Je crois pouvoir dire sans trop m’avancer que j’ai beaucoup changé. L’adolescente irresponsable et borderline que j’étais en arrivant à New-York s’est transformée en une mère de famille responsable qui s’efforce de concilier au mieux ses rôles de femme d’affaire et de maman. Evidemment, je ne suis pas parfaite et il m’arrive encore de faire des faux pas, mais j’essaye toujours de faire au mieux. Entourée d’amis aimants et sérieux, j’ai également renoué avec ma famille. Aujourd’hui, je me sens bien, presque épanouie. Je n’ai peut-être pas trouvé l’homme idéal, mais ça ne me tracasse pas outre mesure. L’important étant que je me sente soutenue, aimée et entourée. Quand je regarde dans le miroir, il m’arrive encore d’apercevoir la gamine fragile qui s’est réfugiée dans la drogue pour échapper à ses souffrances. Cette petite était faible et désespérée, elle n’avait nulle part où aller et surtout personne sur qui se reposer. Je ne suis plus cette femme et même s’il existe toujours chez les anciens toxicomanes un risque de replonger, je pense être à même de l’éviter. Par précaution, j’ai tout de même choisi de faire partie d’une association. J’y suis inscrite depuis plusieurs années et ai récemment accepté de parrainer une jeune femme. Elle s’appelle Azkadeliah et la pauvre en a bavé. Violée et salie, la brunette n’a eu d’autre choix que de sombrer dans la drogue pour échapper à son quotidien sordide. Comment l’en blâmer ? Comment lui replonger cette faiblesse, cette envie de lâcher prise, d’abandonner ? Il est facile de juger les autres, mais quand on a soi-même été au sixième dessous, on est tout de suite plus tolérant. On devient tellement plus ouvert d’esprit, tellement plus compatissant que même le fait d’être appelé à toute heure du jour ou de la nuit ne nous pose pas de soucis. « Ecoute-moi bien, ma belle. Tu vas t’asseoir et essayer de te calmer. Le temps de trouver une solution pour ma Soraya et j’arrive. D’accord ? » Elle acquiesce à l’autre bout du combiné. Si tôt dit, si tôt fait, je vais frapper chez ma voisine du dessus, prétexte une urgence et lui confie ma fille.

UN PEU PLUS TARD.
La porte est fermée quand j’arrive devant chez elle, mais je me permets quand bien même d’entrer dans l’appartement. Vu les circonstances, je pense en effet pouvoir faire fi de toutes convenances. « S’il te plait, j’ai besoin… non…si… je sais plus ! » Un simple coup d’œil me permet de comprendre qu’elle est en manque. Alarmée par son état, je me précipite à son chevet et l’enroule de mes bras. « Ça va aller, je te jure que ça va aller… Je sais que c’est très douloureux, mais je te promets que ça va finir par passer. On va y aller en douceur, pas à pas, mais tu vas t’en sortir. Fais-moi confiance, Az… » dis-je en tentant de la rassurer.

Azkadeliah se blottit contre moi et je frictionne son dos à l’aide de ma main en espérant que ça parviendra à la réchauffer un tant soit peu. Elle est en manque et cette sensation est horrible. Notre corps s’enflamme, nos muscles se raidissent et la douleur est tellement insupportable qu’on serait prêt à faire n’importe quoi pour s’en défaire. Pour l’avoir vécu avant elle, je sais comme le sevrage peut-être difficile, mais elle doit en passer par-là si elle espère décrocher un jour. C’est une étape nécessaire et indispensable à sa « guérison ». « J’ai mal » gémit-elle en claquant des dents. « Je voulais juste que ça s’arrête. Je voulais juste oublier ce qu’ils m’ont fait » Elle ferme les yeux et serre les paupières comme pour chasser le souvenir de son agression. Je peux à peine imaginer ce qu'elle a pu ressentir, car ce qu'elle a subi est tout simplement insoutenable, mais je la trouve déjà très courageuse. Beaucoup de femmes auraient sombré ou attenté à leur propre vie si elles avaient été à sa place, mais malgré tout Az a tenu bon et même si ce n'est pas grand-chose, je trouve ça très encourageant. « S’il te plait, juste une fois, une petite dose, donne-moi en une s’il te plait » Pour toute réponse, je lui lance un regard désolé. « S'il te plait. Donne-moi quelque chose. N'importe quoi du moment que ça s'arrête. De l'aspirine même. Je t'en prie c'est trop dur, j'ai trop mal. Ça brûle à l'intérieur, ça… » Je me pince les lèvres et me détache d’elle quelques minutes pour aller à la cuisine lui chercher un verre d’eau. « C’est tout ce que je peux te donner Az, je suis vraiment désolée… Je sais que c’est douloureux, que tu as l’impression que ton cœur, ton corps tout entier va imploser, mais avaler, ne serait-ce qu’un comprimé d’aspirine, serait trop dangereux… Cela te ferait replonger à coup sûr… Allez bois-ça… Et même si tu n’en as aucune envie, il faudrait aussi que tu essayes de manger un peu… » Pour toute réaction, la jolie brune hoche la tête. « Tu préfères qu’on aille à l’hôpital ? Peut-être que ça te ferait du bien de voir des spécialistes ? » Je sais que ma proposition est risquée, mais je préfère lui poser la question, au cas où je ne parviendrais pas à la calmer.

Pour toute réaction, elle éclate d’un rire nerveux. Surprise, je fronce les sourcils. Moi qui pensais lui redonner confiance en elle, j’ai tout faux. « Je suis amoureuse de lui, c’est totalement idiot mais je n’arrive pas à m’empêcher de l’aimer. » Ce n’est pas idiot. Je suis déjà passée par-là avec le père de ma fille. Quand je l’ai rencontré, je savais pertinemment qu’Aidan était tout sauf bon pour moi, mais ça ne m’a pas empêché de tomber sous son charme. Les sentiments ne se contrôlent pas et c’est bien dommage. « J’ai tout fait pour l’éloigner mais ça n’a servi à rien… Je suis une Escorte, Manuela mais de temps en temps j’accepte de coucher pour un peu plus d’argent » Cette fois, j’écarquille les yeux tous ronds. Le moins qu’on puisse dire c’est que je me serais attendue à tout sauf à ça. Je n’y connais pas grand-chose en psychologie, mais à mon sens, une femme qui a été sexuellement abusée par le passé n’est pas censée adopter ce genre de comportement. J’ai même du mal à croire qu’Az puisse vendre son corps pour arrondir ses fins de mois. D’un autre côté, si elle s’y est résolue, j’imagine qu’elle n’avait pas le choix. « Un soir, il est venu en tant que client et on a couché ensemble mais le lendemain, il est revenu avec un dvd. Il voulait qu’on passe du temps sans coucher, je n’ai pas compris pourquoi il faisait ça mais j’ai trouvé ça juste adorable… Je ne veux pas qu’il me brise le cœur, c’est la seule chose que j’ai réussi à garder pure chez moi » lâche-t-elle avant de fondre en larmes. Tout en essayant de la calmer, je la laisse poursuivre. « Tu sais, je n’ai presque pas d’amis, je me sens la plupart du temps seule et je suis amoureuse d’un homme qui me fera certainement souffrir… Je crois que je suis bonne à être enfermée… » C’est vraiment dur de la voir comme ça. Le plus horrible dans toute cette histoire, c’est que je ne suis même pas certaine de la marche à suivre. J’ai beau avoir promis d’aider la brunette, j’ignore si j’en suis capable. Azkadeliah a vécu tellement de choses… Comment moi ? Ancienne junkie, mère de famille sur le tard, incapable de garder un homme; comment pourrais-je la conseiller ? « En toute franchise, je ne sais pas quoi te dire. Je ne connais pas cet homme, ni même ses intentions. En revanche, je peux t’assurer d’une chose : tu n’es pas stupide. L’amour ne se commande pas. Ça te tombe juste dessus et malheureusement il n’y a rien qu’on puisse faire pour changer ça. Quand j’ai rencontré le père de ma fille, il dealait et pour tout te dire : c’est même lui qui m’a fait plonger. Alors c’est sûr, ça n’a pas été facile tous les jours, mais on a fini par s’en sortir. C’est parce qu’il m’aimait qu’Aidan a eu la force de nous sortir de ce merdier et c’est tout ce que tu dois garder à l’esprit, d’accord ? Tu vas t’en sortir ! Je vais m’en assurer, car je suis ton amie et que tu comptes pour moi » dis-je en caressant ses cheveux. « Quand ce sera fait, tu prendras ton mystérieux amoureux entre quatre yeux et là: advienne que pourra ! En attendant, il faut que tu te concentres sur toi et toi seule ! » Elle opine. « Oh et encore une chose… Tu n’es pas obligée de vendre ton corps pour vivre, Az. Tu vaux mieux que ça… »

« Tu as réussi à t’en sortir ? » me demande-t-elle en faisant allusion à mon addiction, et sans doute, à moindre échelle, à mes problèmes de couple. « Oui » je réponds dans un sourire qui se veut rassurant. « Je ne vais pas te mentir, cela a été extrêmement difficile, mais avoir Adan à mes côtés est probablement la meilleure chose qui ait pu m’arriver. Même si c’est en grande partie par sa faute que j’ai plongé, je sais aussi que je n’aurais jamais pu m’en sortir s’il n’avait pas été là. Quelques mois plus tard, nous sommes sortis de cure, totalement sevrés. Les tentations étaient toujours là, mais on a fini par reprendre une vie normale. Il s’est trouvé un petit boulot et j’ai repris mes études, tout en faisant des heures de baby-sitting, histoire de l’aider à payer le loyer de notre petit appart. C’est là que je suis tombée enceinte de Soraya… Et puis… » Je marque une courte pause, pas vraiment certaine d’avoir envie de lui raconter la suite. D’ailleurs, est-ce bien raisonnable ? Az est déjà suffisamment fragilisée sans que je ne vienne la déprimer avec mon douloureux passé. « Adan s’est fait poignarder. Il n’a pas survécu » j’avoue, à demi-mot.

Légèrement mal à l’aise, nous restons silencieuses quelques secondes, avant que la brunette ne se décide finalement à reprendre la parole. A mon plus grand soulagement, elle recentre la conversation sur sa petite personne. « J’aimerai remonter le temps et pouvoir me mettre des claques afin de m’éviter les pires conneries mais je n’ai jamais été capable de prendre les bonnes décisions, c’est un trait de ma personnalité qui m’a toujours fait défaut. » Pour toute réaction, je lui adresse un sourire empli de compassion. « Je ne le fais pas pour vivre sinon je préférais me jeter par la fenêtre mais j’avais besoin d’argent, beaucoup et j’ai emprunté à un homme qui est devenu mon mac. » J’accuse le coup sans rien dire. Ça me tue que des filles aussi bien qu’Az puissent se laisser influencer par des êtres aussi abjects. Dans une certaine mesure, sa situation me rappelle l’histoire de mon amie Willow. Embrigadée par une secte, elle est longtemps restée pieds et poings liés. J’ose espérer que, tout comme elle, Azkadeliah pourra prochainement se libérer de l’emprise de son mac et voler de ses propres ailes. « Il ne me manque pas grand-chose à rembourser et une fois que ce sera fait, j’oublierai cette histoire, j’oublierai ces hommes à qui je me suis donnée jusqu’à en vomir » J’aimerais pouvoir l’aider. Si ça ne tenait qu’à moi, si j’avais les moyens, je lui donnerais même cet argent. Mais, malheureusement, je ne peux qu’assister à la chose, impuissante. « J’ai réussi à trouver un boulot d’assistante mais il a fallu que je tombe amoureuse de mon patron… Je t’ai dit, moi et les bonnes décisions nous faisons deux ! » Un petit rire m’échappe. Dans ce cas, nous sommes deux. « Manuela, tu crois que si j’arrive à m’en sortir, toi et moi, nous pourrions être amie ? » Cette fois, je fronce les sourcils. « Bien sûr ! Enfin Az, pour moi c’est comme si nous l’étions déjà ! Je sais bien qu’à la base, j’étais juste censée t’aider à t’en sortir, mais ton histoire m’a touchée et j’ai fini par m’attacher à toi ! Quand tu iras mieux, parce que cela arrivera, je te présenterais même Soraya ! » Je ne sais pas si elle s’en rend compte, mais je laisse peu de personnes entrer dans la vie de ma fille. « On fera du shopping, des sorties entre filles et tout ce que tu voudras ! Je serais ravie d’être ton amie ! »

La perspective d’aller travailler demain matin ne l’enchante pas des masses et lorsque je lui conseille de se faire porter pâle, Az rétorque que son patron pourrait tout aussi bien la virer, cela n’aurait pas d’importance. Sur le moment, je ne dis rien. Après tout, c’est sa vie, elle est libre de ses choix. Mais à bien reconsidérer la chose, je trouve qu’elle s’emporte un peu. Comment va-t-elle faire pour s’en sortir si elle n’a plus d’emploi ? Sans aborder l’aspect financier de la chose, travailler en tant qu’assistante de direction lui permet surtout de rester occupée et de ne pas penser à ses addictions. « J’ai vendu une toile, il y a trois jours » lance-t-elle tandis que je m’affaire en cuisine. « Peut-être que je finirais par vivre de mes peintures… Je peins à l’occasion depuis enfin tu sais… » J’acquiesce distraitement d’un signe de tête. Je n’ai pas envie d’éveiller de vieux démons, d’autant qu’elle semble avoir retrouvé son calme. « Bref, je n’avais jamais songé à en faire un métier. On ne peut pas dire que je me trouve douée de mes mains mais la peinture a toujours été comme un jardin secret même mon frère ignore que je peins… » Même si elle en parle très peu, je sais qu’elle souffre beaucoup de son absence, raison pour laquelle je ne peux m’empêcher de grimacer à chaque fois qu’elle l’aborde, ne serait-ce qu’au détour d’une conversation. Si j’en avais le pouvoir, je me ferais un plaisir de les rabibocher, mais ça dépasse malheureusement le cadre de mes compétences. Et puis, pour l’instant, tout ce qui compte c’est qu’elle se soigne. Et puis de toute manière, la brunette ne pourra rien entreprendre tant qu’elle ne se sera pas débarrassée de ses petits travers, je sais de quoi je parle. « Puis y a eu cet artiste qui m’a vu peindre à Central Park et il m’a dit d’aller dans une petit galerie et de fil en aiguille, j’ai été exposé et on m’a commandé trois tableaux » conclut-elle, timidement. « C’est sérieux ?! » Elle opine et commence à mettre la table. « Mais c’est génial ça ! Tu sais, le principal dans ta situation c’est de trouver un leitmotiv, quelque chose qui te donnera envie de t’en sortir ! Et je pense sincèrement que la peinture pourrait t’aider ! D’autant que tu sembles être bien partie ! Qui sait ? Tu pourrais devenir une artiste mondialement connue ! » Je sais, j’ai tendance à m’emballer, mais n’est-ce pas mon rôle de l’encourager ? Je me suis moi-même donnée beaucoup de mal pour vivre de ma passion et quand je vois le bonheur que cela m’apporte aujourd’hui, je ne regrette pas de m’être battue pour y arriver. « Il faudrait que tu me montres une de tes œuvres à l’occasion ! Je suis vraiment curieuse de voir ça » j’ajoute, tout sourire.