Une longue, très longue soirée en prévision pour Eurydice. Ce n’était pas tant l’annonce du sexe des bébés qui l’avait tant assommée, mais bien le fait qu’ils soient DEUX. Basile avait l’air d’avoir du mal à s’en remettre et pour l’instant, il ne pouvait guère se permettre d’empêcher la jolie portoricaine de travailler, bien que le simple fait de rester des heures debout soit souvent une torture. Si cela continuait, il lui faudrait demander à son patron l’opportunité de gérer la table des flambeurs, chose qui lui garantissait d’être assise au moins pour quelques heures. Cela ne retirerait probablement rien à sa fatigue physique, qu’elle semblait trimballer depuis des semaines comme un boulet à la cheville d’un condamné, mais ce serait toujours ça de pris. Ce qu’elle n’imaginait pas le moins du monde, en revanche, serait d’avoir une poussée d’hormones caractérisée au point de s’en prendre à un responsable de la sécurité : en effet, celui-ci avait haussé le ton envers une demoiselle qu’Eurydice ne connaissait pourtant ni d’Eve ni d’Adam, sans doute en vue de la faire quitter l’établissement, et la manière de faire avait profondément déplu à la croupière. « Hey ! T’as appris à parler où, chez les sauvages ? Présente tes excuses pour tes manières effrayantes ! » La demoiselle avait beaucoup de mal à se contrôler, ces derniers temps. Elle était impassible et professionnelle face aux clients, mais dès que les membres de la sécurité avaient le malheur de la regarder de travers, elle pétait littéralement un câble. En l’occurrence, elle venait de défendre une demoiselle souhaitant être prise pour une soirée au casino, n’importe laquelle, et comme d’habitude, Eurydice avait dégainé un peu trop vite… bien qu’elle ait réussi à obtenir les excuses dudit damoiseau. Ce grand dadet devait être impressionné par la boule de nerfs qu’elle représentait, sans doute. « Accompagnez-moi, je vais vous présenter au responsable de l’évènementiel. Ce n’est pas avec ces balourds sans cerveaux que vous allez réussir à quelque chose ! »

Eurydice était redevenue souriante, bien qu’elle ait franchement du mal à respirer dans sa tenue de croupière particulièrement serrée. Elle ne connaissait même pas le nom de cette demoiselle et pourtant, elle avait manqué une droite face à un responsable de la sécurité afin de la faire entrer dans le monde cruel et factice du jeu… sans toute était-ce parce qu’elle se reconnaissait elle, quelques mois plus tôt à sa sortie d’école, prête à vendre père et mère pour obtenir une place que beaucoup ne pourraient que lui envier. « C’est quoi votre nom ? » Aucune politesse exagérée, certes, mais au moins Eurydice était directe et on savait toujours à quoi s’en tenir avec elle. Un peu trop même, surtout lorsque l’on voyait les poussées d’hormones phénoménales dont elle était la victime. « Désolée pour le petit accès de nerfs… mais ils m’énervent à prendre tout le monde de haut. On ne donne sa chance à personne, je trouve ça à chier. Et pardon pour le vocabulaire. » Sa grossesse ne l’avait pas rendue moins énergique ni plus polie, c’était toujours ça !

Jetant un coup d'oeil sur mon portable, je souffla lorsque je vis qu'il était bientôt dix sept heures et qu'Anjel n'était toujours pas là. J'avais rendez-vous avec le responsable de l'évènementiel d'un casino sur Broadway dans une bonne demi heure et cet andouille de meilleur ami n'était toujours pas là. Nolan dans les bras, je tournais en rond dans la maison que j'habitais avec mon fils, Maxime et son bambin. À chaque fois que j'entendais une voiture, je courrais vers la fenêtre et soufflais, ce qui avait le donc de faire éclater mon fiston d'un an. Cette tête blonde trouvait à chaque fois un nouveau moyen de me faire tourner en bourrique et après ses mois de mutisme, voilà qu'il se moquait de moi dès qu'il me voyait stressée. Attrapant mon portable, je composa le numéro de mon meilleur ami et tapa du pied en attendant qu'il décroche. « Je suis devant chez toi » Soufflant, je raccrocha et me dépêcha d'ouvrir la porte de la maison. Le voyant avec un large sourire, je lui lança mon regard le plus sombre qui puisse être, lui mit Nolan dans les bras et attrapa le carton plein de cupcakes que j'avais préparé il y a quelques heures. Déposant un baiser sur le front de mon fils et un sur la joue de mon ami, je dis « Maman reviens bientôt mon chéri » Le bambin me fit un léger signe de la main et tourna aussi rapidement la tête. Une chose était claire et nette, je ne lui manquais pas, mais alors pas du tout. Posant le paquet de cupcake sur le siège passager et me dirigea vers Broadway. Avec de la chance, je n'allais pas tomber dans les bouchons et serais en temps et en heure à mon rendez-vous. S'il y avait bien une chose que je ne supportais pas, c'était arriver en retard, surtout pour un entretien de cette envergure. Je savais que si je décrochais ce contrat, c'était une chance pour moi d'étendre mon entreprise à un monde pourtant difficile. Convaincre des parents de venir chez moi pour un mariage ou un baptême était si facile à côté de ce qui m'attendait au casino. Sortant de ma petite voiture noire, j'échangeais rapidement mes ballerines pour une paire d'escarpins à talons hauts. Paquet en mains, je me dirigea vers l'entrée du casino d'un pas assuré. Il ne fallait pas que je faiblisse, que je marche le dos légèrement voûté ou j'allais être bouffé toute crue. Poussant la première porte, je grimaça en voyant un homme en costume noire s'avancer vers moi. Et les ennuis allaient commencer, je le sentais bien... Plus je l'entendais parler et me baraguiner que je n'avais rien à faire ici et plus mon sang tournait dans mon corps. Une chose était claire et nette, j'étais bien loin d'être un ange alors s'il voulait se retrouver face à un monstre, il était sur la bonne pente. Mes mains se crispaient sous la boite en carton mais je tentais de me calmer. Lui lancer un cupcake au visage n'arrangerait rien à mon cas et je n'aurais plus rien à montrer – ou plutôt faire goûter – au chef de l'événementiel. Soupirant, je dis « J'ai un rendez-vous monsieur... Vous allez me mettre en retard et vous savez très bien que le retard est mal accepté dans ce milieu » Surtout dans le milieu de la nuit à vrai dire... Désespérant totalement devant le comportement de l'homme qui devait faire une tête de plus que moi, je perdais patience. Seulement, une petite brune vint à ma rescousse et étrangement, il l'écouta plus facilement que moi. Levant les yeux au ciel, je m'en voulais presque d'avoir gardé mon calme. Suivant la jeune femme, je lui fis un sourire et dis « Merci c'est gentil. Je ne voulais pas me montrer menaçante ou élever la voix mais je pense que la prochaine fois, je ne me gènerais pas ! Ils sont tous comme ça ici ? » Je ris légèrement avant de continuer de marcher derrière la jolie brune. Et voilà que je recommençais à stresser à l'idée de devoir vendre – c'était littéralement le cas – mes pâtisseries. J'étais à moitié dans la lune et la voix de la brunette me sortit de mes pensées « Selina. Selina Muñoz. Je suis là pour que votre patron me prenne pour faire tout ce qui est pâtisserie pour un prochain concert. Et vous ? » Se présenter était le minimum à faire, juste au cas où elle serait intéressée ou si elle devait m'introduire au grand chef. Écoutant la petite brune, je ris légèrement avant de dire « Oh ne vous inquiétez pas pour cela... Le pire c'est que j'ai rendez vous et j'ai bien peur que ce jeune homme m'ait retardé. Ça ne le fait pas d'arriver en retard non ? » Faisant une petite moue, je m'arrêta quelques secondes avant de voir la brunette toquer à la porte du 'chef' du casino. Entendant sa voix monter de l'autre côté de la porte, un large sourire se dessina sur mes lèvres. Entrant d'un pas assuré, je posa le carton sur la table et serra la main de l'homme. « Selina Muñoz de Selina's cupcake » J'ouvris la boite à carton, que j'arracha rapidement pour faire voir les huit petites merveilles que j'avais fais. Voyant la jeune Eurydice derrière, je dis « Vous voulez gouter ? Ils sont là pour ça. Quatre saveurs, huit présentations différentes »lançais-je, avec un large sourire. Allez Eurydice, goutes-en un. Toi le papi riche en face de moi, fais de même et tout le monde sera heureux!

« D’ordinaire le big boss est insupportable avec les gens en retard, mais au pire des cas, je peux vous servir d’alibi. Enchantée Selina, moi c’est Eurydice Lo… Chalmondly ! » Pour un peu, Eurydice aurait presque oublié qu’elle s’était récemment mariée. Le concept même d’être une épouse à son âge lui retournait le ciboulot. Tout était allé si vite qu’elle n’avait pas eu le temps d’assimiler : à seulement vingt-trois ans, elle se retrouvait mariée et future maman. Un tournant considérable lorsque l’on sait que cette jeune croupière sort à peine de l’école et n’a pas été embauchée il y a longtemps. Dans tous les cas, rien ne semblait entacher son enthousiasme, et faire cette nouvelle rencontre avec quelqu’un manifestement d’une origine semblable à la sienne la rendait nettement plus guillerette qu’elle ne l’était en arrivant au casino. « Je suis croupière dans ce casino, pour ma part. Je n’ai pas été embauchée il y a un lustre mais ici, c’est une grande famille, je pense que vous vous y plairez ! Et excusez ma curiosité, mais vous êtes de quelle origine ? » Eurydice avait cru reconnaître un accent au cœur de l’anglais pourtant irréprochable de Selina, sans compter que son nom ne pouvait que lui mettre la puce à l’oreille. C’était décidé, elle allait l’apprécier. Elle n’eut aucun mal à se frayer un chemin au travers de la défense de la secrétaire du big boss, aussi aimable qu’une double porte de prison blindée, afin que sa nouvelle camarade ne se mette pas davantage en retard qu’elle ne l’était déjà. Cela dit, Eurydice était restée dans le grand bureau du patron plus par curiosité qu’autre chose, sans mettre de côté qu’elle avait elle-même une requête de la plus haute importance à faire… pour elle, se retrouver à la table des flambeurs serait sa petite promotion de la journée, mais encore fallait-il la jouer suffisamment serré : il y avait des croupiers bien plus expérimentés qu’elle se battant déjà pour cette place, et autant dire qu’Eurydice était très mal considérée par ceux-ci. Cela ne risquait pas de s’arranger une fois que sa grossesse serait plus évidente, mais pour l’heure, son seul objectif était de tenter sa chance. Au pire des cas, il lui disait non et elle devrait simplement supporter le fait de rester debout toute la nuit durant jusqu’aux premières lueurs du jour…

« Je peux goûter ? Faut pas me le dire deux fois ! » s’exclama-t-elle avant de s’approcher, armée de son habituel enthousiasme à tout épreuve ayant hautement plu au big boss lors de son entretien d’embauche. Selina pouvait être rassurée : si Eurydice aimait, elle allait le faire savoir avec son énergie inépuisable habituelle. Et le fait est : à peine avait-elle mordu dans un cupcake que déjà, elle lâchait un « hmmmm » significatif avant de lever le pouce pour bien faire comprendre qu’il s’agissait d’une tuerie internationale et qu’il aurait bien tort ne serait-ce que de ne pas les goûter. Eurydice se délecta de ce petit morceau de paradis, allant jusqu’à s’en lécher les doigts sans vraiment y mettre de classe, appuyant bien sur le fait qu’il n’y avait pas de manières précises à avoir : ces cupcakes étaient fabuleux, point final. « Franchement boss, il faut l’engager pour le concert, elle va faire un chiffre du feu de dieu ! D’ailleurs, peut-être que je pourrais la prendre avec moi à la table des flambeurs ce soir, si vous me permettez d’y aller. A nous deux, je suis sûre que même un soir comme celui-ci peut être croquignolet. » Une pierre deux coups : Eurydice aidait Selina, et les cupcakes de la seconde latino allaient lui garantir une place bien au chaud à la table des flambeurs… « Si vous avez d’autres merveilles comme celles-ci avec vous, bien sûr, Selina. Au pire, on peut aller en chercher d’autres à votre magasin, les flambeurs n’arriveront que d’ici une bonne heure et demie. »