est-ce que je lui parlais directement de mon nouveau dilemme ou est-ce que nous parlions de tout et de rien avant ? Je décidais d’aller droit au but, après tout, il ferait la même chose de son côté. « Quand je me suis réveillé, Kay était près de moi … Et les médicaments faisant leur effet, je lui ai un peu proposé de le dire à ma fille. Sauf que j’ai un peu les pieds sur terre à présent … Mais en même temps, elle me laisse un mois pour le lui dire et si je le fais, on se remettra ensemble … »

Kaleyna m’avait demandé d’aller mieux et de me nourrir convenablement à nouveau. Mais comment pouvait-elle attendre cela de moi, alors que je risquais de la perdre ? Comment étais-je supposé me remettre de notre relation ? J’avais enfin découvert l’amour, je savais enfin à quoi cela ressemblait, ce que cela procurait, et elle me demandait d’oublier ces sentiments ? Comment pourrais-je faire cela ? Comment pourrais-je oublier tout ce que je ressentais ? Je n’en avais aucune idée. Et c’était donc pour ça que je m’accrochais à ce petit bout d’espoir. Cet espoir que si je parlais à ma fille de nous deux, si je la lui présentais, nous nous remettions ensemble à nouveau. Je voulais m’y accrocher. Mais je ne savais pas si j’étais capable de l’avouer à Alexis. Comment dire à sa parfaite fille, à son rayon de soleil, à celle qui m’admirait le plus au monde, que j’étais en fait qu’un infidèle qui trompait sa mère depuis deux ans. J’avais voulu attendre avant de demander le divorce, pour ne pas qu’un juge ne décide de placer Alexis avec sa mère. Mais je m’étais alors dit qu’une fois le divorce prononcé, je pourrais attendre un peu, et lui présenter ensuite Kaleyna. De cette façon, Alexis aurait cru que j’avais rencontré mon amante après mon divorce. Mais apparemment, tout ne se passait pas comme je l’avais souhaité. Le karma probablement. Après tout, je trompais ma femme depuis des années, cela ne serait pas normal que tout se passe bien pour moi. « Si je ne fais rien, on ne se remettrait pas ensemble. Jamais Kay n’irait le révéler elle-même voyons. Elle veut que je le dise à ma fille. Elle ne veut plus que notre relation soit secrète et donc elle veut commencer par la personne la plus importante dans ma vie. Ce que je veux, c’est me remettre avec Kay. Ça c’est sûr. Mais et si je me mettais Alexis à dos ? Et si elle finissait par me détester ? »

Je n’aurais jamais pu penser ressentir ce que je ressentais pour mon amante. Jamais je n’aurais cru que l’amour ressemblait à ça. Bien sûr, mes parents étaient très amoureux l’un de l’autre – et toujours autant aujourd’hui, après près de quarante ans ! – et j’avais donc eu ce modèle pendant toute mon enfance. Mais lorsque j’avais mis Melissa enceinte, même si je n’avais alors que 17 ans, j’avais voulu faire les choses bien. Pour moi, c’était ça être catholique en fait. C’était ce que j’avais toujours appris. Et puis, c’était ma responsabilité non ? Je l’avais mise enceinte et je devais donc assumer. Et lorsqu’Alexis est née, j’avais arrêté de me poser des questions. Je voulais son bonheur à elle. Elle passait en premier. J’avais donc décidé d’épouser sa mère. Pas forcément pour que ses parents soient mariés ou autres choses dans ce style, mais plutôt parce que je n’avais pas voulu être séparé d’elle. Je voulais qu’elle vive sous mon toit, tout simplement et pour cela, j’avais dû partager mon toit avec Melissa. J’aurais dû écouter mes parents. Ils m’avaient bien dit que je finirais par regretter ce mariage parce que l’amour, ce n’était pas ça. A l’époque, je ne pensais pas à l’amour, tout simplement. Je pensais que c’était la chose à faire. Je n’aurais jamais pensé que je tomberais amoureux une quinzaine d’années plus tard. « Je ne sais pas si ma fille peut me détester. On est tellement proches, tu sais ? Mais j’ai cette peur, cette boule à l’estomac qui ne veut pas partir. Et oui, Kaleyna sait dans quelle position elle me met. Mais est-ce qu’on peut vraiment la blâmer ? Tu ne connais pas son passé, et ce n’est pas à moi à t’en parler, mais voilà, toute sa vie elle a dû se cacher. Elle ne cesse pas de se cacher en fait. Et comment est-ce que je pourrais lui demander de continuer en amour ? »

« C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas entretenir une liaison avec elle. Je n’ai jamais voulu la mettre dans cette position. Mais mon égoïsme m’a empêché de prendre la bonne décision. Et c’est toujours le cas aujourd’hui. Je suis tellement égoïste qu’au lieu de la laisser me quitter et la laisser passer à autre chose, j’essaye de la convaincre de se remettre avec moi. Et donc de se retrouver à nouveau dans cette situation. » répondais-je, honteux. Je me demandais à quoi ma vie ressemblerait aujourd’hui si je n’avais jamais croisé la route de Kaleyna. Ou même si je l’avais croisé ce jour-là à l’hôpital, à batailler avec une machine à café, mais que rien d’autre ne s’était passé. Si je ne m’étais pas intéressé un peu plus près au cas de son grand-père par exemple. Si je n’avais pas fait en sorte de rendre disponible notre meilleur chirurgien cardio – qui était également un ami. D’ailleurs, encore aujourd’hui, je me demandais pourquoi j’avais tant voulu l’aider. Après tout, j’avais énormément de patients à m’occuper avant de penser à ceux qui ne dépendaient pas de mon service – j’étais alors simplement chef des urgences – et encore moins à leur famille. Surtout que la première fois que je l’avais rencontrée, elle avait encore ce masque qu’elle ne cessait – encore aujourd’hui – de porter avec des inconnus. J’avais envie de penser que tout cela était l’œuvre de Dieu. Qu’Il avait voulu que je rencontre le véritable amour, que c’était mon destin. D’une, cela me faisait un déculpabiliser. Et de deux, de cette façon, je me disais que mon pêché sera donc forcément pardonné. « Oui, je vais le lui dire. Je n’ai pas vraiment le choix de toute façon. C’est ça ou dire adieu à Kaleyna. Et comme je l’ai dit, je suis trop égoïste pour ça. Et j’espère juste qu’Alexis me pardonnera. » lui dis-je avant de commencer à m’intéresser à sa situation à lui. Après tout, je n’étais pas le seul à avoir des problèmes et Vitaly avait la particularité d’aimer et sa femme, et son amante. « Et toi, ça se passe comment avec Serena et Lindsay ? »

Je n’arrivais pas à m’enlever cette question de ma tête. Cela tournait, tournait et tournait encore. Que se serait-il passé si Kaleyna et moi n’avions jamais sauté le pas. Est-ce que je serais toujours dans le déni ? A me dire que finalement, ma relation avec Melissa n’était pas si mal. Qu’il y avait pire. A me dire que peut-être qu’un jour, je finirais par ressentir pour elle ce que mes parents ressentaient l’un pour l’autre. Est-ce que je continuerais à avoir des rapports sexuels avec elle ? Après tout, j’avais arrêté tout rapport peu de temps après ma rencontre avec Kaleyna. Je n’avais alors même pas encore réalisé qu’elle m’attirait, mais sans savoir pourquoi, je n’arrivais tout simplement plus à coucher avec ma femme. Cela en était même venu à me dégoûter. Est-ce que j’aurais fini par quand même être dégouté par ces rapports ? Ou était-ce ma rencontre avec Kaleyna qui avait tant chamboulé ma vie ? J’étais sûr à 99% que la deuxième solution était la bonne. Mais cela ne m’empêchait pas de trouver mon comportement égoïste. Vitaly disait que c’était simplement de l’amour démesuré … « Peut-être … Je ne sais pas … » répondais-je pensif. Peut-être que si mon amante m’avait confié son histoire dès le début, le fait qu’elle se cachait depuis le jour de ses dix-huit ans. Peut-être qu’alors, cela m’aurait arrêté. J’en serais venu à la conclusion que je ne pouvais pas lui demander de se cacher également dans sa vie sentimentale. Mais j’avais appris son passé deux ans après le début de notre aventure. Autant dire que j’étais bien trop accro à elle pour alors penser comme une personne normale. J’en étais venu à me rendre malade lorsqu’elle avait rompu avec moi. J’en étais venu à arrêter de me nourrir convenablement et à m’évanouir – devant elle en plus ! « Je ne pense pas que disparaître de leur vie serait le plus simple, bien au contraire. Et puis tu as vu ce que ma rupture a fait sur moi non ? Je ne veux pas que ça t’arrive. Je te préviens, tu n’as pas intérêt à te retrouver dans mon hôpital un jour ! Je risquerais de te remonter les bretelles à un point. La colère de ta mère ne serait rien comparée à la mienne ! » répondais-je dans un petit rire rien qu’à l’idée.

Je m’en voulais de ne pas pouvoir être d’une meilleure aide pour mon meilleur ami. Il vivait une situation très difficile,  peut-être même plus difficile que la mienne d’ailleurs. Après tout, je n’étais amoureux que d’une seule personne et le fait de divorcer ne me faisait strictement rien. Bien sûr, il fallait que Kaleyna accepte d’attendre que ma fille soit majeure pour que je n’aie pas à prendre le risque que le juge accorde sa garde à ma femme. Donc en soi, ma situation n’était pas bien compliquée. Dans un an, je demanderais le divorce et m’installerais avec mon amante. Et si ma fille acceptait notre relation et s’installait avec nous, alors je serais le plus heureux des hommes. Et même si j’avais très peur de décevoir ma fille, et qu’elle m’en veuille, au fond de moi, je savais que ce ne serait pas le cas – ou tout du moins, je l’espérais. Après tout, ma fille était une des personnes la plus romantique que j’avais rencontrée. Elle vivait complètement dans ses romans et films d’amour et elle-même rêvait d’un grand amour qui la consumerait – j’espérais simplement ne pas comprendre le verbe consumer de la même façon qu’elle parce que je ne voulais pas avoir à l’imaginer comme sexuellement active. Donc elle devrait comprendre qu’ayant la possibilité de vivre cet amour me consumant – et cette fois-ci dans tous les sens du terme – je choisisse de le vivre, non ? Bref, en soi ma situation n’avait rien à voir avec celle de mon meilleur ami, ce qui faisait que je ne savais pas du tout comment je pourrais l’aider. « Peut-être qu’en effet tu pourrais le leur dire. Dire à Serena que tu la trompes avec sa sœur. Et dire à Lindsay que tu aimes quand même Serena. Et la personne qui te pardonnera sera celle qui t’aimera le plus … » proposais-je, sachant pertinemment que mon idée était plus que stupide. Après tout, faire souffrir les deux femmes de sa vie pour ne pas avoir à faire de choix, là c’était plutôt égoïste …

Je me demandais finalement ce qui était le pire. Sa situation, ou la mienne ? Je pensais que c’était la sienne. En effet, ma femme et moi ne nous étions jamais réellement aimés. Je ne la ferais donc pas souffrir lorsque je demanderais le divorce. Bien sûr, je devais attendre encore un an avant de vivre mon amour avec mon amante en plein jour, à l’extérieur, mais lorsque je demanderais le divorce, personne ne souffrirait. Alors que Vitaly et sa femme s’étaient mariés par amour. Et il était tombé amoureux de la sœur de sa femme – ce qui était probablement pire que d’une inconnue d’ailleurs – et en plus de souffrir lui-même en devant faire un choix, il ferait également souffrir la personne qu’il ne choisirait pas. Donc au final, ma situation était moindre comparée à la sienne. Mais bon, ce n’était pas une raison pour proposer un conseil aussi stupide que celui que je lui avais proposé. Il devait bien y avoir une solution quelque part à son problème. Personne n’avait écrit à ce sujet ? Ce serait tellement plus simple si la solution se trouvait quelque part, dans un livre. Parce que je me sentais réellement impuissant – et ce n’était pas ma fatigue liée à mon manque d’alimentation qui me rendait ainsi – à ne pas pouvoir l’aider. Bon, bien sûr, je lui offrais mon oreille attentive, mais était-ce suffisant ? « Il va bien falloir que tu choisisses un jour, tu sais ? » répondais-je d’une petite voix, sachant pertinemment que ce serait plus facile à dire qu’à faire. « Peut-être que justement ton choix peut se porter sur celle qui a le plus la même idée de la famille que toi ? Tu veux des enfants non ? Donc est-ce que les deux en veulent ?  » continuais-je à essayer de l’aider à trouver une solution. « Peut-être que tu peux choisir par élimination, tu sais … »