“Dead inside”. En anglais, c’était l’expression qui décrirait le mieux Arthur. D’une manière d’autant plus triste, c’était celle qui me qualifiait le mieux également. Deux personnes complètement alexithymiques, que tout aurait pu éloigner, et que tout avait étrangement rapproché. Deux amis. Deux amis qui s’étaient donné rendez-vous, ce soir, à l’Awesome bar, pour se retrouver, passer une petite soirée…. Tranquille… Si seulement j’avais su !

Des amis, j’en avais plusieurs. Des vrais amis, j’en n’avais seulement quelques uns. C’était quelques rares personnes qui savaient s’adapter à mon tempérament décalé, à mon manque de tact, à ma profonde incompréhension du monde et de ses habitants, à mon incapacité à exprimer une émotion, un sentiment, un désir. Je crois pouvoir dire qu’Arthur faisait partie de cette catégorie de personnes, ces amis qui avaient appris à me connaître sans se poser de questions, et qui savaient m’appréhender, même si ça n’était pas toujours facile. Je crois aussi qu’il y arrivait mieux que d’autres parce qu’il était comme moi ; hermétique aux sentiments. Nos conversations s’en ressentaient : aussi intéressantes, enrichissantes, drôles, diverses et variées qu’elle pouvaient être, elle n’en débordaient pour autant jamais d’émotions, de confidences, de retournements de situations, de crises de larmes ou de colères. C’était comme si, l’un comme l’autre, nous étions incapable d’extérioriser notre ressenti. Parallèlement, ça ne manquait : je ne sais pas si on pouvait dire qu’on se connaissait bien ; mais on s’aimait beaucoup, et à notre juste valeur. Nos cachotteries étaient volontaires et ne donnaient pas naissance à des mensonges. On savait être honnête sans se sentir obligé de tout se dire. On échangeait parfois beaucoup dans nos silences et on savait parler avec le regard, parfois mieux qu’avec les mots. Arthur était le seul avec qui j’entretenais une telle amitié. C’était agréable. Et j’appréciais toutes les journées, toutes les soirées que j’avais l’occasion de passer avec lui. Celle-ci promettait d’être comme les autres. Pourtant elle allait prendre une toute autre tournure…

Ce matin, j’avais une présentation importante au bureau, et après j’étais en week-end – du moins tant que mon patron me l’accordait. Pourtant, ça commençait déjà mal : j’étais en retard. J’étais tout le temps en retard ; ou tout le temps en avance. Je n’avais jamais appris à être à l’heure, mais dans la pub une grande ponctualité n’était pas nécessaire. Ceci dit, j’allais quand même devoir apprendre. Après mes retards avec Sergeï, mes millions de retards avec Kseniya, j’étais décidée à arriver à l’heure au rendez-vous d’Arthur ce soir. Pacy et moi avions assuré notre présentation, mais le client avait refusé la campagne, prétextant une trop grosse difficulté de compréhension pour un produit qui, je cite “s’adresse aux enfants, tout de même !” sauf que mon cher monsieur, ce sont les parents qui achètent les jeux pour leurs enfants, eux ne sont pas salariés et n’ont pas les moyens de faire leur courses seuls. Imbécile. J’allais décidément avoir besoin d’une bonne soirée pour décompresser de cette journée frustrante qui nous obligeait, moi et Pacy, à continuer à bosser jusqu’au soir. À 21h, on avait terminé, et je savais d’avance qu’il fallait que je coure de Madison Avenue jusqu’à chez moi et de chez moi jusqu’à l’Awesome, si je voulais être dans une demi heure aux côtés d’Arthur. D’une manière qui réussit à me surprendre moi-même, j’étais là-bas à 21h33. « Winnie! Par ici! » Dieu merci il m’avait vue immédiatement ! J’aurais eu du mal à le trouver parmi la foule. Je lui adressai un grand sourire et me frayai un chemin jusqu’à lui. « Tu vas bien ? Tu m’as pris quoi, un mojito ? C’est parfait, merci. » Première impression ? Cette soirée rattrapait amplement la sale journée que j’avais passé. Je demandai une paille à l’adresse du serveur et pris une gorgée immédiatement. « T’es déjà venu là ? Je te préviens, je peux pas boire au-delà de mes limites ce soir, j’ai une tonne de travail à faire demain, j’ai l’intention d’être fraîche comme la rosée du matin ! » Ah ah ah… Pauvre Winnie !