Astaria + Valentino

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Encore un jour. Un nouveau. Un de ceux où je me réveille seule dans un grand lit au matelas usé, à l'édredon étrange, dans cette bulle anachronique, dans cet appartement figé dans le temps. Qui pourrait dire en quelle année nous sommes s'il ne jette pas un oeil par la fenêtre ou son nez dehors ? J'oscille entre 1965 et 1980 chaque fois que mon regard se pose sur un objet. Je ne peux pas dire que la décoration laisse à désirer puisque, techniquement, il n'y a pas de réelle volonté décorative. On se croirait dans un vide grenier, une brocante ou une friperie. J'imagine que ma tante s'est contentée d'accumuler les objets et de les déposer là où il existait encore un peu de place. Si bien que sur la table de chevet, je trouve un globe terrestre en lieu et place du traditionnel réveil, et me trouve obligée de quitter le lit pour m'informer de l'heure avancée en tirant les lourds rideaux à motif tapisserie moyen-âgeuse. Il est tard, évidemment, décalage horaire oblige, lorsque je quitte l'appartement, préférant prendre la fuite que d'avoir à écouter une énième aventure que Natty ne manquera pas de me conter à nouveau. Je suis fatiguée, je suis perdue, chamboulée par les dimensions de cette ville étrangère. Je sais exactement ce dont j'ai besoin : de mes habitudes, de mon familier. Je ne suis là que depuis deux jours, le vernissage aura lieu demain, et je ressens déjà l'impérieuse nécessité de retourner auprès des miens, dans mon douillet et hermétique quotidien. Puisque je ne le peux pas, je décide de faire ce pourquoi je suis là, et planquée derrière mon objectif, je m'isole, je me protège, je deviens invisible, invincible, et voyeuse. J'ai naturellement opté pour ce que tout français connait : Central Park, et sur ma route, je capture les expressions, les émotions, les sourires, les grimaces, les rires parfois... Ici un homme pressé, l'oreille greffée à son smartphone, et là des enfants se disputant un ballon. Je ne reste jamais suffisamment longtemps pour me faire repérer, la veille m'ayant enseigné à quel point l'américain est procédurier. Je m'échappe, je m'évapore sitôt mon forfait accompli... du moins, jusqu'à lui. Il est étrange et fascinant, il est absent et tellement présent. Omniprésent, même. Je n'ai plus vu que lui sitôt qu'il m'est apparu. Il me fallait son âme, toute son âme, alors je suis restée, j'ai observé, j'ai capturé cette myriade d'émotions. Des émotions abyssales offertes au regard sans pudeur. Il s'était livré, continuait de le faire et je prenais et m'appropriais tout ce qu'il me tendait. Jusqu'à ce que son oeil croise le mien au-delà de l'objectif, et que je me retrouve à sursauter, prise en faute, idiote. Suffisamment idiote pour lever une main et m'exclamer “Je viens en paix !”. Très fin.

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Je me souviens de manière viscérale du tout premier instant où je fus en contact avec un appareil photo, de cette incroyable excitation qui en découla, celle de pouvoir voler, collectionner, entasser en toute impunité. Je ne voulais pas montrer, ça c'est venu beaucoup plus tard, je rêvais de pouvoir fixer pour l'éternité tout le beau que je croisais sur ma route et qui disparaissait presque instantanément. Je voulais le capturer sous toutes ses formes dans ma boîte magique afin de pouvoir le faire mien et le contempler à loisir. Une démarche que je reproduisais encore aujourd'hui, bien des années plus tard, capturant sur pellicule ces beautés insoupçonnées. J'ai un oeil, je vois des choses que le commun des mortels côtoie et ignore. Ils ne le perçoivent qu'une fois que je le leur montre. Certains voient des auras, et d'autres des morts partout, moi ce sont les émotions. Celles qui se dégagent des individus, des interactions entre individus, celles d'un mouvement, celles d'un paysage, parfois, ou même d'une architecture. Je n'invente rien, je ne créer pas, je me contente de voler. C'est ce que j'ai fait avec lui, avec celui que je ne perçois qu'à travers des détails. Il fut d'abord concentration, puis passion, puis déchirure. Il devint doigts crispés, lèvre mordue, front plissé, et finalement, se transforma en sourire. Un sourire aussi immense qu'improbable. Un sourire qui lui mange la moitié du visage tandis qu'il me rend légitime d'un mouvement de main. Je viens d'accumuler une bonne vingtaine de clichés de lui, et il a l'air de trouver ça tout à fait ordinaire. Et brusquement, c'est moi qui me retrouve à mordre ma lèvre, à plisser le front et à crisper mes doigts contre mon appareil. Il m'intriguait déjà avant, désormais c'est pire. La politesse me pousse à me détourner et entreprendre de shooter au hasard, comme pour l'assurer que j'en ai terminé avec lui, et que je ne l'importunerais plus. Sauf que je n'y arrive pas, et qu'après trois gamins, deux grands-mères et un chien, mon objectif se braque à nouveau sur lui, et le cliquetis reprend. C'est pas de ma faute, il est passionnant. C'est d'ailleurs l'excuse que je m'apprête à lui servir lorsqu'il me transperce, une fois encore, de son regard. Sauf qu'à la place, c'est un “Qu'est-ce qui vous est arrivé ?” qui déborde de mes lèvres. C'est un autre de mes défauts, je pense à voix haute, j'ai pas de filtre.

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Quelle idiote ! Souvent j’ai l’impression d’être plusieurs dans ma tête, la sociable et bien élevée mutique, et la spontanée et absurde bavarde. Je parle trop vite, je pense trop fort, je formule à voix haute le résultat d’une réflexion que mon auditeur, bien évidemment, ne peut pas connaître. J’ai voulu savoir, j’ai voulu comprendre ce qu’il était, lui. Parce qu’il était forcément quelque chose d’incroyable pour dégager autant de choses en si peu de temps. Etais-je donc la seule à en avoir conscience ? Probablement, puisque le monde alentours semblait plus intrigué par mon appareil photo que par mon sujet du jour : le jeune homme sur son banc. J’aurais du être plus explicite, formuler ma question de manière plus développée, ou plus subtile, mais alors, aurais-je seulement osé la poser ? Certainement pas. Mais désormais qu’il incline la tête comme un félin face à un bruit inhabituel, dès lors qu’il m’interroge du regard, je n’ai plus d’autre choix que de développer ma question, que de l’informer sur le fil conducteur de mes pensées et par extension sur mon sans-gêne absolument affligeant. « Désolée, je ne voulais pas me montrer si indélicate… » Je cherche mes mots, je lutte avec cette langue qui n’a rien de maternelle. Et je m’approche aussi. Enfin, je le fais de manière hésitante, en donnant de petits coups de la pointe de mes chaussures dans les graviers du sentier. Pas boudeuse, juste intimidée et mal à l’aise brusquement. « Ce que je voulais dire, c’est que… » Que quoi ? Que qui ? Allez, Ast’, cesse de bégayer et lance-toi ! « Vous êtes fascinant ! » Voilà, bien, maintenant il va te prendre pour une frivole à la technique de drague très douteuse. « Je suis photographe… » je tente de me rattraper « … Et quand je prends quelqu’un en photo, c’est son histoire que je capture. C’est souvent succinct et passager, une émotion fugace, alors que vous… Vous dégagez tellement de choses que votre histoire personnelle doit être particulièrement intense. » Je plisse les yeux, je fronce les sourcils, je me concentre à nouveau comme pour essayer de lire en lui, et lorsque j’en prends conscience, je me ravise immédiatement, et reporte mon attention sur un point imaginaire derrière lui. « Pardon, je me rends compte à quel point c’était déplacé et… Bizarre, aussi. » Mais je suis française, alors j’ai des circonstances atténuantes, non ?

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Il ne parle pas. Pourquoi ne parle-t-il pas ? Il m'observe, il sourit, mais pas un mot ne filtre d'entre ses lèvres. Certes, je parle beaucoup, je parle très certainement pour deux, voir trois, mais il doit bien exister un juste milieu entre mes bavardages incessants et son mutisme pur et simple. Est-ce qu'il est idiot ? Serais-je tombée sur le seul type intellectuellement limité de tout Central Park ? Ca me ressemblerait bien, ça, foutu karma ! A moins que... Ô mon dieu ! Il ne comprend rien de ce que je dis ?! Mon accent est si épouvantable qu'il capte pas une syllabe de ce que je raconte depuis cinq minutes ? Evidemment, pas une seule seconde j'en viens à me dire que ce jeune homme peut, tout simplement, être muet. Non, je préfère imaginer que le problème vient de moi, comme toujours, et non de cet être fascinant. Je ne sais pas à quoi je m'attendais, à ce qu'il porte un panneau clignotant autour du cou, "attention, je suis muet" ? Peut-être. En attendant, je ne m'en doute pas un seul instant, et quelque part, je crois même que je meure d'envie d'entendre sa voix. Le tableau reste inachevé tant qu'on y mêle pas le son, l'essence même de cet être, l'essence même de n'importe quel être. Son silence le drape de mystère, et je n'aime pas le mystère, le mystère m'agace, surtout lorsque je veux posséder un sujet. Je devrais partir désormais, je le sais, je n'ai que trop abusé de son temps et de son attention, et pourtant je reste, je m'obstine, et à défaut de trouver mieux, je lui tends mon appareil, mon "précieux", écran tourné vers lui, écran affichant l'un des clichés volés et cette fascination que j'éprouve fixée pour l'éternité.

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Astaria + Valentino

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Ce n’était pas un manque d’attention ou de la bêtise pure et simple, si je ne remarquais rien, si je n’envisageais pas un seul instant qu’il puisse souffrir de ce genre de handicap, c’est simplement parce que l’évidence ne me frappait pas. Elle ne me frappe jamais. J’ai tendance à imaginer l’impossible et à ignorer le probable. Mon frère me surnomme Spielberg à cause de ça, d’ailleurs. Alors oui, j’aurais plutôt tendance à aller vers d’autres hypothèses justifiant le fait qu’il ne parle pas. Peut-être que je le gonfle, après tout il était tranquillement entrain de savourer sa lecture lorsqu’une étrangère se pointe, le mitraille, pour ensuite l’ensevelir sous un flot de paroles maladroites. J’aurais du cesser le massacre et prendre la fuite tant qu’il en était encore temps, peut-être aurais-je fait preuve, alors, d’un minimum d’amour propre et de savoir vivre. Au lieu de quoi, je me retrouvais à lui tendre mon appareil pour qu’il comprenne par lui-même les causes et origines de mon comportement si… Etrange ? Alors il eut ce geste, ce signe, universel et qui outre sa fonction première –m’informer que le cliché lui plaisait- anima les terminaisons nerveuses de mon cerveau. Muet, il était muet ! Pas idiot, pas hautain, pas tétanisé par mon accent abominable, juste muet. Et finalement, ça expliquait beaucoup de choses, ça expliquait absolument tout. Ses émotions en bandoulière, ses sourires trop grands, ses expressions amplifiées… Il communiquait avec son corps et laissait entrapercevoir son âme. « Je m’appelle Astaria. » Je me présentais, finalement, parfaitement consciente que s’il était muet, il n’était pas sourd. Un pas après l’autre, j’entrepris de rejoindre le banc, non pas pour l’importuner ou lui imposer plus encore ma présence, mais pour fouiller le sac de toile dans lequel je stocke ma vie. Après une recherche minutieuse, j’en tirais un vieux cahier hors d’âge, duquel j’arrachais une page pour y griffonner une adresse mail, la mienne, et la lui tendre. « J’aimerai vous envoyer ces clichés. D’ordinaire je ne le fais pas, je me contente de les dérober et de prétendre qu’ils sont à moi, mais… J’ai le sentiment que vous donnez beaucoup et que vous ne recevez pas assez. »  Comme il venait de me donner à moi, sans même en avoir conscience, sans le vouloir.

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Il paraît que je suis un paradoxe ambulant, apte à voir des choses que personne ne remarque jamais, et parallèlement complètement aveugle pour tout ce qui me concerne directement. Par exemple, on pourrait me draguer de manière insistante et très claire, je ne le remarquerais pas, tandis que les émotions et les failles d'un inconnu sur un banc me sautent au visage comme pour attirer mon attention, pour que je ne vois plus que ça. J'ai vu énormément de choses en lui, peut-être trop pour un seul homme d'ailleurs, mais il m'aura fallu de nombreuses minutes avant de comprendre un élément essentiel : son mutisme. Désormais que j'étais au fait de son handicap -bien qu'à mes yeux cela s'apparente plus à une merveilleuse singularité qu'à un véritable handicap- j'appréhendais les choses autrement, et plus dans la douceur que dans l'agitation qui m'avait assaillie dans les premiers instants, je m'employais à lui prouver ma bonne foi. Avec lui, je ne voulais pas être voleuse, je ne voulais pas m'approprier ce qui était sien. C'est la raison pour laquelle je lui ai offert mes coordonnées et mon prénom, lui fournissant une identité que je ne dévoile jamais, ou très peu. A lui, d'en faire ce que bon lui semble, je ne lui demandais rien en retour. Et pourtant, récupérant mon affreux cahier, il entreprit de me donner toujours plus, son prénom pour commencer, puis son mail, m'autorisant implicitement à lui envoyer les clichés. Valentino, donc. J'observais le dit prénom, qui complétait le tableau, avec satisfaction. Pas Bryan, pas Kevin, pas Matthew, mais Valentino. Un prénom à l'image de ce qu'il est : atypique. “Enchantée, Valentino.” je lançais, incapable de planquer ce sourire qui n'en finissait pas de se répandre sur mes lèvres. “Sincèrement.” j'insistais pour bien lui faire comprendre qu'il ne s'agissait pas d'une simple formule de politesse. Dans cet enfer qui m'était étranger, il représentait une bulle d'oxygène, un trésor d'apaisement. Je ne pouvais lui expliquer cela, alors, à défaut, je tâchais de lui faire comprendre que l'attention que je lui portais était tout ce qu'il y a de plus réelle. Certes, un peu étrange, mais réelle. J'aurais eu tant de questions à lui poser, tant d'informations à obtenir afin de désépaissir le mystère l'entourant, mais j'estimais l'avoir déjà trop importuné, aussi me levais-je à contre-coeur et lançais, maladroitement : “J'aimerais vraiment vous revoir.” Je ne l'obligeais à rien, je lui faisais seulement part d'une envie.  

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Astaria + Valentino

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Je n'avais fait que croiser des individus superficiels et sans relief, tout au long de ma vie, et plus encore depuis que j'étais ici, alors j'avais appris à apprécier la rare profondeur des êtres. A la rechercher même. Valentino faisait partie de ceux-là, de cette minorité que la singularité et l'exception rend immensément précieux. Peut-être que le commun des mortels ne le comprenait pas parce que souvent trop compliqué, trop inhabituel pour leurs petites vies si formatées, mais quel était l'intérêt de nombreuses relations si elles se ressemblaient toutes et suivaient toujours le même schéma, le même rituel. Il ne parlait pas, d'accord, du moins pas avec des mots, pas avec les lèvres, mais pour un muet, je le trouvais, au contraire, incroyablement bavard. Ses yeux, ses gestes, ses attitudes représentaient autant de mots, autant de phrases, autant d'intentions que la majeure partie des gens était incapable d'exprimer. Je voulais le revoir. Non pas parce qu'il était la première personne intéressante que je croisais depuis mon arrivée ici, mais parce qu'il était la première personne intéressante que je croisais depuis des mois. La première personne souriante aussi. ll avait mille sourires, un pour chaque situation, pour chaque émotion. Il souriait pour dire merci, il souriait pour exprimer le ravissement ou encore la surprise. La surprise de m'entendre lui affirmer que je voulais le revoir. Ce qui confirmait ma théorie : le commun des mortels est stupide. Parce qu'il ne parlait pas, les autres estimaient qu'il n'avait aucun intérêt ? Il semblait s'en être laissé convaincre. Et pourtant, il me parlait, à moi. Il suffisait simplement de savoir écouter. “Comment dit-on 'à bientôt' ?” je demandais, alors, sans trouver utile de préciser de quel langage je parlais. “Je ne sais dire que 'je t'aime' et 'connard'.” j'ajoutais en joignant le geste à la parole, avant  de réaliser que j'étais, plus ou moins, entrain de lui adresser ces derniers mots. “Désolée, je suis assez limitée.” je m'excusais immédiatement, maudissant mon frère de ne m'avoir appris que ça. 

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Existait-il des différences entre la langue des signes française et le langage des signes anglais ? Auquel cas, je venais probablement de lui dire à peu près tout sauf ce que j'espérais avoir dit. A moins que mes signes à moi ne soient que ça, des signes sans aucun sens ? Ce n'était pas trop par souci de compréhension que je m'inquiétais, puisqu'il entendait parfaitement, mais plutôt par souci de bien faire, comme toujours. Toutefois, son rire me rassura, ma gestuelle devait être correcte, seules mes connaissances limitées et pour le moins suspectes prêtaient à sourire. Un rire qu'il eut de sonore, confirmant une autre de mes théories : son mutisme n'avait rien de médical, ce n'était pas un problème de cordes vocales ou autre, mais plus vraisemblablement le résultat d'un traumatisme quel qu'il soit. Une réflexion que je gardais pour moi, préférant chercher à reproduire correctement le signe qu'il était entrain de m'apprendre, afin de mieux le retenir. “Comme ça ?” Je demandais en répétant le geste qui avait l'air bien plus simple lorsque c'était lui qui se chargeait de le faire. Ses gestes étaient gracieux là où les miens, j'en étais sûre, n'étaient que maladresse et manque de coordination. C'était beau sur lui, c'était harmonieux et... “Je sais ce que je veux faire !” je m'exclamais soudain, comme ça, sans raison apparente pour quiconque n'aurait pas suivi mon raisonnement intérieur, à savoir : bah tout le monde, en fait. J'étais venue ici à la recherche d'un thème, d'une nouvelle série de clichés à réaliser, d'inspirations nouvelles loin de Paris et j'avais tout ça juste sous le nez. Encore me fallait-il son autorisation ou au moins son aide, et surtout son avis sur la question. “J'aimerais photographier des signes.” Je lui expliquais alors, consciente également de retarder ce départ que je lui promettais depuis un moment. Mais qu'importe, je n'avais pas réellement envie de partir, j'étais simplement soucieuse de ne pas trop l'importuner. “Pas forcément des visages, peut-être un peu, mais surtout la pratique de ta langue. La grâce du geste, la beauté du mouvement... Est-ce que tu voudrais bien ? Et est-ce que tu connais d'autres personnes qui accepteraient de poser pour moi ?” J'hésitais, j'hasardais, parce que désormais, tout dépendait de lui. 

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Astaria + Valentino

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Il n'avait pas l'air convaincu par mon idée. Certes elle était encore à l'état d'ébauche et mal dégrossie, mais l'essentiel à la compréhension était là, non ? Sa singularité m'avait peut-être fait oublier la mienne, finalement, et j'occultais le principal : mon oeil. Ce truc qui me rendait, moi aussi, différente. Un handicap parfois, aussi réel que le sien, pour mon aptitude à me faire comprendre. Comment lui expliquer ? Je fouillais mon esprit un instant, cherchant les mots, cherchant les termes dans cette langue qui m'handicapait plus encore, puis retournait m'installer sur le banc, à califourchon, toutefois, afin de lui faire face. “J'aime les détails, les mains, les muscles en mouvement, la géométrie des corps, leurs symétries, leurs dissymétries aussi. Parce que c'est cette multitude de détails qui fait que nous sommes uniques.” Pas sûre de l'éclairer un peu plus sur ma démarche, mais il me fallait bien commencer mon explication par une introduction. Une introduction que je voulais visuelle aussi, tandis que je récupérais mon appareil pour faire défiler sur l'écran entre nous, les autres clichés que j'avais pu prendre de lui. Ses mains, une mèche de cheveux ourlant sur son front, ses doigts pinçant une page. Il y en avait tant, parfois des vues d'ensemble, mais plus souvent des détails, plus ou moins larges. J'avais conscience du potentiel flippant de cette impressionnante collection de "Lui", mais j'avais également la certitude qu'il ne prendrait pas la fuite. Je ne sais pas comment je le savais, mais c'était un fait, c'est tout. “Je voudrais pouvoir faire de même avec la langue des signes. Soit en figé, comme ici.” Je lui montrais le cliché sur lequel il dégageait très clairement ses cheveux devant ses yeux. “Le mouvement est fixe, mais le geste est là, on le perçoit, l'oeil anticipe la suite. Ou alors, en jouant avec la vitesse d'obturation, je peux créer le mouvement, et avec la mocap, le décomposer à loisir.” Relevant le nez vers lui, je remarquais son expression et enchainais dans un sourire. “Oui, je sais. Je vais te montrer, ce sera plus simple.” A ces mots, je me relevais, quittais le banc et m'éloignais un peu en trafiquant mon appareil photo. Une fois satisfaite des réglages, je reportais mon attention sur Valentino. “Dis-moi quelque chose, n'importe quoi, la première chose qui te passe par la tête... Prêt ?” J'attendais qu'il le soit avant d'appuyer et de garder mon doigt sur le déclencheur jusqu'à ce qu'il redevienne immobile. Alors, je consultais le rendu, et le lui offrait en revenant vers lui. Tout son corps demeurait stoïque sur l'image, tandis que ses bras, ses mains, et les expressions de son visage se trouvaient découpées. “Tu m'as dit quoi, au fait ?” Je demandais en réintégrant ma place, toujours soucieuse de tout savoir, tout apprendre.

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Petit à petit, je parvenais à l'entrainer dans ma tête afin qu'il comprenne ce que je voyais, ce que je voulais. L'ironie étant que moi, prompte à la parole, j'avais bien plus de mal à me faire entendre que lui. J'enchainais les démonstrations de manière à lui montrer plutôt que de lui expliquer. Une image vaut mieux que des mots, c'est bien connu. Et finalement, son sourire fut ma récompense. Non seulement il comprenait l'idée, mais il semblait, aussi, l'apprécier. Non ? J'avais, bien souvent, une forme d'absence de filtre lorsque mes envies apparaissaient. Je ne connaissais plus ni bien séance, ni politesse, seul le résultat artistique comptait. Et si, artistiquement, immortaliser des signes avait tout pour plaire, peut-être que moralement, mon idée laissait à désirer. Je voulais son avis pour ça aussi, afin qu'il me dise si cette démarche pourrait être mal vécue par ceux qui pratiquaient la langue des signes. Je pensais "sensibilisation" là où ils songeraient peut-être "surexposition". Mais avant cela, ma curiosité me poussa à l'interroger sur la signification du signe qu'il m'avait adressé. Folle ? Mais nuancé par son geste précédent, donc "un peu folle". En réaction, je laissais échapper un rire franc. “C'est assez vrai.” J'avouais dans un sourire. “Et tu dois l'être un peu aussi pour ne pas encore avoir pris la fuite.” Ou simplement pour continuer de me prêter une oreille attentive alors que je n'étais rien, ni personne, juste une étrangère inconnue un peu trop fascinée par sa différence à lui. “Je...” J'hésitais, voulant le détromper sur ce que j'étais tout en luttant avec ma sainte horreur de me dévoiler, ne serait-ce qu'un peu. “Je ne suis pas comme ça, tu sais ? Je veux dire que... J'aborde pas les gens dans la rue, je ne vais jamais vers eux. Je prends mes photos et je disparais. Je ne reste jamais assez pour qu'ils me remarquent. Je suis invisible.” Je forçais un sourire afin de ne pas plomber l'ambiance avec ma petite tirade déprimante, avant d'hausser les épaules en ajoutant : “Toi, tu m'as vu. Voilà, je voulais juste que tu le saches.” Je n'avais rien dit de spectaculaire, mais c'était déjà énorme pour la sauvage que j'étais. Aussi, légèrement gênée, je récupérais l'appareil photo et changeais de sujet en lui demandant son avis. “Donc, tu en penses quoi ? Ca peut se faire, tu crois ?”

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Je ne sais pas si ça venait de lui ou de ma situation d'expatriée esseulée, mais le fait est que les barrières avaient sauté avec une facilité, une efficacité et une rapidité déconcertantes. J'étais plutôt du genre sauvage, d'une timidité maladive que je camouflais sous des abords hautains voir carrément cyniques, je n'allais jamais vers les autres, je ne faisais que réagir à eux venant vers moi, mon sarcasme n'étant, en sommes, qu'une réaction de défense. Et finalement, on ne voyait que ce que je voulais bien montrer, à savoir : pas grand chose. Alors, peut-être était-ce parce que j'étais loin des miens, loin de tout, perdue au sens propre comme au figuré, que je m'étais laissée aller à l'inhabituel, ou bien simplement était-ce lui, qui avait su, je ne sais comment, je ne sais pourquoi, me sécuriser. Il ne m'avait pas encore apprivoisé, mais je ne doutais pas que ça arriverait, spontanément, naturellement, sans que je ne m'en rende compte, si je lui en fournissais l'occasion. Il me faisait l'effet d'un vortex, d'un précipice dont le vide m'appelait. Le précipice c'était cette faille évidente, en lui, et le vide n'était autre que cette vulnérabilité qui s'échappait de son grand corps trop expressif. A l'image de mon frère, il était improbable et c'est ce qu'il le rendait précieux. Je reportais mon attention sur lui lorsqu'il me signifia son accord quant à mon projet d'un "Ok" passablement universel. “Ca veut dire que tu veux bien poser pour moi ?” je demandais, pas très sûre de savoir si je m'en sortirais. Après tout, je n'avais jamais fait poser quiconque. “Evidemment, tu devras être nu.” Encore ce foutu humour bien pourri derrière lequel je planquais mon manque d'assurance. Il avait compris que c'était du l'humour, hein ? Non ? Je laissais échapper un rire spontané. “Je plaisante. Par contre, j'ai conscience d'abuser de ta gentillesse mais, est-ce que tu connais d'autres personnes, pratiquant le langage des signes, que ce projet pourrait intéresser ?” Quitte a faire toute une série, autant que ce ne soit pas qu'avec un seul sujet. Quoique, pas sûr que je retrouve la même émotion chez quelqu'un d'autre que Valentino.

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Souriant, expressif, vulnérable, émotif, et j'ajoutais, désormais, naïf. Ou crédule, plutôt. Ce fut sa réaction face à ma plaisanterie moisie qui me faisait ajouter un nouvel adjectif à la collection que j'établissais à son nom. Pendant la fraction de seconde qu'elle avait duré, j'avais tout lu dans son regard : le scepticisme, la perplexité, l'interrogation, et surtout la crainte. Je ne pouvais lui en vouloir de s'interroger sur le vrai du faux puisque, après tout, on ne se connaissait que depuis trois secondes, et autant qu'il pouvait en juger, j'aurais très bien pu être une adepte de la photographie nudiste. Je n'avais absolument rien contre ce style de clichés souvent très beau d'ailleurs, ce n'était juste pas mon truc. Peut-être dans l'intimité, et encore... Sa réaction me fit rire, et je le rassurais rapidement. Oui, j'étais étrange, mais pas au point de demander à un presque parfait inconnu de poser nu pour moi, je m'estimais déjà suffisamment chanceuse qu'il accepte de poser tout court. Il acceptait même d'en parler à certaines de ces connaissances, et ça c'était aussi inespéré que le reste. Pour l'occasion, je tentais quelque chose, un vestige repêché au fin fond de ma mémoire, et de ma main à proximité de ma bouche, je le gratifiais d'un 'merci' dans sa langue. “Je l'ai bien fait ?” je demandais tout de même. “J'ai appris ça grâce à Laura Ingalls, dans la petite maison dans la prairie.” On a les références qu'on mérite. D'un coup d'oeil à ma montre, je réalisais que j'accaparais son temps depuis un trop long moment maintenant, et que, n'ayant plus aucun prétexte pour le monopoliser plus encore, j'allais devoir me résigner à retourner à mon errance dans le parc. Prise d'une pulsion soudaine, je récupérais le papier sur lequel j'avais noté mon mail afin d'y ajouter mon numéro de portable. D'accord, il ne pouvait pas m'appeler, mais au moins pourrait-il me texter au besoin. Dans le doute, j'ajoutais aussi mon nom de famille, ça faisait quand même plus sérieux qu'un simple prénom. “Il faut que je file...” Faux ! Mais c'était toujours plus poli de présenter les choses ainsi que de dire 'je te laisse tranquille' sous-entendant que la faute vient de l'autre. “... Mais je t'envoie les photos ce soir. Et n'hésite pas à utiliser mon numéro pour un oui ou pour un non, ça m'aidera à progresser en anglais.” Et parce que j'étais française et qu'on est comme ça, nous, les français, je lui collais une bise spontanée sur la joue, avant de quitter le banc. Je m'éloignais de quelques pas, puis me retournais vers lui, ajoutant un “Au fait, tu plais beaucoup à la petite blonde près de la fontaine, elle te lance des oeillades depuis que je suis arrivée.” avant de tourner les talons définitivement, et disparaitre.

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