Je m’occupais des urgences aujourd’hui. Je savais qu’il fallait être dans tous les services et qu’on ne pouvait choisir une spécialité en étant encore une simple interne. D’ailleurs on ne pouvait pas non plus en choisir non plus en tant que résident. C’était seulement lors de notre dernière année en tant que résident que l’on pouvait rester dans un seul et même service. Apparemment, c’était pour que l’on puisse toucher à tout. Mais j’étais prête à toucher à chacune des spécialités, sauf la trauma. J’adorais d’ailleurs toutes les autres spécialités à part celle-ci, tout simplement. C’est dépité que je rentrais dans les urgences quand j’eus tout d’un coup un flash. Je voyais un car d’enfants rentrer les uns après les autres dans la pièce. Je me voyais en prendre un et l’amener dans la salle d’occultation, avant qu’il ne meure devant moi. J’allais donc vers un deuxième, qui mourrait également à peine que je ne l’eus touché. Je ne pouvais pas bouger, tant le spectacle qui se déroulait devant mes yeux était invivable. Et surtout, je ne comprenais pas. Je l’avais déjà vécu. Pourquoi est-ce que je revoyais cette journée se dérouler devant mes yeux, comme si je n’étais qu’une spectatrice ? D’un coup, je suffoquais. Qu’est-ce qu’il m’arrivait ? Un des infirmiers, Monroe, s’approchait de moi. Du moins je le croyais, complètement tétanisée que j’étais devant le déroulement de cette journée. « Dolce ? Ça va ? » crus-je l’entendre. Je secouais la tête pour essayer de retrouver mes esprits. « Oui, oui … » répondais-je d’un air vague. « Qu’est-ce qu’on a aujourd’hui ? » lui demandais-je, tout en essayant de chasser le spectacle de cette journée. « Blessure par balle. » l’entais-je me répondre. Je me dirigeais vers mon nouveau patient, tout en essayant de me concentrer sur lui. « Bonjour monsieur … McNamara. » lui dis-je en regardant son dossier, avant de regarder sa radio. « Vous avez de la chance, la blessure n’est pas profonde et je vais pouvoir vous retirer directement la balle, sans aller au bloc. » continuais-je en prenant le matériel nécessaire. « Non, désolée, je n’ai qu’un simple anesthésiant. » lui m’entendais-je lui répondre, tout en plissant rapidement les yeux pour chasser l’image que j’avais devant les yeux.

« Très bien. » lui répondais-je à propos du fait de ne plus lui adresser la parole. Bon, il fallait que je me calme. Okay, je ne savais pas ce qui se passait avec ma mémoire ni la raison pour laquelle je revoyais tous ces enfants. Cette journée s’était déjà déroulée deux jours auparavant, et je n’avais pas spécialement envie de m’en rappeler. Donc pourquoi ma mémoire ne voulait pas me lâcher à ce sujet ? Je n’avais jamais vécu cela auparavant. Habituellement, je revoyais seulement les choses que j’avais lues, ou réentendait ce que j’avais déjà entendu auparavant. Donc si on me posait une question sur la médecine, mon cerveau me montrait la réponse en un cinquième de seconde et je pouvais y répondre. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’il m’arrivait de citer également la page du livre, son éditeur et son titre. Tout simplement parce que je citais toutes les informations auxquelles la question m’avait fait penser. Mais jamais je m’étais revue le lire ou autres, seule la page en question m’apparaissait. Jamais je ne me voyais en pleine action, comme ce qui se passait actuellement. Etait-ce ma mémoire qui s’amplifiait – comme si je n’étais déjà pas suffisamment un monstre à l’heure actuelle. « Je n’ai pas mal à la tête, je vais très bien ! Donc je peux amplement m’occuper de vous. » Au moins, j’arrivais tout de même à me concentrer sur ce que mon patient me disait. Et ce n’était pas une simple bizarrerie de ma mémoire qui allait m’empêcher de faire mon métier tout de même. J’essayais donc – du mieux que possible en tout cas – de me concentrer sur ce que je faisais. Heureusement que ce n’était qu’une simple routine pour moi, et que je connaissais donc par cœur ces gestes. J’eus un air surpris tandis que j’entendais le collègue de mon patient parler de sa mémoire d’ovni. Etait-il comme moi ? « Ça va, ovni c’est plus sympa que monstre non ? » répondais-je. « Ça a été mon surnom pendant de nombreuses années à cause de ma mémoire … » continuais-je, à demi-mots.

Je regrettais d’avoir ouvert ma bouche à partir du moment où ma phrase avait été terminée. Qu’est-ce qu’il m’avait pris pour que je m’épanche de cette façon ? Surtout que j’avais promis à ma meilleure amie de ne plus parler à des inconnus, même si j’avais tendance à faire confiance à tout le monde et donc à donner des informations sur moi-même, ce qui m’avait d’ailleurs mise à plusieurs reprises dans une mauvaise position – Rebekah m’avait d’ailleurs probablement sauvée plusieurs fois la vie, tandis que ma confiance s’était retournée contre moi, et elle m’avait donc fait promettre de ne plus parler de moi à des inconnus, promesse que je venais d’ailleurs de rompre. Mais pour une raison qui m’était inconnue, lorsque le collègue de mon patient avait parlé de sa mémoire et l’avait traité d’ovni, je m’étais sentie concernée. Après tout, mon hypermnésie eiodique m’avait value toutes sortes d’insultes et même si je m’en étais remise depuis, entendre cette insulte envers mon patient m’avait fait remémorer pas mal de souvenirs. « Je ne sais pas. Monstre ça veut quand même dire anormal, alors qu’on ne sait pas si les ovnis sont normaux ou non. » répondais-je doucement. Je me voyais – si clairement que c’en était vraiment étrange – pleurant dans les toilettes de l’école, après qu’on se soit moqué de moi parce qu’une de mes profs m’avait grandement félicitée pour mon travail. Je tentais de chasser ce souvenir, n’aimant pas la sensation que je ressentais, même si elle était toujours meilleure que lorsque j’avais revu les petits enfants aux urgences. Y penser me fit revoir la scène de nouveau. Je soupirai longuement, tentant de m’en débarrasser et de me concentrer sur ce que je faisais – même si, heureusement, je pouvais le faire les yeux fermés. « Oui, c’est exactement cela, aucun effort à faire, je retiens tout. » commençais-je, avant de prendre une pause.  « Mais les espèces de flashbacks sont nouveaux par contre, je n’en avais jamais eu auparavant. » confessais-je, confuse. Je savais que je rompais encore plus ma promesse à Rebekah, mais il avait l’air de savoir ce que je vivais en ce moment-même, contrairement à moi, et j’avais envie de savoir ce qu’il se passait exactement et pourquoi ma mémoire semblait évoluer …

J’eus un petit sourire en entendant la réponse de mon patient. Apparemment, il était différent de moi sur un point au moins, et c’était qu’il n’avait pas absolument besoin d’avoir le dernier mot. Il ne fallait pas me demander pourquoi – puisque c’était l’une des rares questions pour laquelle je ne connaissais pas la réponse – mais en tout cas, j’avais toujours été comme ça, à vouloir prouver que je connaissais des choses – bien plus que d’autres en tout cas – et que c’était donc moi qui avait raison. Rebekah, ma meilleure amie, pensait que c’était parce que j’étais blonde et jolie à regarder. Elle m’avait expliqué qu’elle avait souvent été dans le même cas que moi, et qu’elle avait dû prouver son intelligence, puisque tout le monde la considérait alors comme une petite blonde frivole – heureusement pour elle, les cinq hommes de sa famille avec qui elle vivait, l’avaient toujours défendue et protégée. Bien sûr, depuis ma mauvaise expérience avec les autres, lorsque j’étais encore à l’école, cette manie s’était quelque peu dissipée. Mais maintenant que j’étais interne en chirurgie – ce qui était probablement les études où il fallait le plus faire ses preuves – celle-ci avait tendance à revenir, comme aujourd’hui. « Et moi qui pensais qu’elle ne pourrait jamais être plus puissante qu’elle l’était déjà … » répondais-je, le regard vague, toujours intriguée par les enfants que je revoyais défiler. Je me demandais s’il disait vrai, et si, vraiment, on ne pouvait pas s’y habituer. Après tout, je m’étais bien habituée auparavant, avant qu’elle ne commence à évoluer, non ? « Pour le moment, c’est un peu difficile de les dompter, puisque c’est la première fois que j’en ai. » commençais-je, tout en continuant ses soins. « Donc il n’y a pas de méthode pour tout simplement ignorer ces flashbacks ? » répétais-je, mes espoirs étant donc mis à mal. « Non, heureusement mon entourage est assez compréhensif, et me soutient. Bien sûr, ils ne comprennent pas vraiment, et des fois, je pense que ça les inquiète un peu que je me rappelle de tout, et donc ça leur arrive d’être mal à l’aise, essayant d’éviter de dire ou faire quelque chose qui pourrait être gênant pour eux plus tard. Mais sinon, ça va, je suis plutôt bien entourée. » continuais-je, avant de prendre une pause. « Pourquoi vous êtes vous coupé de votre entourage ? » lui demandais-je, même si je me savais indiscrète.

J’éclatais de rire. Cela faisait du bien de rire, surtout que cela faisait un moment que cela ne m’était pas arrivé – depuis ce grave accident, dont les images continuaient toujours de défiler devant mes yeux. « Non, en effet, je ne tiendrais pas du tout le rythme. Déjà, quand je prends un verre de vin, j’ai du mal à me contrôler, je ne m’imagine même pas complètement bourrée. » répondais-je, toujours en riant, rien qu’à m’imaginer dans cet état. Et puis, comment pourrais-je pratiquer mon métier si j’étais saoule tout le temps ? Après tout, autant je pouvais faire des points de sutures en n’étant pas vraiment concentrée – en effet, avoir des flashbacks du pire jour de ma vie, cela compliquait la concentration – autant opérer était totalement différent. Heureusement, aujourd’hui, il n’y avait pas encore eu de gros accident, parce que je ne savais pas comment je pourrais opérer dans l’état dans lequel j’étais actuellement. Et puis, il fallait bien l’avouer, je n’avais pas envie de perdre des vies, encore moins aujourd’hui. C’était d’ailleurs pour cette raison que jamais je ne choisirais cette spécialité. Oui, nous perdions également des vies dans les autres spécialités – et étant intéressée par le service pédiatrique, c’était même des enfants – et nous avions beaucoup plus de risques de nous attacher à nos patients – à la différence de la trauma où, la plupart du temps, nous n’avions même pas le temps de leur parler – mais je préférais vraiment. Déjà, ma mémoire était beaucoup plus utile dans ces autres spécialités et surtout, cela ne venait pas d’un coup, et j’avais le temps de me préparer psychologiquement à la probabilité de leur mort. « En même temps, ça veut rien dire, j’ai un petit ami et il comprend pas du tout ma mémoire, ni mon métier. Je pense qu’il aurait préféré que je reste seulement mannequin chez Chanel, et que je ne fasse rien d’autre de ma vie. » dis-je, un peu amère. « Oui, peut-être qu’écrire me ferait du bien. J’écrivais des journaux il y a quelques années, mais j’ai arrêté, tout simplement parce que je n’avais plus le temps de le faire. Mais c’est vrai que ça me faisait du bien, et ça me permettait d’organiser mes souvenirs … » terminais-je, songeuse.

« Ça se voit que vous ne connaissez pas ma meilleure amie ! Au contraire, elle a l’alcool heureux, et passe son temps à rire quand elle est saoule. » répondais-je dans un rire. Et c’était bien vrai. Rebekah, dès que l’internat lui laissait un moment de libre qu’elle ne passait pas en compagnie de son petit ami/titulaire/homme marié, elle profitait pour faire la fête. Bien sûr, il m’arrivait de l’accompagner – bien qu’il fallait bien avouer que je préférais passer mon temps libre à l’hôpital, bien que c’était aussi une excuse pour éviter mon petit ami – mais jamais je ne buvais plus d’un verre de vin. J’avais apparemment l’alcool triste, et me mettais donc à pleurer dès que je dépassais la limite. Autant la respecter non ? « Mais donc oui, je suis une vraie petite nature, et vaux mieux ne pas être présent quand je suis bourrée, vraiment. » confessais-je dans un petit rire. Je devrais rire plus souvent, surtout en ce moment, cela me faisait vraiment du bien. Bien que l’image des enfants – ou plutôt flashback de ce que j’avais compris – se déroulait toujours devant mes yeux, et n’avait pas l’air de vouloir partir avant un bon moment, je me sentais tout de même bien mieux. Enfin, jusqu’à ce que mon patient me dise les quatre vérités que je n’avais absolument pas envie d’entendre – à savoir la façon dont mon petit ami me traitait. Est-ce qu’il me considérait vraiment comme un trophée ? Je n’avais pas envie d’y croire, après tout ce que nous avions vécu. « Peut-être que c’est simplement la phase des sept ans de relation … » répondais-je, dans le déni, préférant la procrastination. « Carrément ! Vous payer ! » m’offusquais-je dans un rire franc – qu’est-ce que cela faisait du bien ! – avant de reprendre. « Je suis en train d’enlever une balle de votre épaule, on peut dire qu’on est quitte non ? »

« Je parles de la phase des sept ans parce qu’il y a des études qui ont été faite à propos du moment où les couples connaissent une mauvaise période. Soit le couple arrive à sortir de cette crise, soit il casse, tout simplement. » lui répondais-je, d’une petite voix. J’aurais pu lui citer le nom de la recherche, le magazine scientifique où elle avait été publiée ainsi que ses auteurs – surtout que mon patient était comme moi, il aurait compris – mais j’avais tellement eu l’habitude de contenir mes souvenirs que je m’étais retenue, comme j’avais appris à le faire et l’avais promis à ma meilleure amie. « J’ai l’air d’être une fille stupide qui appelle les numéros surtaxés ? » lui demandais-je dans un rire, même si j’étais tout de même vexé qu’il ait pu penser cela de moi. C’était bien la première fois qu’on me traitait de stupide, il fallait bien l’avouer. Généralement, on se moquait plus de moi à propos de ma mémoire et de mon intelligence qu’autre chose. « Payée pour mon job ? Tu veux savoir combien je gagne pour ce que je fais ? Je suis qu’une interne je te signale ! Le bas de la chaîne alimentaire ! Heureusement que mes parents ont de l’argent, sinon je ne sais pas comme j’aurais pu me loger ! » m’exclamais-je en riant. Et c’était bien vrai. Je ne savais pas comment faisaient mes collègues internes pour vivre avec le peu que l’on gagnait – surtout vu le travail que nous fournissions à vrai dire. « J’ai des flashbacks seulement depuis quelques jours. Cela ne m’avait jamais fait comme ça avant. » répondais-je, d’un ton beaucoup plus sérieux que précédemment.

« En même temps, je suis un peu une intello … » commençais-je doucement. « Et je suis une scientifique aussi, ce qui fait que j’ai tendance à avoir un esprit cartésien et justement à me reposer sur des études. C’est qui je suis. Je sais bien que ma relation est totalement erratique, ça je le sais, mais en même temps, je n’ai rien pour comparer non plus … » terminais-je sur ce sujet. Je savais que mon patient avait raison, mais j’avais toujours eu tendance à trouver des excuses à mon petit ami et à notre relation. En même temps, je n’avais jamais été avec une autre personne que lui, et ne savais donc pas à quoi une véritable relation pouvait bien ressembler. Joshua était la seule personne que j’ai réellement connue, et même si cela semblait fleur bleue – je le savais bien – je n’arrivais pas à me résigner à le quitter. Encore moins pendant cette période, alors qu’il venait de perdre sa demi-sœur et qu’il avait besoin de soutien. Pour autant, je ne me sentais pas blessée ou outrée par les paroles de mon patient – malgré mon éducation – pas plus par ses paroles sur ma relation que par celles sur ma situation financière. « C’était justement ce que je sous-entendais. Et je vous signale qu’il est impossible d’avoir un deuxième travail lorsque l’on est interne, puisque nous passons près de cinquante heures par semaine à l’hôpital. Et ça, ce n’est qu’une moyenne. Et peut-être que je n’ai pas fait de sals boulots, puisque je n’ai été que mannequin, mais je dénonçais justement le manque d’égalité avec les autres qui n’étaient pas nés dans la bonne famille, comme moi j’ai pu l’être. » m’exclamais-je.

« Et alors ? » lui demandais-je, très sérieuse. Après tout, je n’avais que 23 ans ! Je connaissais même des personnes de mon âge qui ne l’avait toujours pas fait. Et je n’y étais pour rien si je l’avais rencontré au lycée et que nous ne nous étions pas séparés depuis. « Et personnellement, même si oui le sexe est très important dans une relation, ce n’est pas l’essentiel. Du moins, c’est ce que je pense. Si je romps avec lui, ce sera en tout cas pour d’autres raisons que ‘je me suis tapé un mec meilleur en sexe’. » répondais-je, en pensant chaque mot de ce que je venais de dire. De plus, je n’étais vraiment pas une personne infidèle, voire même cela m’insupportait. Autant dire que le tromper ne m’était jamais venu à l’esprit, et que je n’y penserais même plus une fois mon patient parti. Autant je savais que n’avoir aucun point de comparaison – relationnellement parlant bien sûr, et non sexuellement – était problématique et m’empêchait donc de savoir si oui ou non notre relation était la norme, autant je n’avais de toute façon pas à me plaindre de nos relations sexuelles – enfin, même si celles-ci étaient quelque peu en pause depuis la mort de sa sœur, chose que je comprenais. « C’est exactement ça, vous avez bien cernée ma vie. Je suis une petite fille de riche à papa et maman et je n’ai jamais eu à faire de sals travaux jusqu’au début de mon internat, puisque j’imagine que vous savez que nous ne commençons pas avec les sutures, mais avec d’autres choses bien moins glorieuses. Et oui, je n’ai vu qu’un seul loup, comme vous dîtes. Mais étant donné que les points que vous avez énumérés ne sont pas ceux qui me gênent dans ma vie, je ne vois pas pourquoi j’aurais envie de me pendre ou de me mettre à boire. »