ATHENA & EVERLEIGH

Le soleil se couchait à l'horizon, renvoyant les reflets de ses rayons dans toute la chambre de la jeune femme. Le moment où Athena devait retirer son vêtement de travail était toujours sacré : elle ne se détachait pas seulement de quelques bouts de tissu, mais de toute une identité. Lorsqu'elle partait au travail, tous les matins, elle devait être Athena Bahati. Lorsqu'elle posait ses lunettes sur la table basse et retirait son manteau, regardant son téléphone pour voir si son grand-père ne l'avait pas contactée, elle était Nastasia Tchaikovsky. Lorsque sa chemise rejoignait le sol & qu'elle allumait la télévision pour suivre en image les révolutions d'Afrique du nord et du Moyen-Orient, qu'elle tentait malgré elle de discerner quelques mots sur sa vie natale, Al Mukalla, au Yémen, elle était Kalina Bahati. Et lorsque finalement, le silence s'emparait de nouveau de cette grande et vide maison... Elle ne savait plus qui elle était.

Après tout, elle avait su que c'était un risque au moment où elle avait accepté cette mission. Jouer un rôle et se retrouver pris à l'intérieur... C'était du pur cliché, elle s'était pensée bien au-dessus à l'époque. Mais deux ans avaient passé... Et pendant deux ans, elle avait été cette douce et attendrissante Athena. En plus de ça, ces dernières semaines, Kurski ne l'avait pas appelé, sûrement trop occupé à récupérer les capitaux qu'il avait investi dans les pays dont les gouvernements étaient sur le point d'être renversés. Au moins, lorsqu'elle était concentrée sur un objectif, elle était sûre d'elle. Lorsqu'elle tuait quelqu'un, elle savait pourquoi elle le faisait. Errer dans New York en prétendant être une douce iranienne... Bien sûr qu'à force d'analyser ses gestes, elle finirait par les connaître ; à force d'essayer de comprendre le personnage qu'elle voulait imiter, elle finissait par faire corps avec lui.

En sous-vêtements, la jeune femme descendit deux étages et pénétra dans le grand garage de sa demeure. Entre un 4x4 noir et une petite citadine grise trônait une magnifique moto. Athena s'approcha, caressa le cuir du siège et sourit. La dernière fois qu'elle avait fait tourner ce moteur, c'était pour entrer par effraction dans la maison d'un sénateur, dans le New Jersey, presque un mois auparavant. Good old times... On était vendredi soir, et elle n'avait rien à faire. Pas de serrure à briser, d'homme à anéantir, pas même une photo compromettante à prendre. Et pourtant, elle avait une envie folle de rouler. La moto, après tout, n'avait pas vraiment eu l'occasion de faire beaucoup de kilomètres ; elle se l'était offerte après un contrat indépendant. Ca pouvait sembler stupide, mais Athena était heureuse que son grand-père ne sache pas qu'elle avait une moto. C'était son petit secret, et elle ne l'avait pas eu en piochant dans l'argent familial. Certes, elle avait empôché $75 000 en tuant quelqu'un impunément, mais elle s'était assurée que celle qui l'avait employée, une certaine Felicity, n'irait pas compromettre toute sa couverture. Athena remonta rapidement dans sa chambre, chercha un vêtement dans son grand placard et reprit son téléphone. Il était hors de question qu'elle reste toute la soirée à se demander qui elle était.

ATHENA TO EVERLEIGH

Je préviens au dernier moment mais un verre à Chelsea dans 30 minutes ? Allez, je sais que t'as besoin de te changer les idées aussi !

Elle laissa tomber le téléphone sur son lit, enfila une robe et chercha des talons qui pourraient aller avec. Elle avait vraiment besoin de se changer les idées. Faute d'être quelqu'un, elle avait besoin d'être elle-même et, ces derniers temps, elle n'y arrivait qu'en présence de ceux qui n'étaient familiers qu'avec la douce Athena nocturne. (...) La jeune femme gara sa moto dans une rue près du quartier de Chelsea et pénétra dans le bar où elle avait l'habitude de retrouver Everleigh après le travail. Avec elle, Athena se sentait... un peu différente. Certes, elle ne pouvait pas lui parler de son vrai travail, ou même de son vrai nom, mais ça ne la dérangeait pas plus que ça. Ever... Avait connu beaucoup de choses dans sa vie, et ça a avait forgé son caractère ; Athena n'avait pas connu toutes ces choses. Elle avait eu un fils et, contrairement à Ever, n'avait jamais montré qu'elle l'avait aimé. Enfin, elle ne devait pas partir sur de telles pensées alors que le but de la soirée était la relaxation. Elle s'assit au bar et commanda un cocktail alcoolisé, glissant son petit accent oriental en battant des cils. Oui, elle n'avait pas besoin d'être quelqu'un en particulier lorsqu'elle était avec Ever, elle pouvait juste... discuter, comme si elle était une personne tout à fait normal et, immergée ainsi depuis deux ans, elle appréciait ça de plus en plus.

Athena avait un léger sourire collé sur les lèvres alors qu'elle observait les gens déambuler autour d'elle; Certains commandaient un verre, d'autres cherchaient la prochaine fille qu'ils ramèneraient chez eux... Et Athena, derrière son masque, les observait tous. C'était pour ça qu'elle était à New York, n'est-ce pas ? Observer. Cependant, ce terme avait pris une toute nouvelle ampleur depuis qu'elle s'était rendue compte que la vie en dehors de ce qu'elle osait appeler son quotidien ne lui déplaisait pas.

La jeune blonde ne remarqua son amie que lorsqu'elle ne fut qu'à quelques pas d'elle et elle lui adressa un large sourire en l'invitant à s'asseoir sur le tabouret qu'elle lui avait réservé à côté d'elle. « J’espère que je ne t’ai pas trop fait attendre… Je vais enfin pouvoir souffler cinq minutes ! » Athena opina négativement de la tête et Everleigh commanda sa boisson. « Je viens à peine d'arriver, ne t'en fais pas. » répondit-elle avec le léger accent qu'elle tentait toujours de dissimuler. On pourrait croire qu'après avoir parlé pendant longtemps plusieurs langues aux caractères totalement différents, elle aurait pu apprendre à contrôler ses intonations, mais c'était l'une de ses rares faiblesses. Parfois, lorsqu'elle baissait son attention ou s'énervait, un accent russe pouvait ressortir.

Athena laissa son regard s'attarder sur le visage de son amie. Même si elle était souriante et joviale, la jeune femme remarquait facilement la fatigue sous ses traits. La vie de famille... C'était une notion totalement étrangère pour elle. Elle ne pouvait qu'à peine imaginer ce que les petites d'Everleigh pouvaient bien lui faire subir toute la journée. Dans son monde à elle, les enfants n'avaient pas leur place ; son fils en était un parfait exemple et, dans un sens, elle en était un elle aussi. Ce qu'elle avait vécu pendant ses jeunes années en Russie... Ce n'était pas une enfance. Les verres des deux amies arrivèrent en même temps et Athena leva son verre pour trinquer. « Au chanceux ou à la chanceuse qui a l'immense honneur de s'occuper de tes princesses ce soir ! » s'exclama-t-elle en laissant leurs deux breuvages se percuter.

Lorsqu'elle avait rencontré Everleigh, Athena avait d'abord pensé que la jeune femme était malheureuse, elle pensait qu'elle n'était pas satisfaite de sa vie. Après tout, Athena n'aurait pas supporté ce quotidien... Mais Ever était loin d'être malheureuse, au contraire, sa fille et sa nouvelle petite protégée étaient aussi épuisants que motivants pour elle. Bon, Athena n'avait pas encore compris profondément le concept, mais elle admettait déjà son existence. Enfin, ce soir, elle ne voulait pas se poser de questions compliquées. Elle secoua doucement la tête en remarquant un groupe d'hommes jetant des regards insistants sur les deux amies et but une gorgée de son cocktail. « Alors, dure semaine ? » lâcha-t-elle en reposant son regard sur Everleigh.

Athena prenait beaucoup de plaisir dans ce bar et ça l'étonnait au plus au point. Depuis qu'elle était arrivée à New York, elle avait l'impression que sa vie avait changé du tout au tout, tout en restant toujours celle qu'elle avait toujours été. Avant d'emménager aux Etats-Unis, la jeune femme s'était bien sûr déjà rendue dans des bars, mais... toujours pour le travail. Pour suivre une cible, ou l'approcher mine de rien en se faisant passer pour n'importe qui. Elle n'était jamais venue pour se détendre, encore moins en étant elle-même. Everleigh lui plaisait, elle différait en tout points de sa personnalité mais, alors qu'Athena avait d'abord trouvé leur relation « utile » dans le sens où elle pourrait lui permettre de s'entraîner à être Athena, elle se surprenait à se questionner vraiment sur ce qui pouvait bien rythmer sa vie.

Elle trinquèrent donc et la jeune blonde but une gorgée de son breuvage avant de reporter son attention sur son amie qui lui répondait. « Mais peut-être que voudras t’essayer la tâche aussi… Tu sais je te les laisserais volontiers… » Athena haussa un sourcil, interdite mais pas fondamentalement choquée. C'était hors de question. Les enfants, ce n'était pas vraiment pour elle. Ils la comprenaient mieux que quiconque, ils ne savaient que trop bien discerner les émotions des adultes et ils sentaient dès les premiers instants que la jeune femme n'était pas fréquentable. « Ou pas, je suis horrible avec les enfants, tu n'as vraiment pas envie de me laisser seule avec eux ! » Bien sûr, elle se doutait qu'Ever n'était pas totalement sérieuse, mais... Athena ne voulait pas s'approcher des enfants, elle n'en avait côtoyés que lorsqu'elle en était elle-même une et elle n'avait aucun intérêt pour eux désormais. Elle n'était pas attendrie par leurs rires, son coeur n'avait aucun soubresaut de compassion lorsqu'elle les entendaient pleurer et il ne fallait même pas lui demander comment on s'occupait de changer un gosse ou de l'occuper pour qu'il s'amuse. Sa propre grossesse était un souvenir qu'elle avait mis de côté plusieurs années auparavant et elle ne voulait surtout pas se retrouver près d'enfants qui lui feraient penser à cet événement auquel elle s'était refusé à penser.

Everleigh, cependant, changea très vite de sujet et se rabattit sur les hommes qu'Athena avait elle-même remarqué. « On a des admirateurs… Pas très discrets. » Athena secoua la tête en levant les yeux au ciel pour faire comprendre à son amie qu'elle pensait la même chose mais, au fond, elle se disait surtout que les hommes s'intéressaient à tout ce qu'ils pouvaient bien trouver. C'était évident, les hommes qui venaient dans des bars pour draguer ne cherchaient pas le profil social d'une femme comme Everleigh, encore moins comme Athena. Que leur petit bijou soit un enfant ou un 9mm, les hommes ne voulaient surtout pas se retrouver au milieu de ça. « T’imagines pas à quel point… Elles m’épuisent ! J’ai pas le souvenir d’avoir été aussi énergique à leur âge ! Enfin, je les adore mais… j’aimerais vraiment souffler des fois. Ou alors avoir une autre sorte de fatigue. Bosser me manque des fois… Mais je sais pas si j’arriverais à assurer les deux. » Tu m'étonnes... c'était très abstrait, ce concept d'être avec les enfants toute la journée et d'en tirer une satisfaction personnelle. Elle hésita un instant à lui répondre et se décida finalement. Ce n'était pas comme si elle devait vraiment surveiller ce qu'elle disait... « Tu peux toujours essayer d'avoir une personne qui s'occupera des petites pendant que tu travailleras ? Si le travail te manque, tu dois le faire pour toi. » osa-t-elle en buvant de nouveau une gorgée. Elle aurait voulu ajouter qu'elle trouvait un peu inutile de mettre sa vie entre parenthèse pour s'occuper des enfants ; elle-même n'avait jamais eu de lien particulier avec ses parents et elle n'en avait pas plus mal vécu. « Tu voudrais pas qu’on échange nos vies pour une semaine ? S’il te plaaaaait ? » Cette fois-ci, Athena ne se retint pas d'éclater littéralement de rire à cette idée. Everleigh à sa place ? Elle n'avait vraiment pas conscience de ce qu'elle lui proposait. « Essayons donc ! Je pense que si tu as ma vie & moi la tienne, on va faire un carnage des deux côtés » lâcha-t-elle sur le ton de la plaisanterie. C'était sa carte la plus utilisable, l'humour et le second degré. C'était comme ça qu'elle expliquait qu'elle doive parfois disparaître au milieu de la nuit, lorsqu'ils abordaient des sujets qu'elle n'avait pas paufiné lors de la création de sa double identité, comme... sa relation aux enfants ou ses hobbies les plus basiques.