Installée dans un train qui la ramenait à New York, Tiziana était plongée dans la lecture d’un bouquin que lui avaient offert ses parents pour Noël. C’était justement de chez eux dont elle revenait. Son travail l’avait obligé à passer le réveillon à New York, sans ses parents, mais elle l’avait tout de même passé avec ses cousins-cousines et avait dû attendre patiemment d’obtenir quelques jours de repos pour faire une halte dans le comté de Westchester où vivaient ses parents. Elle avait beau être en ménage depuis longtemps, Tiziana adorait passer du temps avec ceux qui lui avaient tout appris et qui l’avait soutenu dans les périodes difficiles. Ils avaient improvisé une nouvelle soirée de Noël pour l’occasion : il y avait le sapin, les cadeaux et sa mère s’était pliée en quatre pour cuisiner son meilleur plat. Cependant, le temps défila beaucoup trop rapidement à son goût et bientôt il fut l’heure de regagner son modeste appartement en plein cœur de Greenwich Village. A peine s’était-elle installée dans le train que la jeune femme avait commencé à lire. Elle appréciait les bons livres. En fait, Tiziana avait passé une bonne partie de sa vie le nez plongé dans les bouquins, de l’époque où elle se trouvait en fauteuil roulant à celle où elle avait choisi d’intégrer la faculté de médecine pour devenir kinésithérapeute. La lecture aidant, Tiziana ne fit pas le temps passer. Elle fut tirée de sa lecture par une voix sortant des haut-parleurs, informant aux voyageurs que le prochain arrêt serait Grand Central Station. Son arrêt. L’eurasienne s’empressa alors de ranger son livre, prit sa valise et se dirigea vers la sortie pour être parmi les premières personnes à descendre du train. Elle avait encore une rame de métro à prendre avant d’attendre le quartier de Greenwich Village où se trouvait son appartement et n’avait pas envie de l’emprunter à heure de pointe.

Lentement, le train entama sa décélération jusqu’à s’arrêter totalement, les portes s’ouvrirent et Tiziana fut la première à poser pied sur le quai de la gare new yorkaise qui grouillaient de personnes. Elle dû presque jouer des coudes pour se frayer un chemin entre le personnel, les voyageurs et les touristes qui visitaient l’endroit avec leur audio guide sur les oreilles. Sa progression ralentie par tout ce beau monde, Tiziana constata sur le panneau d’affichage qu’elle venait tout juste de louper son métro et songea alors à prendre un taxi ou un bus jusqu’à chez elle afin de ne pas manquer le retour d’Hanoï, son Golden Retriever, qu’elle avait confié à une amie. Par précaution, la jeune femme s’empara de son téléphone et l’informa de son possible retard par un SMS avant de prendre la direction de la sortie… Pour y revenir quelques minutes plus tard. Elle avait mis le nez dehors pour consulter les horaires placardés sur l’arrêt de bus et constatant que la ligne qui l’intéressait n’était pas prête d’arriver, Tiziana préféra ne pas attendre dans le froid et pénétra cette fois-ci dans le hall d’attente dont elle apprécia aussitôt l’ambiance et la chaleur réconfortante.

C’est en jetant un coup d’œil circulaire à l’endroit pour y chercher un banc que son regard se posa sur une jeune femme un peu étrange. C’était une jeune femme blonde fraîchement vêtue qui tenait un ours en peluche dans ses bras et qui semblait perdue et apeurée. Tiziana eut presque l’impression qu’elle sortait tout droit d’Alice aux Pays des Merveilles. « Aide… S’il vous plait… » l’entendit-elle sangloter. Frapper par l’indifférence des voyageurs, Tiziana n’écouta que sa bonté et s’approcha de la mystérieuse inconnue pour venir poser délicatement sa main sur son épaule, l’incitant ainsi à se tourner vers elle. « Mademoiselle ? » commença-t-elle doucement, pour ne pas l’apeurer davantage. Consciente de l’état dans lequel elle se trouvait, la kinésithérapeute lui adressa un sourire qui se voulait le plus apaisant possible. « Je peux vous aider ? ». Son regard se posa alors sur la robe qu’elle portait. Elle enleva aussitôt son manteau pour le poser sur les épaules de l’inconnue. « Tenez. Venez vous asseoir. » dit-elle, passant un bras autour de son épaule pour la conduire jusqu’à une place libre.

Par moment, Tiziana était réellement consternée par le manque d’intérêt de l’être humain. Elle avait parfois l’impression de ne pas être née à la bonne époque et aurait voulu faire un bond dans le passé pour revenir au temps où les personnes étaient solidaires… pauvres, certes, mais solidaires. C’était à croire que la richesse ou encore les nouvelles technologies les avaient coupés du monde réel et avaient modifiés leurs comportement. Ils étaient devenus plus égocentrique voire totalement égoïste. Le « Un pour tous, tous pour un » avait fini par laisser place au « chacun pour soit ». Que s’était-il passé ? Comment en étions-nous arrivés à un tel niveau d’indifférence ? Il subsistait cependant certaines personnes attachées aux valeurs nobles et justes, mais elles se faisaient de plus en plus rares. Tiziana les considérait presque comme en voie d’extinction. Pour sa part, elle était fière. Fière d’avoir été élevée dans une famille aussi conservatrice. Son geste était donc purement désintéressé. Ce n’était pas par curiosité ou autre vice, mais bien parce que Tiziana était une personne bienveillante de nature et que l’état de l’inconnue était alarmant. L’eurasienne qui était pourtant bien couverte même sans le manteau qu’elle avait posé sur ses frêles épaules, ne put s’empêcher d’être prise d’un frisson de compassion en voyant l’inconnue aussi légèrement vêtue par un temps pareil. Ce n’était définitivement pas normal. Tiziana cherchait à comprendre. Comprendre pour quelles raisons cette jeune femme se trouvaient ici, pourquoi était-elle si peu vêtue, pourquoi demandait-elle de l’aide et, surtout, pourquoi avait-elle l’air si perdue et si triste. Tiziana voulait voulait lui poser toutes ces questions, mais la jeune femme tellement en état de choc que l’italienne décida de ne pas lui faire subir d’interrogatoire tout de suite.

Tiziana profita du silence ambiant pour l’examiner du regard. Elle semblait si fragile. Si enfantine. L’âme d’une enfant piégée dans un corps d’adulte. Ses sourcils se froncèrent légèrement et l’eurasienne envisagea l’hypothèse de mauvais traitements. En tant que professionnelle de santé, il relevait de son obligation d’avertir les services compétents, mais Tiziana préférait en avoir le cœur net avant de tirer la sonnette d’alarme. Après un moment, ce fut finalement l’inconnue qui prit la parole. « On ... On est où ? » balbutia-t-elle faiblement. Grand Central Station était pourtant un endroit connu ; c’était LA gare par excellence ! Preuve en était, les groupes de touristes qui se bousculaient pour pouvoir la visiter. « New York. Grand Central Station. Vous avez dû vous assoupir dans le train qui vous a conduite jusqu’ici. » répondit-elle simplement en observant sa réaction. Elle avait comme un mauvais pressentiment. En fait, Tiziana avait l’impression que l’inconnue était encore plus perdue qu’elle se l’était imaginée. Peut-être était-ce aussi l'absence de bagages, si ce n'était l'ours en peluche qu'elle semblait ne plus vouloir lâcher comme si sa vie en dépendait. « Je m’appelle Tiziana. Et vous, quel est votre nom ? » demanda-t-elle finalement. Elle n’avait alors aucune idée de la réaction en chaîne qu’elle risquait de provoquer dans l’esprit déjà bien chamboulé de l’inconnue.

« Je sais pas… Je sais pas j’en sais rien ! Je sais rien du tout… Je ne sais plus… » hurla-t-elle, alertant leurs voisins et provoquant chez Tiziana un énorme pincement au cœur. Sans avoir besoin de tourner la tête, Tiziana put sentir le poids des regards qui pesaient sur elle et se retint de les fusiller du sien. Lorsque la jeune femme avait pénétrée dans le grand hall d’attente, ils n’avaient pas daigné bouger d’un pouce pour lui venir en aide et voilà que maintenant, la jolie blonde attirait toute leur attention. Finalement, l’eurasienne décida de ne plus leur prêter attention et s’intéressa de nouveau à la jeune femme. L’intuition de l’eurasienne s’avérait exact : l’inconnue était bel et bien dans une situation plus que délicate. Tiziana se trouvait donc en présence d’une personne amnésique. C’était la première fois de sa vie qu’elle se retrouvait face à une situation pareille et ne savait vraiment pas comment s’y prendre pour l’aider. Elle était kinésithérapeute de profession et malgré toutes les choses qu’elle avait réussi à accomplir, rééduquer la mémoire de quelqu’un était loin de faire partie de ses compétences. Non. C’était avant tout le travail d’un neurologue. Tiziana pensa alors aussitôt à Jalil. Lui seul serait en mesure de lui venir en aide, mais elle savait qu’il était en deuil et peut-être de retour dans son pays natal pour assister aux funérailles de son père. La jeune femme pinça les lèvres, cherchant que dire ou que faire. Elle n’osait à peine imaginer ce que l’inconnue pouvait éprouver à cet instant précis et devinait sans mal la peur et le sentiment de frustration qui la tenaillait, mais elle se fit la promesse de l’aide dans sa quête d’identité à venir. L’innocence de cette jeune femme à peine plus jeune qu’elle touchait Tiziana au point de faire ressortir sa fibre maternelle. Elle ne connaissait absolument rien d’elle et manifestement, l’inconnue en était au même point. Elle était inoffensive, l’eurasienne en était convaincue.

Tiziana attendit que l’amnésique se calme enfin pour passer de nouveau son bras autour de ses épaules frêles et l’amena tout contre elle dans un geste qui se voulait maternel. Elle profita alors de l’étreinte pour examiner son crâne à la recherche d’une quelconque blessure qui indiquerait peut-être un traumatisme crânien à l’origine de sa perte de mémoire instantanée, mais ne trouva rien. « Shh. » murmura-t-elle. « Ca va aller. On découvrira ce qui t’es arrivée. ». Cela sonnait comme une promesse. En réalité, s’en était une. Par ces temps modernes, une personne perdue ne le restait jamais très longtemps. Les nouvelles technologies avaient du bon, en fin de compte ; elles pourraient user des médias ou de l’internet pour aider la jeune femme à retrouver les siens. Son regard se posa alors sur la machine située à côté d’elle. Tiziana s’empara alors de son porte-monnaie et inséra de quoi acheter un chocolat chaud qu’elle lui tendit quelques minutes plus tard. « Tiens, bois-ça, ça te fera du bien, mais fais attention, ça brûle. » dit-elle en se réinstallant à ses côtés. Ce n’était pas aussi nourrissant qu’un bon repas, mais Tiziana espérait qu’un peu de sucre permettrait à l’inconnue de retrouver quelques couleurs : elle avait le teint aussi terne et pâle qu’un fantôme. Pendant qu’elle sirotait tranquillement son gobelet, Tiziana en profita pour réfléchir. Il était tard et elle doutait qu’un détour par le bureau de police soit une bonne idée à une heure pareille, surtout avec l’état dans lequel la jeune femme se trouvait. Elle avait l’air si épuisé. Physiquement comme psychologiquement, d’ailleurs. « Pour l’instant, il est tard et je pense pas que nous puissions faire quelque chose aujourd’hui. Tu n’as qu’à passer la nuit chez moi et on s’occupera de tout ça demain. Allez viens, ne restons pas là. » dit-elle en l’incitant à se lever. Tiziana prit alors ses bagages et marcha aux côtés de l’inconnue jusqu’à la sortie où elle héla un taxi. « Greenwich Village, appartement 8. » ordonna-t-elle au chauffeur lorsqu’elles furent prêtes à partir.
Quelques minutes plus tard, après avoir été retardé par la circulation, le taxi s’arrêta en bordure de son appartement et Tiziana paya la course. « On y est. » annonça-t-elle à la jolie blonde, lui adressant un sourire qui se voulait toujours aussi rassurant. Tiziana descendit du véhicule, ouvrit la porte d’entrée et traversa le hall jusqu’à la porte de son appartement non sans un dernier coup d’œil derrière elle pour s’assurer que l’amnésique la suivait toujours. Elle sourit, ouvrit la porte et l’invita à entrer dans son appartement. « Installes-toi, si tu as froid tu peux prendre le plaid. » dit-elle en désignant les fauteuils du salon tandis qu’elle déclenchait le chauffage. « Comment te sens-tu ? »

Elle savait que sa réaction était peut-être un tantinet précipitée. Tiziana ne connaissait rien de cette jeune femme – et de toute évidence, elle non plus – cependant l’eurasienne ne pouvait se résoudre de l’abandonner à son triste sort. Leur conversation était certes limitée jusqu’à présent, mais cela avait suffit à la kinésithérapeute pour se faire une opinion favorable de la jeune femme. Touchée par ce côté naïf et perdu, Tiziana n’avait pas hésité à la prendre sous son aile et à l’inviter dans son appartement où elle se trouvait à présent. L’eurasienne fit alors des pieds et des mains pour que la jolie blonde soit à son aise, espérant peut-être qu’un peu de calme l’aiderait à y voir plus clair. Peut-être qu’après un bon repas et une bonne nuit de sommeil la mémoire lui reviendrait ? Ou peut-être que le problème était un peu plus profond que ça. Elle soupira, frustrée de ne pas être en mesure de l’aider davantage et sourit en voyant que l’inconnue n’osait pas vraiment toucher aux affaires de Tiziana. Celle-ci s’approcha donc et déplia le plaid pour le poser sur les frêles épaules de la jeune femme encore frigorifiée. « Ce serait embêtant si tu venais à tomber malade. » se justifia-t-elle. La jolie blonde répondit alors à la première question que Tiziana lui avait posé quelques minutes plus tôt et qu’elle semblait avoir étudié avant de lui répondre le plus sincèrement possible. « Mieux… Mais je… Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » demanda-t-elle. Une lueur de tristesse passa alors dans les yeux verts de l’eurasienne qui laissa échapper un petit soupir lourd de sens. « Malheureusement, je n’en sais pas plus que toi, mais il semblerait que cette peluche soit ton seul bagage. » dit-elle en désignant l’objet que l’inconnue tenait fermement dans ses bras. « J’imagine que ça doit être effrayant de ne plus se souvenir de qui l’on est… » commença-t-elle, cherchant les mots pour apaiser l’esprit de la jeune femme et lui donner un peu d’espoir, mais de toute évidence, rien n’était assez bien à son goût. « J’aimerais trouver les bons mots et te promettre que ta mémoire te reviendra, mais je ne suis pas sûre que cela te soit d’une grande aide. Tout ce que je peux faire, c’est t’emmener voir l’un de mes amis qui est neurologue, il pourra d’ausculter et voir si ta perte de mémoire est due à une commotion cérébrale ou à un choc émotionnel. Et puis pour ce qui est du reste, avec les médias il y aura toujours possibilité de lancer un appel à témoins pour qu’une personne de ton entourage se manifeste. ». Tiziana esquissa alors un petit sourire. « En attendant, si tu n’as pas peur des chiens, tu peux rester ici. Je vais voir pour te prêter quelques vêtements et tu dormiras dans la chambre d’amis. Est-ce que tu as faim ? » demanda-t-elle, tandis qu’elle s’éloignait en direction de la cuisine, prête à improviser un repas en deux temps trois mouvements.