Depuis les attentats qui avaient touché New-York quelques jours auparavant, Chris était contraint à une immobilisation qui ne l’enchantait pas vraiment. Les médecins avaient été formels, et pour que la fracture qu’il avait à l’épaule finisse par guérir, le canadien devrait porter un plâtre pendant au moins trois semaines. Seulement voilà, la vie ne s’arrêtait pas pour autant, et Chris devait continuer à travailler pour mettre en place les vitrines pour lesquelles son patron comptait sur lui. Mais avec un bras en moins, le jeune homme devait se contenter d’imaginer et de dessiner ses prochaines œuvres, faute de pouvoir aménager quoi que ce soit. Malheureusement pour lui, c’est son épaule droite qui avait été touchée lors de l’explosion et qui le condamnait donc à dessiner de la main gauche… ce qui s’avéra rapidement fort compliqué. Il avait beau se concentrer, y mettre toute a bonne volonté qu’il pouvait bien trouver, ses dessins ne ressemblaient absolument à rien. Parfois, l’étalagiste perdait patience et abandonnait toute tentative d’élaborer un plan convenable. Mais à chaque fois, bien trop têtu et consciencieux, il finissait par reprendre place devant ses feuilles blanches pour se remettre au travail.

Aujourd’hui, Chris s’était réfugié dans un petit café new-yorkais où il comptait bien trouver un peu de calme et d’inspiration pour avancer dans son travail. Malheureusement, son épaule douloureuse était toujours là pour lui jouer des tours, et chacune des lignes qu’il traçait sur le papier de son calepin lui paraissait être l’opposé de ce qu’il voulait obtenir. Plus le temps passait et plus la frustration montait en lui, en témoignait le monticule de pages chiffonnées qui trônait en compagnie d’une grande tasse de café sur la table du jeune homme. Chris avait beau ‘appliquer, le fait de ne jamais avoir appris à dessiner de la main gauche ne l’aidait pas vraiment à parvenir au résultat escompté. C’est après une énième tentative déchue que le canadien lâcha brièvement prise, laissant échapper un « Merde ! » qu’il crut à peine audible. Dans un élan de rage, il déchira de nouveau la page qui se trouvait devant lui mais fut bien vite interpellé par un petit éclat de rire derrière lui. Aussitôt, le jeune homme se retourna et croisa le regard d‘une fille attablée non loin de là, qui ne se privait visiblement pas de se moquer de lui et de son attitude. Soudain honteux de s’apercevoir que son injure avait probablement été entendue dans tout le café, Chris baissa précipitamment les yeux en rougissant. Quel idiot il faisait avec son foutu crayon et son amas de feuilles chiffonnées sur la table ! Le canadien détestait se faire remarquer, et le fait d’avoir attiré l’attention de cette fille le mettait totalement mal à l’aise. Comme pour se faire plus discret, il s’enfonça un peu plus dans sa chaise et replongea dans son calepin, en prenant bien soin de ne pas dévier le regard vers cette fille qui l’avait indéniablement perturbé.

Chris avait froncé les sourcils et baissé la tête en direction de son calepin, comme pour mieux se concentrer sur ses dessins. Mais en réalité, il n’y était plus du tout. Cette fille derrière lui qui s’était clairement moquée de lui l’avait perturbé et même s’il avait envie de se retourner pour voir un peu mieux qui elle était et pourquoi elle avait eu une telle réaction, le canadien n’osait même plus bouger. Prostré sur sa chaise il se remit à griffonner distraitement dans un coin de sa feuille blanche. S’il avait été plutôt énervé contre lui-même et contre son épaule endolorie jusqu’à maintenant, Chris s’était de nouveau terré dans cette retenue qui le caractérisait. Il n’avait jamais été très sûr de lui, et la timidité était de loin l’un de ses principaux traits de caractères. Lorsque le canadien était en présence d’inconnus, il préférait rester en retrait et ne jamais se faire remarquer, d’une quelconque manière que ce soit. Pourtant, cette fois il s’était débrouiller d’attirer l’attention sur lui en maudissant son incapacité à dessiner au beau milieu de ce café presque désert. Et visiblement, la demoiselle qu’il avait interpellée bien malgré lui s’amusait de sa détresse.

Même si le jeune homme baissait toujours la tête pour éviter de voir ce qu’il se passait autour de lui, il remarqua sans mal la silhouette qui s’immobilisa près de la table où il était installé. « Bonjour... » C’était elle. Aucun doute ne lui était permis ; Chris reconnaissant cette voix qu’il avait entendu rire quelques minutes plus tôt. Après quelques secondes d’hésitation, il se décida enfin à relever la tête, croisant ainsi pour la seconde fois le regard de la jeune femme. « Je n'ai pas pu m'empêcher de vous voir vous... démener avec vos dessins depuis tout à l'heure, et j'ai vraiment une question qui me brûle les lèvres. » Intrigué, le canadien fronça de nouveau les sourcils en attendant de savoir où elle voulait en venir. « Qu'est-ce que vous dessinez ? » Oh, c’était donc ça ! Après s’être moquée de lui et de son foutu bras en écharpe qui l’empêchait de travailler comme il le souhaitait, elle s’intéressait à ce qu’il essayait de faire ? A vrai dire, Chris était quelque peu mal à l’aise de se retrouver face à une illustre inconnue qui s’immisçait brusquement dans la bulle qu’il avait tendance à créer autour de lui. « Je peux ? » finit-elle par demander en désignant la chaise en face de lui. Dans l’esprit du jeune homme, un grand « non » résonna alors que simultanément, ses lèvres articulèrent un « Oui… » presque inaudible. Décidément, il était bien trop gentil et ce n’est certainement pas comme ça qu’il parviendrait à avancer sur ce croquis qu’il était censé terminer pour le soir même.

Le canadien garda le silence pendant quelques instants, avant de se souvenir qu’elle lui avait posé une question, cette question qui selon elle, lui brûlait les lèvres. Timidement, Chris se racla la gorge et portant son regard vers celui de sa voisine en expliquant : « Euh… rien de très intéressant… une vitrine. » lâcha-t-il avant de reporter rapidement ses yeux vers son calepin. Une fois de plus, il tenta de tracer un trait net qui se transforma en une espèce de vague qui lui fit serrer les dents. Sa main gauche n’était définitivement pas faite pour dessiner, et l’étalagiste craignait de plus pouvoir travailler avant que son épaule ne daigne guérir. Prenant subitement conscience que la réponse qu’il avait apporté la jeune femme n’était pas forcément très claire lorsqu’elle était sortie du contexte, Chris reprit en soupirant : « Je…. Je suis étalagiste, c’est mon boulot… »

Surpris qu’on vienne ainsi le bousculer alors qu’il dessinait plus ou moins tranquillement dans un coin du café, Chris sembla tout d’abord être sur la défensive. Se contentant de répondre brièvement aux interrogations de la jeune femme en face de lui, il gardait ses yeux indéniablement rivés vers la feuille sur laquelle il venait de gribouiller à la manière d’un enfant de cinq ans, tout au plus. Le canadien était à la fois perturbé qu’on puisse lui porter autant d’intérêt, et honteux d’offrir un spectacle et une œuvre aussi pitoyable à son interlocutrice. D’ailleurs, sa situation rendait encore plus incompréhensible le fait qu’el s’intéresse à ce qu’il faisait. Si ce n’était pas pour se moquer de lui, Chris ne voyait aucune autre raison valable. Mais curieusement, la jeune femme n’adoptait pas un ton moqueur. Au contraire, elle se montrait très intéressée, et ce fut certainement grâce à cela que Chris daigna se détendre un peu. A sa plus grande surprise, il osa même expliquer pourquoi il s’entêtait à vouloir dessiner cette foutue vitrine, alors que sa voisine ne lui avait rien demandé de plus. « Oh, c'est cool... » répondit-elle, en posant son regard sur le dessin du canadien. Dans un premier temps, il eut un léger mouvement de recul, comme s’il voulait cacher ce croquis qui était bien loin de ce qu’il pouvait produire habituellement. Mais il se retint finalement, et laissa tout le loisir à la jeune femme de juger de son pitoyable travail. L’espace d’un instant, il leva les yeux vers elle mais s’empressa de les reporter sur son dessin au moment où leurs regards se croisèrent.

« Mais oui, ça doit pas être évident avec ce bras... Comment vous vous êtes fait ça ? » questionna alors l’inconnue, surprenant une nouvelle fois Chris qui ne se voyait pas vraiment lui raconter sa vie de cette façon, alors qu’il ne la connaissait même pas. Mais avait-il vraiment le choix ? Plantée devant lui avec son regard azur qu’il cherchait à éviter depuis le début, la jeune femme attendait une réponse… qui ne tarda pas à venir, même si elle fut fournie du bout des lèvres. « C’est… Les attentats du mois dernier… Je suis passé au mauvais moment. » expliqua-t-il, avant de réaliser que cela pouvait clairement être interprété comme des lamentations. Aussitôt, il reprit en dédramatisant : « Enfin… c’est rien. Ça passera. » déclara-t-il en forme de conclusion. Mais alors qu’il pensait lui avoir tout dit, et la voir s’en aller d’une minute à l’autre, la jeune femme le prit une nouvelle fois de court en se présentant. Cette fois, Chris releva les yeux vers elle et parvint à soutenir son regard un peu plus longtemps que d’habitude. Le large sourire qu’elle affichait interpella le jeune homme qui, timidement, lui en offrit également un en répondant : « Chris. » Puis, sans vraiment y réfléchir, le jeune enchaina d’un ton quasi-ironique, sans pour autant pouvoir masquer sa timidité : « Je… d’habitude je fais mieux que ça hein… » ajouta-t-il en reposant ses yeux sur son calepin qui offrait décidément un spectacle lamentable.

Chris n’avait pas l’habitude de raconter sa vie, et encore moins face à des inconnus. Mais devant l’insistance et son interlocutrice, il oublia ses principes pendant quelques instants, et justifia la qualité médiocre de ses dessins par les attentas qui lui avaient valu cette épaule handicapée. Aussitôt, le visage de la jeune femme se fit plus triste, et le canadien ne su pas exactement comment prendre ce changement d’expression. Après tout, ils ne se connaissaient pas, et elle n’avait globalement aucune raison d’être triste pour lui… Certes, la réaction de Chris était digne d’un sauvage mais il n’avait tellement pas l’habitude de se confier ainsi, qu’il en ignorait presque comment se comporter dans ces cas-là. Peu désireux de s’apitoyer sur son propre sort, l’étalagiste décida de couper court à la conversation, en assurant que tout finirait par s’arranger un jour ou l’autre.

Le regard que Kat portait sur ses dessins étant de plus en plus insistant, le jeune homme se sentit obligé de préciser qu’il se débrouillait beaucoup mieux en temps normal. Certes, elle ne pourrait jamais en avoir la preuve mais il se défendait comme il pouvait. Chris pensait alors qu’elle allait se moquer de lui car clairement, il y avait de quoi. Mais à sa plus grande surprise, elle parut bien plus intéressée et compatissante que moqueuse. Pendant quelques secondes qui s’éternisèrent peut-être un peu, le jeune homme sonda le regard de sa voisine, tentant d’y discerner une once de plaisanterie… mais il ne put qu’y trouver une grande sincérité qui le poussa à lui répondre en affichant un léger sourire. « Et là, c'est censé représenter quoi ? Je suis sûre qu'avec un peu d'imagination, je pourrais voir la vitrine derrière le dessin. » demanda Kat d’un ton des plus intéressés. Un peu gêné d’avoir à expliquer ses dessins qui, pour cette fois, ne parlaient absolument pas d’eux-mêmes, Chris se racla la gorge et finit par enchainer : « Bin… en fait… on m’a demandé de faire cette vitrine pour l’été. Alors j’essaye de représenter le bord de mer… Ce truc-là, ça sera un palmier… » fit-il en désignant une série de longs traits sur le côté de sa feuille. « Ca là, c’est un oiseau. Et puis il y aura du sable… Reste à savoir comment faire de l’eau… sans eau ! » termina-t-il, partageant ainsi sa plus grande question depuis le début de la confection de cette vitrine. Tout en se replongeant dans son dessin, le jeune homme soupira puis recommença à griffonner quelques traits malhabiles. Mais soudain, il s’aperçut que son geste avait coupé court à la conversation, et qu’un silence presque gênant s’était installé alors que Kat n’avait toujours pas quitté la table. Une fois de plus, il lui adressa un regard aussi timide que rapide, puis prit son courage à deux mains pour continuer : « Et euh… et toi ? Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » demanda-t-il avant de se reprendre, toujours aussi timide : « Si ce n’est pas indiscret, bien sûr ! »

C’était bien la première fois que Chris partageait ainsi ses idées concernant son job, et le plus étonnant pour lui était qu’il le fasse devant une illustre inconnue. Même lorsqu’il était avec ses frère et sœurs, le canadien ne parlait que très rarement de ses « œuvres «. Depuis toujours, ses dessins constituaient son petit jardin secret. En grand passionné qu’il était, il avait pour habitude de mettre tout son cœur et toute son âme dans ce qu’il entreprenait, et c’était certainement pour cela qu’il avait tant de mal à partager ses dessins. Même quand il devait les présenter devant son supérieur qui pourtant, avait appris à lui faire confiance, Chris ressentait toujours une petit pointe de gène. Néanmoins, le fait de voir que son interlocutrice s’intéressait particulièrement à ce qu’il faisait, et au mal qu’il se donnait pour cela, le rassurait un peu. « Peut-être... du tissu bleu, un truc comme ça ? & a windy effect, pour faire des vagues ? » déclara-t-elle soudain très investie, lorsqu’il lui exposa les difficultés auxquelles il était confronté. Surpris mais ravi de voir qu’elle prenait tout cela à cœur, le jeune homme acquiesça en notant ses précieuses idées dans un coin de sa tête. Finalement, avoir un avis et des idées extérieurs n’était peut-être pas si mal…

C’est en lui retournant sa précédente question par pure politesse que l’étalagiste apprit que Kat était danseuse. Ou plutôt, qu’elle nourrissait le rêve de le devenir… s’il avait bien tout compris. Et à vrai dire, cet aveu ne l’étonna qu’à moitié. Avec une silhouette et un physique comme ça, la jeune femme semblait effectivement être taillée pour ce genre de métiers. Danseuse, mannequin, actrice… bref, le genre de filles que Chris ne côtoyait jamais. D’où la surprise qu’il avait ressentie en la voyant s’approcher, et qu’il ressentait encore à chaque minute supplémentaire qu’elle passait installée à la même table que lui. « T'y connais quelque chose en danse de rue ? » questionna-t-elle finalement, faisant immédiatement sourire le jeune homme, de nouveau envahi par une vague de gène. Avait-il vraiment une tête à s’y connaître en danse de rue ? Le simple fait de s’imaginer en train de danser suffisait à le faire rougir, alors de là à avoir des connaissances poussées en la matière… Esquissant une petite grimace, Chris avoua presque à demi-mot : « Hé bin… pas vraiment, en fait. » Une fois de plus, le regard du jeune homme croisa celui de Kat et avec un certain empressement, il précisa sa réponse : « Pas du tout. » Après s’être raclé une énième fois la gorge, il enchaina par politesse mais aussi par curiosité, cette fois. « Et… ça consiste en quoi ? Je veux dire… est-ce que tu as une équipe avec toi ? » se risqua-t-il en se remémorant des images de clips dans lesquels des troupes entières de danseurs en baggy s’affrontaient.

L’univers de la danse de rue était à des années lumières du milieu dans lequel Chris avait toujours baigné. Pourtant, durant son enfance, il avait côtoyé quelques personnes qui pratiquaient ce genre de sport… mais il ne s’était jamais vraiment attardé avec eux, préférant se terrer dans sa timidité et sa solitude habituelle. Le fait de vivre dans un espèce de squat ne l’avait jamais vraiment aidé à se faire des amis, trop honteux qu’il était de les inviter dans la cave qui lui servait de maison. Et même lorsqu’il le faisait, les parents de ses nouveaux ais s’empressaient de les dissuader de revoir Chris. Alors avec le temps, le petit garçon s’était fait une raison, et s’était plongé dans ses dessins au moment où tous les autres enfants de son âge passaient leurs journées en compagnie de leurs amis. Mais au final, Chris s’en était très bien accommodé, même si aujourd’hui les traces de cette enfance gâchée se faisaient encore sentir.

Bref, ses connaissances en danse étaient nulles, et après une courte hésitation il osa enfin en demander un peu plus à la principale intéressée. Et soudain, la jeune femme se lança dans de longues explications que Chris du bien avouer ne pas écouter dans les détails. Au lieu de ça, il se prit à observer sa voisine avec la plus grande attention. Dès l’instant où elle se mit à parler de sa passion, son expression changea, traduisant à la perfection tout l’intérêt qu’elle portait à la danse. Kat paraissait d’ailleurs intarissable sur le sujet, et le canadien ne sut même plus exactement dire pendant combien de temps elle avait parlé. La passion qu’elle transpirait avait clairement quelque chose de fascinant aux yeux de Chris qui ne retint au final qu’une seule chose de son long discours : elle dansait dans le Queens. « Désolée, je m'emporte. » avoua-t-elle finalement en grimaçant alors que Chris lui, ne put s’empêcher de sourire. « En tout cas si tu n'en as jamais vue, tu devrais vraiment venir à une battle, tu comprendrais beaucoup mieux qu'avec des mots. » enchaina alors immédiatement Kat, surprenant totalement Chris qui s’attendait à tout sauf à être convié à une de ces battles. A vrai dire, il n’était pas certain d’être à sa place au cœur de ce genre de rassemblements, mais il appréciait néanmoins l’initiative. Timidement, il hocha la tête en déclarant : « Je… j’habite justement dans le Queens alors… pourquoi pas… » Comme s’il écoutait quelqu’un d’autre parler pour lui, l’étalagiste s’entendit accepter l’invitation avec une extrême surprise. Ce n’était pas du tout son truc, il ne la connaissait même pas et pourtant, il avait accepté d’aller la voir danser. Peut-être son discours passionné avait-il suffit à le convaincre ? Quoi qu’il en soit, il se retrouvait désormais engagé, et contraint de tenir sa promesse un jour ou l’autre. « Enfin je ne veux pas m’incruster… » ajouta-t-il quand même par principe. « En tous cas, ça a vraiment l’air de te passionner ! J’espère que tu y arriveras. » termina-t-il d’un air des plus sincères et admiratifs.