Hella & Sasha

Je ne saurais même plus dire comment j'avais rencontré la jeune femme. Sasha. Le genre de femme au métier sérieux assez pour vous laisser vous demander ce que vous avez bien pu faire pour mériter de croiser son chemin, et encore plus de gagner sa confiance et de progressivement en faire une bonne connaissance, si ce n'est une amie. Non. Vraiment, ça m'échappait... Mais pourtant, elle me contactait. Elle m'invitait. Il y avait un sourire dans sa voix quand elle venait à me parler et pour autant que je pouvais la rechercher, je n'y percevais pas la moindre once de pitié. Juste du souci sincère... Je me demandais à quoi elle pouvait bien ressembler, de quelle couleur étaient ses cheveux, quelle teinte prenaient ses joues lorsqu'elle partageait avec moi quelque chose qui l'embarrassait; j'avais la manie de ressentir le visage de quelqu'un très tôt après l'avoir rencontré, comme Kellen en avait fait les frais, mais il y avait quelque chose chez Sasha qui arrêtait mon geste, me laissant me demander, imaginer juste quels traits allaient avec cette femme extraordinaire par delà toute raison.

Parce que je n'étais que moi, enfant meurtrie venant du froid, déboussolée par la nouvelle vie ici dans cette mégapole qui pouvait engloutir à elle-seule une quantité incroyable d'Islande. J'avais troqué la nature pour le béton, l'air pur pour l'oxygène enfumé, la brusquerie pour la liberté. La joie de vivre pour la cécité, l'assurance pour la maladresse. Je n'avais pas le genre de caractère qui permettait qu'on me prenne en pitié, je n'avais pas grandi ainsi, je l'étais devenue et je pouvais tout autant recouvrer la vue que l'avoir perdue à jamais... Mais je ne supportais pas qu'on me traite pour moins que ce à quoi j'étais habituée toute ma vie (chose qui, au final, ne signifiait pas grand chose lorsqu'on sortait d'un couple violent). J'arrivais seule à l'adresse que j'avais fréquenté que si peu, le taximan proposa de m'escorter à l'entrée jusqu'à ce que je ne refuse son offre, uniquement pour me voir offrir la même courtoisie de la part du portier. Là encore, je refusais. J'avais ma canne, les lieux n'étaient pas entièrement inconnus, j'étais grande assez: tout irait bien. ... Quatorze pas sur la gauche en sortant de l'ascenseur, trois de biais et je me retrouvais devant la porte de chez Campbell. Je sonnais, elle ouvrit, elle salua... Bonsoir... Dis, est-ce que tu peux dire au valet qui attends devant l'ascenseur qu'il peut retourner à son poste maintenant... Soit ça, ou alors de mettre un aftershave moins entêtant, il donne la migraine. Sasha n'avait qu'à se pencher pour remarquer que le portier avait dû assigner au jeune bagagiste la tâche de me suivre pour s'assurer que je ne me perdais pas en route ou bien que tout irait bien. Cela m'agaçait... C'était mignon, mais ça m'agaçait, si bien que si j'acceptais la main de Sasha pour me guider dans sa demeure, je fulminais un peu plus que je ne le devrais. J'ai juste envie que les gens cessent de me voir comme une infirme, est-ce que c'est si difficile à comprendre ? Je voulais être traitée normalement, malheureusement la présence du bâton qui me servait à me guider n'aidait pas cette optique des choses. Je le repliais machinalement, avant de le glisser dans mon sac et de me dévêtir de ma veste et la poser sur le dossier de fauteuil que je savais être à 1.5m sur ma droite. Sasha avait pris ses propres habitudes, et c'est parce qu'elle agissait avec cette régularité que je la laissais faire: me prendre la main à l'entrée, me guider sur la vingtaine de pas menant au salon, et me laisser proche des sofas, libre de m'installer où je le désirais pendant qu'elle vaquait à d'autres occupations. Comment je vais ? Pas bien différemment de l'autre fois.... Ah, si... Il a finalement réussi à m'avoir, résultat des courses je me retrouve avec un chien sans vraiment savoir quoi en faire. Je vais devoir aller le chercher mardi... En parlant de ça, Sul' n'est pas là ? L'odeur ambiante était de toute évidence animale, mais il y avait une certaine froideur dans l'arôme, comme un relent de ce qui était sans pour autant que cela ne soit causé par une créature toujours présente. Je suis surprise qu'il ne m'ait pas sauté dessus, surtout avec l'odeur de cet autre chien probablement encore rattachée à mes jambes... Installée comme j'étais sur le divan, je me penchais vers mon verre jusqu'alors posé sur la table, juste pour avoir la surprise de retrouver la main de Sasha apparemment sur la même trajectoire. Avait-elle voulu me rendre mon verre ? Le remplir ? Je n'en savais rien, mais le contact inattendu me fit légèrement sursauter, avant de ricaner comme une imbécile. Désolée... Mon anglais laissait encore à désirer et je ne pensais pas que je me débarrasserais un jour de cet accent à couper au couteau, mais j'osais espérer que je faisais des progrès... Même si c'est dans des moments comme celui-ci, où la surprise me retranchait dans ma coquille, que les premières réactions restaient encore les plus naturelles dans ma langue natale. J'avais perdu l'habitude d'être touchée, et à mon avis, rien ne valait un bon verre de vin pour noyer l'éclat électrique que j'avais perçu en la frôlant.