J’étais posée au beau milieu d’un quartier qui semblait tomber en ruine, et qui aurait fait office d’un parfait décor pour un western moderne. Il m’avait semblé que le soleil, qui n’avait pas montré le bon de son nez depuis plusieurs jours, s’était pointé à cet instant précis pour essayer de donner quelques grammes de vie à l’endroit. A gauche, à droite, et du sol jusqu’au ciel se dressaient des grands immeuble qui avait perdu leurs couleurs et sur lesquels aucun étage ne possédait de balcon. Derrière moi, un cul-de-sac, des sacs poubelle traînaient par-ci par-là ; devant moi, une rue perpendiculaire à celle dans laquelle je me trouvais actuellement. Mais quelle idée j’avais eu ? Qu’est-ce qu’elle m’avait dit Kseniya déjà ? “Un mec qui montait dans mon taxi m’a demandé de le ramener dans un quartier du Bronx que je connaissais pas, et bah tu sais quoi ?! C’était génial, je suis même descendue prendre un verre avec lui !”. C’était quoi ? “Génial ?”. Pour quelqu’un comme moi qui vivait dans l’upper east side et qui n’avait jamais foutu un pied dans le Bronx malgré mes vingt-six ans de vie New-Yorkaise, je commençais à regretter d’avoir écouté ses conseils. J’étais, à ce moment précis, dans le cliché du Bronx tel qu’on l’apprenait au monde entier : des ruelles sales, et des délinquants. Bon, ok, pour l’instant je n’avais croisé personne qui m’avait paru suspect. Pour la simple raison aussi que je n’avais croisé personne, étant donné que ça allait faire vingt minutes que je n’avais pas bougé de cette ruelle et que j’envoyais des sms à Vlad et Dante pour leur demander de venir me chercher. Textos auxquels, bien sûr, ils ne répondirent jamais. Je n’avais pas peur. Je n’étais pas inquiète, ni angoissée. J’étais juste loin de chez moi, dans un quartier que je ne connaissais pas, seule. Et je n’avais aucune idée d’où aller. Au hasard, alors que le soleil se couchait, je poussais la porte d’un bar qui avait l’air sympa. En face de moi, j’aperçus un mec me regarder, et je crus l’entendre appeler “Lola !” ; c’est une erreur monsieur. En l’ignorant, j’allai m’asseoir au bar et commandai un Coca. Le serveur était mignon, j’avais presque eu envie de lui faire le coup du “surprenez-moi” suivi du clin d’œil et du sourire en coin mais c’était trop non ? On était dans le Bronx, je savais pas comment ça fonctionnait ici… J’étais comme une touriste dans un pays éloigné… et inconnu… et pauvre… Bizarrement, je m’y plaisais assez.

« Lola ? » je sursautai. La voix m’avait paru incroyablement proche de mon oreille, et je ne l’avais pas entendu s’approcher. En me retournant, j’étais tombée nez à nez avec ce mec que j’avais vu au fond du bar une vingtaine de minutes plus tôt. Je le regardai avec des yeux écarquillés et un sourire qui traduisait mon incompréhension la plus totale de la scène. « Absolument pas, vous devez vous tromper de personne. » J’étais sur le point de retourner flirter avec le serveur quand je l’entendis insister « Allez, on s’est croisé ici il y a quelques jours ! T’as pas envie de me voir, c'est ça ? Dis-le tout de suite ! » Par déduction féminine, si cette Lola avait vraiment croisé ce type hyyyper lourd, je doute effectivement qu’elle aurait eu envie de le revoir. J’osais espérer qu’il n’était pas une grosse perte pour elle. « Non, désolée, pas vraiment envie ! » Je lui accordai une fausse moue et il partit dépité. Et puisque visiblement le serveur était une cause perdue, je ne tardai pas à partir également. « Où est-ce que j’ai foutu mes clefs ? » Devant ma voiture, je fouillai mes poches, impossible de trouver mes clefs… À vrai dire, impossible de trouver mon argent et mes papiers non plus. Saloperie de Bronx, les pickpockets y étaient doués ! À moins que… J’avais simplement oublié mon sac dans le bar, quelle imbécile ! En furie, j’accourus jusqu’au bar et, trop pressée, je ne parvins pas à éviter la jeune fille qui se déplaçait dans le sens opposé. Collision inévitable, j’avais vacillé, mais était restée debout. En recouvrant mes esprits, je fus surprise de tomber face à moi-même. « Qu’est-ce que ? » Sans lui adresser un mot, j’attrapai la personne qui se trouvait la plus proche de moi et lui demandai si cette jeune fille était bien mon portrait craché. Il répondit par la positive avec un regard suspect avant de retourner à ses occupations. Elle avait l’air aussi surprise que moi… Ou plutôt plongée dans un questionnement sur elle-même : si cette fille n’était pas moi, et si un miroir ne s’était pas interposé entre moi et le reste du monde… C’était qui ? « T’es pressée ? Je sais pas, t’as quelque part où aller peut-être ? Parce que j’ai complètement envie de te poser des milliers de questions autour d’un Coca… ou autre chose, ce que tu veux. » C’était trop bizarre pour laisser passer ça. Toute cette journée était trop bizarre, ce quartier était trop bizarre, et les gens, ce type qui m’avait appelée Lola… Mais à ce propos… ?

« Non, non, je... » Oh merde, je lui avais pas fait peur au moins ? Si ça se trouve, elle avait un rendez-vous super important. Si ça se trouve elle est affreusement timide et elle osera pas me dire non, même si elle peut pas, même si elle veut pas. A ce moment j’étais presque prête à m’excuser de mon enthousiasme pour la laisser s’en aller tranquille si c’était ce qu’elle voulait. C’est vrai, on a beau avoir presque la même tête trait pour trait, se ressembler comme deux gouttes d’eau, cette fille pouvait être mon opposé au niveau du caractère et du tempérament ; elle pouvait être tout et n’importe quoi à vrai dire, je la connaissais pas. Elle pouvais être une parano psychotique et complètement schizophrène qui venait de sortir d’un asile, et là pour sûre je me mettais dans une merde considérable si je prenais ce verre avec elle. Elle pouvait être comtesse ou princesse de je ne sais où, Autriche ou Hollande – la VRAIE comtesse de Hollande, une de mes cousine très éloignée quoi, et non pas cette fausse comtesse pour laquelle je me faisais passer devant Sergeï. Et si je partais trop loin ? Si c’était juste une fille… normale ? Je sais pas, une insist’, une caissière, une chef d’entreprise, une magicienne, que sais-je encore ? Et si elle était, malgré mon engouement soudain et peut-être un peu flippant, tout à fait disposée à prendre ce verre avec moi, et tout aussi surprise que moi d’être tombée sur son double ? « J'ai rien à faire, je paie la première tournée ! » Bon bah voilà, c’était bien la peine de te poser toutes ces questions Winnie… Je sautai à pieds joints pour récupérer mon sac que je venais d’apercevoir au coin du bar, sur un tabouret un peu exclu, en lâchant un joyeux « Super ! » à l’adresse de mon miroir ambulant. Quand je revins m’asseoir à côté d’elle, la jeune femme semblait déjà me connaître par cœur : pour cause, elle me commanda un Coca. J’étais ce genre de personne alcoolique au Coca. Je buvais rarement de l’alcool, principalement en soirée, pendant les fêtes ; mais le Coca était la boissons qui accompagnait TOUS mes repas, et la plupart de mes sorties-bar. Même plus que de l’eau encore. Avec un grand sourire, j’acquiesçai. « Au fait, moi c'est Lola. » Ahah. C’était donc ça. Est-ce que j’étais censée lui dire que j’avais rembarré un gros lourdaud en prétendant être elle ? Ou bien devais-je garder ça pour plus tard, quand on serait copine ? Lola. Ça me faisait bizarre. De savoir que sur toutes les personnes que je croisais chaque jour, la plupart ne me connaissaient pas, certains me reconnaissaient en tant que Winnie, et d’autres peut-être, une infime partie, pensaient que j’étais une autre ; une autre qui s’appelait Lola. C’est joli comme prénom Lola. « Lola… » répétai-je dans un souffle. « Oui je sais que tu t’appelles Lola, c’est aussi mon prénom. Je suis toi. Toi du futur. Et je viens pour t’annoncer une terrible nouvelle…L’avenir de l’humanité est entre tes mains ». J’écarquillai les yeux pour avoir l’air flippant, je devais ressembler au professeur Trelawney. Puis j’esquissai un sourire et commençai à rire légèrement. C’était trop tôt pour les blagues ? Vous pensez qu’elle m’avait crue ? « En fait j’ai croisé un gars il y a, genre, une demi heure. Il m’a prise pour toi je crois bien, il m’a appelée Lola et m’a rappelé qu’on s’était croisé ici-même y a quelques jours. » Pour l’instant, j’avais évité le passage où je lui avais demandé de dégager. On sait jamais, je le connaissais pas non plus ce type, ça pouvait être l’homme de sa vie et je venais de la ruiner en seulement quelques secondes. Je finis mon Coca d’une traite et déclarai « Donc... je plaisantais, je viens pas du futur, quoi. Moi c’est Winnie. Enfin pas tout à fait, mes parents m’ont appelé Fhelann, mais c’est bizarre à écrire et puis tout le monde m’appelle Winnie donc… C’est bizarre si je te propose un jeu ? Genre, le jeu des points commun. Mon en fait c’est plus une sorte de questions-réponses… T’es née quand ? Moi je suis née le 29 février 1987 et ouais, je sais jamais si je dois fêter mon anniversaire le 28 février ou le 1er mars. Je viens d’avoir 26 ans. » et je parlais trop aussi. J’étais super bavarde avec mes amis de longue date généralement, mais très rarement à ce point avec les gens que je venais de rencontrer ; jamais, en fait. Mais je sais pas, elle m’inspirait plein de bonnes choses cette Lola, elle avait l’air cool, et en plus elle était jolie . Et puis avec encore plus de chance, le hasard l’avait fait naître en février 1987 aussi… Ce serait fou.

Bon. Elle est pas née le 29, mais le 17. On était pas loin. C’était dingue quand même ; même tête, même âge, avec un peu de chances on avait les mêmes origines, exerçait le même métier, habitait au même endroit et portait le même nom de famille. Franchement, j’étais à moitié abasourdie, à moitié ravie d’être tombée sur elle. En plus d’être presque-moi, Lola avait l’air d’être une personne affectueuse, à l’écoute, assez bout-en-train, drôle et bonne copine. En plus elle ne semblait pas embêté par tous les mots qui sortaient de ma bouche à toute vitesse, au contraire elle se prêtait même plutôt bien au jeu ! Je fis un signe à l’adresse du serveur pour lui rappeler nos commandes qui tardaient à arriver, tandis que Lola continuait sur sa lancée. « Enfin ! Enchantée, Winnie. Fhelann est beau aussi, mais je l'épèlerais F-E-L-A-N-E, ce qui n'est sûrement pas le cas, donc Winnie, ça fait très bien ! » Oui, ce prénom était plutôt joli mais il m’avait causé des problèmes toute ma vie. Mes professeurs mettaient des heures à le prononcer, les institutions comme la Mairie ou les écoles ne l’écrivaient jamais correctement, si bien que le monde entier s’était mis à favoriser mon second prénom, qui était le même que celui de ma grand-mère, Winnifried ; un prénom hollandais que je trouvais hideux et bien plus compliqué aussi bien à écrire qu’à prononcer. Enfin, il avait fallu que j’attende de faire la connaissance de Vladimir et Dante pour être surnommée “Winnie”, raccourci bien plus agréable de mon second prénom, que tout le monde s’était mis à adopter dans la foulée. C’était comme ça que je me présentais depuis une dizaine d’année, et le seul qui s’obstinait à m’appeler Fhelann, c’était Pacific, mon collègue qui devait trouver que la limite personnelle risquait d’être franchie s’il m’appelait Winnie, comme tout le monde. Enfin, on va pas disserter mille ans dessus, Fhelann n’existait plus que sur ma carte d’identité et mon passeport désormais. « Oui je te comprends, ce prénom n’a jamais été évident à porter, d’ailleurs ça ne m’étonnerait pas si j’étais la seule au monde à l’avoir. » Contrairement à Lola. Lola c’est commun, même c’est joli, c’est simple, c’est agréable. Mes parents avaient passé leur vie à faire le plus compliqué possible. Ils auraient pu m’appeler Lola. Ça aurait été parfait sur moi, et en plus ça aurait accentué considérablement le comique de la situation actuelle. D’ailleurs, j’avais constaté que certaines têtes autour s’étaient tournées vers nous ; le fantasme des jumelles, sans doute, ou bien l’amusement de ceux qui avaient bien remarqué que l’on venait de se rencontrer. « C'est fou, on est vraiment nées à peu d'écart ! Tu viens d'où, t'as grandi où ? » Un grand sourire se dessina sur mes lèvres, parce que j’étais ravie qu’elle m’ait suivie avec tant d’enthousiasme. Ceci dit, ma réponse à cette question allait tout de suite être moins drôle ; je n’avais malheureusement pas beaucoup voyagé dans ma vie, j’avais vécu toute ma vie au même endroit et je n’avais passé mes vacances qu’en France. Mon travail à l’agence de pub m’avait permis de voir la Californie, la Floride, ou encore le Groenland, pour tourner des spots TV sous les palmiers, ou dans le Grand Nord, mais rien de bien exaltant. Je lui adressai une moue pour lui annoncer d’avance que ça ne serait pas extraordinaire, et qu’il y avait peu de chance pour qu’on se rejoigne à ce niveau là. « Je suis née à New York, j’ai grandi à New York et j’y habite encore aujourd’hui. Ouais, pas très exotique, je sais. » Je lève les yeux au ciel. Dans notre similitude presque parfaite, je crois constater que Lola a le teint assez méditerranéen. Je sais pas, elle est peut-être espagnole, ou Portugaise ; ou Française. J’essaye d’émettre des hypothèses dans ma tête et je crois que je n’en suis pas loin, mais elle seule pourra confirmer mes pensées « Et toi ? ». Sans même attendre sa réponse, je relance le jeu « Et tu fais quoi, dans la vie ? » Là, je n’avait toujours pas d’idées. Elle avait bien une tête de leader, genre une chef d’entreprise, ou une prof de quelque chose. Enfin après, j’étais pas très objective non plus : sa tête de leader, c’était aussi la mienne.