Un courant d'air froid sur mes pieds nus me réveilla brusquement. Pendant un instant, j'observai la pièce dans laquelle j'étais, sans repère, perdu, ne reconnaissant pas l'endroit. C'était une chambre claire, avec un lit aux draps roses, et une odeur de parfum de luxe emplissait l'espace. Je restais un instant interdit, reprenant mes esprits. Ce n'était que l'appartement d'une cliente de la veille qui avait voulu un extra. Rien de très nouveau. Je passais une main sur mon visage, constatant que mes joues et mes lèvres étaient barbouillées de rouge à lèvres. Soit j'avais totalement pété les plombs, soit ma cliente avait cru bon de m'embrasser pendant toute la soirée. Un rapide coup d'oeil à ma montre m'indiqua qu'il était déjà onze heures du matin, et donc que j'étais en retard au bar. A coté de moi, ma cliente d'un soir dormait toujours, et je jugeais le moment parfait pour partir. Je récupérai mon caleçon, mon jean et mon tee-shirt, pris une barre de céréales dans les réserves de mon hôte et dégageai sans plus attendre, ne laissant aucune trace de ma venue.

Cela faisait déjà plusieurs mois que je vivais cette situation : cumuler deux emplois et devoir parfois vendre mon corps pour pouvoir survivre en fin de mois. C'était monnaie courante, à la boîte de strip-tease, si bien que je m'étais rapidement fait à l'idée que c'était la meilleure façon de gagner ma vie. J'avais fini par laisser tomber la possibilité pour moi de reprendre des études, et je m’accommodais plus ou moins de ce que j'étais devenu, ici, aux Etats-Unis. Même si parfois l'Espagne me manquait, je m'efforçais de penser au rêve américain, en me disant que j'étais mille fois mieux ici qu'en Europe. Après un demi-heure de bus et toute une après-midi de travail au bar à tapas, j'arrivai enfin au Vintage. L'atmosphère tamisée m'avait toujours plu. Les néons agressifs et blafards de la rue ne pénétraient pas dans la boîte, et, de l'extérieur, seule la musique un peu trop forte témoignait de l'activité de l'endroit. Je fis un détour par les vestiaires pour m'habiller de mon costume du jour, bien content de devoir porter un smoking pour une fois. D'ordinaire, je portais des costumes ridicules et assez dégradants. Tout le monde n'était pas logé à la même enseigne, sur ce point-là. Les chouchous de la patronne avaient toujours des vêtements plus classes, plus masculins, plus couvrants, et les autres devaient s’accommoder de costumes de pompiers, de policiers, ou de super-héros.

Après m'être lavé les mains et avoir salué mes collègues, je me postai comme d'habitude sur ma banquette attitrée, attendant patiemment. J'étais l'un des rares à ne pas devoir aller chercher les clientes. C'était elles qui devaient venir. Ce qui ne tarda pas. Alors que je jetais un coup d'oeil à ma montre, une jeune femme me tendit un verre, que j'acceptai avec un sourire chaleureux. Je lui fis signe de s'asseoir à côté de moi, et dès qu'elle le fit, je plaçai mon bras autour de ses épaules. Elle gloussa et commença à papoter. Je pris l'air intéressé par ses propos, bien que je m'en fichais royalement : tout ce que je voulais savoir, c'était si j'allais avoir un extra ce soir, ou non. J'avais vu un livre vraiment sympa dans la vitrine d'une librairie, et il me tardait de l'acheter. Plusieurs fois, je ris aux blagues de ma cliente, la fixant amoureusement, commentant avec mon accent marqué ses anecdotes. Une routine à laquelle j'étais parfaitement entraîné. Finalement, elle se décida à glisser des billets dans ma main. Un vague coup d'oeil me fit comprendre qu'elle attendait un petit quelque chose en fin de soirée. Parfait. Ma cliente s'amusa à m'ôter ma veste de smoking, puis ma chemise, puis mon pantalon, chose que je laissais faire sans broncher. J'étais là pour elle, point barre. Alors que j'étais sur le point de lui proposer un verre, une silhouette familière se dessina sous mes yeux, et il me fallut un bon moment avant de comprendre de qui il s'agissait.

Ariana. Mes lèvres s'étirèrent dans un sourire sincère. Ariana était une bonne personne... et elle était persuadée que j'avais un jumeau, aussi. Je ne savais pas d'où elle tenait cette hypothèse fantaisiste, et pourtant, je l'avais approuvée. Maintenant, elle pensait qu'il y avait Adriàn - le gentil jumeau qui travaille dans le bar à tapas - et Agustin - le méchant jumeau qui vendait son corps la nuit. Super. Mais à vrai dire, je m'en fichais un peu, de ses hypothèses. Tant qu'elle passait du temps avec moi - que ce soit avec Adriàn ou Agustin - cela m'allait. « Excusez-moi. Je ne serais pas long. » je lançai à ma cliente en prenant l'air déçu et particulièrement triste de devoir la quitter - j'avais vraiment un certain don pour la comédie -, et je me levai sans plus attendre. Je fis signe à Ariana de me suivre dans ma salle de strip-tease intégral personnelle, et arrivé dans la pièce, je la fis entrer avant de refermer la porte doucement. « Il y a un problème ? » je fis, les sourcils froncés, croisant les bras sur mon torse nu. J'adoptai une attitude défensive involontairement. Ma quasi-nudité me mettait assez mal à l'aise lorsqu'Ariana était là - peut-être parce que j'avais peur de faire une mauvaise impression de la choquer. « J'étais en train de travailler. Tu aurais pu téléphoner avant de venir, je n'aurais pas pris de cliente dans ce cas. » Je soupirai. J'aurais préféré qu'elle ne vienne pas et que l'on passe un moment tranquille en dehors de la boîte. Genre au cinéma - j'aurais même pu lui payer le pop-corn grâce à un extra. « Bonjour quand même. » je fis en croisant son regard.