Les cris du plus jeune avaient certainement réveillé tout l’immeuble. Sans aucun doute. Lui et le blond avaient passé prés de quatre heures ensemble, se mouvant sensuellement l’un contre l’autre dans tous les endroits possibles du loft : contre le comptoir de la cuisine, sur le canapé du coté salon, dans la cabine de douche transparente, sur le lit aux draps vermillons.. Contre la baie vitrée qui menait au balcon, également. Cela avait été intense, comme toujours. Quelques lignes de cocaïne encore étaient restées abandonnées sur la table basse noire, attendant patiemment d’être consommées. Et il l’avaient fait, et re-fait. Encore et encore, sous les effets de la coke, sans interruption. C’était une nuit de vice semblable à toutes les autres, en somme. Puis finalement, environnant les deux heure du matin, le blond avait intimé au plus jeune de partir, froidement. Ce dernier avait osé tenter de rester.. Et le plus vieux, n’ayant pas envie de perdre son temps, lui avait rapidement fait comprendre que ses maigres efforts étaient vains, lui adressant quelques mots suffisamment blessants pour le voir partir tête baissée. Sohan s’était étiré, longuement, puis s’était laissé retomber nonchalamment sur son lit, encore nu. Il avait allumé une cigarette.. et avait apprécié le silence qui s’était soudainement emparé de la pièce.. jusqu’à ce qu’il entende la porte se fermer, accompagnée d’une voix désagréablement familière. « Bonjour.. ». Il répliqua immédiatement un sombre « dégage », qui n’eut évidemment aucun effet. Un soupire. Il était trop las pour être plus convainquant et efficace dans les mots qui seraient censés la faire partir. Ainsi la laissa-t-il se déshabiller et le rejoindre dans son propre lit sans un mot de plus. Il finit sa cigarette, silencieusement, puis se glissa à son tour sous ses draps, aux cotés de la jeune femme.

Le réveil était long et difficile. Il sentait cette lumière dorée et chaude qui à la fois agressait ses yeux et les gardait paisiblement clos, mais ne parvenait pas à sortir de son sommeil. La chaleur du soleil était agréable, sur son corps à peine couvert. Ouvrir les yeux pour découvrir qu’une nouvelle journée commençait pouvait parfois se révéler pénible. Il sentit une présence, à ses cotés. Puis un mouvement. Il savait que c’était elle. Comment l’oublier. Seulement, il ne se leva pas tout de suite. Pas encore. Ses muscles étaient douloureux. Le manque d’héroïne se faisait ressentir dans tout son corps et cette insupportable douleur le lançait, le laissant savoir que seule une dose pouvait calmer la torture. Ses blessures, elles aussi, étaient douloureuses. Plus que jamais. Il était rentré de l’hôpital à peine deux jours auparavant, et devait donc garder les bandages qui enserraient son bras, son bassin, et sa main droite. Quatre coups de couteau en tout. Et un coup dans le cœur, une blessure intérieure de plus. Et plus il s’éveillait, plus la douleur se faisait intense. Il serrait les dents, comme toujours, ne laissant pas deviner sa souffrance un seul instant. Il avait donc attendu que la belle jeune femme sorte bel et bien du lit et ne puisse plus le voir pour tendre le bras vers son paquet de cigarettes, les sourcils froncés sous la douleur lancinante. Il en saisit une, puis ouvrit les yeux, doucement. Il se leva, puis se dirigea vers le comptoir de la cuisine, où se tenait la jeune fille. Instantanément, son regard glacial se posa sur elle. Il y eut un silence, pendant lequel il s’était stoppé, l’observant. Elle semblait pensive, soucieuse.. et en même temps elle avait cet air presque effronté. Sa souffrance physique le ramena à la réalité. Il attrapa finalement un briquet et alluma sa cigarette avant de préparer un café, toujours insensiblement nu, la peau presque aussi blanche que les bandages qui couvraient les quelques parcelles de son corps. Et pendant que le café brûlant coulait dans la tasse, il se retourna, s’accouda nonchalamment sur le comptoir, juste en face de la brune, plantant son regard impitoyable dans le sien.

- Tu as deux minutes pour te barrer.

Ses yeux étaient dédaigneux et sombres, marqués par les cernes. Sa voix, elle, légèrement enrouée. Il n’accorda pas un regard de plus à la jeune femme, et contourna le comptoir pour s’agenouiller devant la table basse du salon, juste derrière. Il saisit le billet de 100$ qui traînait là, le roula, et fit disparaître deux des rails de cocaïne qui étaient restés là. Il l’ignorait volontairement, sachant pourtant qu’avec son tempérament, ces mots là ne suffiraient pas à la faire partir.. et cela se révélait déjà extrêmement pénible. Il se redirigea à nouveau vers la cuisine, le café étant prêt. Il titubait presque, comme tous les matins. Il était physiquement résistant, mais néanmoins vulnérable, et toutes ces années de consommation de drogues, d’alcool, accompagnées de sorties chaque soirs .. avaient leurs conséquences. Il était moins conscient des choses, lorsqu’il venait de se réveiller. C’est peut-être la raison pour laquelle il lui était plus facile d’ignorer la jeune femme que de la rembarrer sèchement, peut-être également la raison pour laquelle il ne se rendait pas compte que malgré les bandages, les multiples cicatrices blanches qui zébraient son dos étaient directement exposées à son invitée.. Il avait prit l’habitude de ne plus s’en soucier. Mais c’était sans compter la curiosité de la jeune femme.

Il était dans les vapes. Complètement. Rien ne semblait clair ni réel. Et pour cause.. Les douleurs lancinantes qui meurtrissaient tout son corps, qu’elles soient dues au manque d’héroïne ou à ses blessures, l’égaraient. Le fait de devoir cacher cette souffrance constante, de devoir la maîtriser, était une tâche qui lui demandait de lourds efforts. Et pendant qu’il s’évertuait à cacher le moindre ressenti, il perdait le sens des réalités. La cocaïne ne tarderait pas à faire effet, et à arranger tout cela. Le café qui finissait de couler dans la tasse, lui, n’était qu’une forme de soutient moral. Une habitude à laquelle il ne dérogeait jamais. Ainsi restait-il toujours aussi inexpressif, tournant le dos à la jeune fille. Il sentait cependant son regard sur lui.. « C’est quoi ces blessures ? ». Elle n’était pas la première à lui poser cette question. Il était parfaitement accoutumé à ce genre de réflexion et savait comment y répondre. Seulement cette fois-ci, il s’agissait de Callioppée. Elle n’abandonnerait pas facilement. Elle était loin d’être comme tous les autres. Loin de là. Elle était futée. Incroyablement bornée, aussi. Et Sohan réalisait bien qu’il ne serait pas aussi facile d’éviter subtilement le sujet avec elle qu’avec d’autres. Sa réponse devrait être efficace, insensible, désinvolte. Ne pas montrer que le sujet avait quelconque importance, ne pas montrer qu’il s’en souciait, mais ne surtout rien évoquer de concret. Elle était intelligente, et risquait de trouver la faille dans les mots qu’il était sur le point d’utiliser pour lui répondre.
Se retourner vers elle traduirait une volonté de cacher ses cicatrices, de les porter hors de sa vue. Il ne fallait pas. Une quelconque tentative d’explication serait instantanément traduite par un mensonge, et prouverait qu’il voudrait éviter le sujet. Il ne fallait pas. Dire tout simplement la vérité pourrait être considéré comme une mauvaise blague, un coup d’humour noir, et permettrait donc, en la révélant, de protéger la vérité .. mais c’était trop risqué. Il ne fallait pas. Il porta la tasse de café à ses lèvres, lentement, semblant désinvolte et désintéressé. C’est là qu’il sentit le contact des doigts de la jeune femme contre son dos.. le long de ses trop nombreuses cicatrices. La meilleure échappatoire restait le foutage de gueule. On n’y croyait jamais vraiment .. Mais c’était encore la meilleure façon de seulement laisser planer le doute, sans trop éveiller de soupçons en particuliers. Il la laissa toucher son dos, trempant ses lèvres dans le liquide chaud.

- Quoi, t’as jamais essayé le bondage, honey ?

Il se retourna vers elle et planta instantanément son regard dans le sien. Son regard était narquois, moqueur, à la fois espiègle et sombre. Le temps de se retourner, et elle lui avait prit sa cigarette. A quoi jouait-elle ? Elle voulait de la provocation ? Elle n’était pas non plus la première à vouloir jouer avec lui. Et ne serait pas la dernière à y laisser des plumes. Sohan voulait couper court. Une partie de lui voulait jouer : la laisser croire qu’elle pouvait gagner, et l’abattre au dernier moment. Une autre partie de lui ne pouvait plus attendre et préférait lui faire comprendre à l’instant qu’il était inutile de commencer ce genre de jeu avec lui. Ce temps de reflexion, il le passa à la fixer. La fixer de cette manière particulièrement désagréable, presque malsaine. Il semblait passif à l’extérieur.. En réalité, son regard seul était offensif plus que tout autre part de lui-même. Il sembla enfin se décider, reprenant une gorgée de cafée et reprenant possession de sa cigarette, sans la quitter des yeux.

- Tu devais être plutôt désespérée hier, pour t’être pointé aussi tard. Quand tu viens, c’est pour m’emmerder. Hors, tu n’en a pas pris le temps, hier. .. Tu voulais simplement oublier quelque chose j’imagine ? .. Quelque chose.. Il s’approcha de son oreille. …de douloureux, j’espère. Et s’écarta.

Il avait opté pour une impitoyable offensive. Piquer là où ça fait mal. Enfoncer le couteau dans la plaie. Faire naître les mauvais sentiments, les mauvaises émotions. C’était son don second : savoir remarquer les petits détails, en tirer les bonnes conclusions, et s’en servir pour dire la douloureuse vérité qui en découlait. Et il lui adressa, un instant, ce sourire que peu supportaient sans réagir. Un sourire sincèrement mauvais, traduisant toute son antipathie. Il glissa son index sur la joue de la jeune femme, d’un air faussement compatissant. Puis il passa à coté de la brune, l’ignorant à nouveau volontairement, et se dirigea jusqu’au balcon, où il profita de sa cigarette et de son café, nu, comme à l’accoutumée. Il maîtrisait encore plutôt bien ses expression. La douleur incessante ne se lisait pas encore sur son visage. Il la contenait. Il serrait les dents. Il encaissait. Il en était encore capable…. pour le moment. Seulement, elle compliquait les choses. Il lui fallait développer des efforts presque surhumains pour tout gérer. Et il n’y avait rien de moins facile, en période de manque..

Dehors, la brume envahissait les rues à peine encore fréquentées. L’atmosphère était douce, les rayons du soleil encore jeune venant transpercer le froid et donner un peu de réconfort aux new-yorkais. Il était tôt. Plus tôt que ne l’avait imaginé Sohan. Il était peut-être dix heures, peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. Il perdait la notion du temps, ces derniers jours, sans pourtant que cela ne l’inquiète outre mesure. Il apprécia cet instant, seul pour quelques secondes. Loin des questions de Callioppée. Loin de ses doutes, de ses curiosités, de ses intuitions à son sujet. Le soleil éclairait son visage et son corps, et le froid créait un contraste qu’il remarquait à peine. « Tu sais bien qu'un jour je découvrirais tes secrets les plus sombres. » Il resta inexpressif, le regard dans le vague. Une attitude qui lui était particulièrement habituelle.. Et qu’il maîtrisait à la perfection lorsqu’il s’agissait de feindre le désintérêt. Ainsi faisait-il comme si ces mots ne le touchaient pas. Comme s’il ne l’inquiétaient pas, ni même comme s’il les entendait réellement.. trop détaché. Sa réponse, malgré son comportement apparent, fut foudroyante. Glaciale. Sans pitié. Comme si ses mots mêlaient le cynisme et l’évidence. Comme s’il énonçait une déchirante vérité, irréfutable et inévitable.

- T’auras crevé bien avant.

Nier le fait d’avoir des secrets aurait été une terrible erreur. Tout le monde en avait. Cela aurait été comme lui faire tout simplement savoir qu’il cachait quelque chose de trop lourd. Elle aurait instantanément compris. Continuer sur la voie de la méchanceté gratuite lui semblait la meilleure solution, pour le moment. Elle avait ses failles, mais elles étaient moindres. Il n’avait pas encore à prendre de risques. .. Pour le moment. Il reporta la cigarette à ses lèvres, mieux réveillé. Là, un instant, sa main avait tremblé. Juste quelques secondes. Il l’avait senti. La douleur s’était violemment propagée jusque dans sa paume, brusquement, comme si ses ligaments s’étaient soudainement enflammés et avaient électrisé tout son bras droit. Il n’avait même pas froncé un sourcil, contenant le choc. Difficilement, cependant. L'image d'une seringue délivrant de l'héroine dans ses veines flottait vicieusement dans son esprit. Il poussa un soupire et retourna dans le salon en ordonnant froidement à la jeune fille de fermer la baie vitrée. Une façon plus subtile d’éviter tout soupçons, tout en étant convainquant – parce qu’évidemment un « il fait trop froid, là. » n’aurait pas été du même effet. Il resta debout, à quelques mètres du balcon, dos à la jeune fille. Il se positionna à genoux devant la table basse, sniffa un rail de plus, et partit enfiler quelques vêtements. Quelques. Il revint torse nu, vêtu d’un jean gris troué aux genoux, les cheveux attachés en une queue de cheval basse qui dégageait son visage.
Il ne pouvait s’empêcher de penser à Callioppée. Il fallait la dissuader de le côtoyer. Peut-être qu’il l’appréciait un peu, au fond.. mais les enjeux était trop importants. Il devait la supprimer de sa vie. C’était ce qu’il y avait de plus sûr. Et le moyen était tout de suite évident : il fallait qu’elle souffre. Et elle pouvait avoir toute la volonté du monde, cela ne suffirait pas. Personne ne pouvait vaincre la souffrance.. Et peu pouvaient la supporter, encore moins à long terme. Sohan était bien placé pour le savoir et se considérait comme exception qui confirmait la règle. La jolie brune n’aurait pas le choix, aussi têtue puisse-t-elle être. A la souffrance existait une réaction humaine et inévitable : la fuite. Comme un réflexe. On évitait la souffrance.. Parce qu’on savait que le combat était perdu d’avance, si tant était que l’on voulait risquer de se battre..

- Alors ? Raconte moi tout, honey. Tu t’es encore fait lamentablement rembarrer par le bel Andrea ?

Changement de sujet, tout en ayant une bonne excuse de le faire : Il était connu pour être cruel sans raison évidente. Une façon de se protéger qui tirait son infaillibilité du fait qu’elle faisait partie entière de sa propre personnalité. Son rôle, son masque, au fil des années, avait remplacé le vrai Sohan.. éteint depuis bien longtemps. Et c’était une véritable force, face à la jeune fille. Au fond, il savait comment elle était.. comment elle pouvait être. Et elle était l’une des rares dont il estimait devoir absolument taire la moindre information le concernant. Tout pouvait être un indice.. et même s’il était assez bon manipulateur et était habitué à cacher ce qu’il y avait à cacher.. il devait être sur ses gardes. Pour la simple et bonne raison qu’il l’estimait de son niveau. Elle l’était. Assez fine, assez observatrice, assez imaginative pour voir ce que les autres ne voyaient pas. Ce qui pouvait le sauver.. C’était cette imagination qu’elle avait. Elle n’avait pas toujours besoin de preuves tangibles pour croire en ses idées. Il devrait jouer sur ce terrain, à l’avenir.. L’emmener sur de fausses pistes. La manipuler. C’était le plan. Et il était si absorbé par son devoir de ne rien laisser transparaître de lui-même, si concentré sur sa nouvelle entreprise de la faire souffrir.. qu’il ne prêta aucunement attention au bandage, autour de sa taille, qui commençait à se défaire et à dévoiler deux blessures fraîches et encore rouges, l’une sur son flanc droit, l’autre au dessous de ses côtes. Le tissu blanc glissait, doucement, imperceptiblement, le long de ses hanches..