La soirée était calme. Peut-être même un peu trop. Alexa avait eu trois clients tout au plus et elle avait passé le reste du temps à ranger les étagères, toujours en pagailles, du sex-shop. Elle s'était fait un café un peu trop chaud qu'elle avait déposé sur le comptoir en bois avant de ne retourner à la réserve qu'elle entreprit de ranger aussi. Elle n'avait vraiment rien d'autre à faire et même si elle détestait son patron, force était de constater qu'elle était payée pour ça. Seulement, elle avait à peine eu le temps de commencer à ranger que le tintement, annonçant l'arrivée d'un nouveau client, retentissait. Soupirant, la rouquine abandonna son oeuvre pour aller servir ce qu'elle s'imaginait être l'un des pervers habitués à l'endroit.

Seulement, au lieu de trouver l'un des hommes bavant à moitié devant les films pornos dont elle avait l'habitude, elle ne découvrit rien. Absolument personne. Fronçant les sourcil, la New-yorkaise rejoignit le comptoir dans le but de commencer son café. Mais elle n'atteignit jamais son objectif. Car au moment où elle arriva près du meuble, elle l'aperçut : une jeune femme aux cheveux écarlates et tenant un poignard qui semblait recouvert d'un liquide rougeâtre qu'Alexa, en bonne amatrice de film d'horreur, identifia comme étant du sang, cachée dans le renfoncement. « Qu'est-ce que... ? » commença-t-elle, surprise. Cependant, elle n'eut pas le loisir de finir sa phrase que la clochette se fit à nouveau entendre au moment même où la jeune femme rangeait son poignard, non sans lui avoir fait signe de se taire. Alexa détourna le regard un instant pour le tourner vers l'entrée.

« Vous auriez pas vu une fille aux cheveux rouges ? » Demanda un type, essoufflé et suant comme un boeuf en entrant dans la boutique, manquant de reverser une étagère fraîchement rangée. Les yeux d'Alexa repassèrent rapidement sur la jeune femme cachée sous son comptoir, vu ses cheveux, aucun doute, c'était bien elle qu'il cherchait. Elle croisa rapidement son regard, vit son signe de la tête et soupira en se glissant derrière le comptoir à son tour. « Bonjour ! » Fit-elle en exagérant bien sûr le mot, histoire de lui faire comprendre que la politesse n'était pas une option, puis elle se retourna, faisant mine de chercher quelque chose. « Je n'ai vu personne d'autre que vous et moi, ici, monsieur. » Répondit-elle en souriant alors qu'il s'approchait en vérifiant derrière chaque étagère. La peur fit légèrement accélérer le coeur de la rousse dont les doigts effleurèrent le bouton rouge sur lequel elle devait appuyer en cas de problème grave. Si le type passait derrière le comptoir, il verrait forcément la fille au poignard et à en croire le regard implorant de celle-ci, s'il la trouvait, elles risquaient d'avoir des problèmes, toutes les deux.

« Écoutez monsieur, je vous l'ai déjà dit, il n'y a personne d'autre ici, je ne suis pas une menteuse, pas la peine de mettre le souk dans mon magasin. À présent, je peux vous proposer une poupée gonflable et une perruque si vous le souhaitez, mais c'est la seule femme aux cheveux rouge avec laquelle vous pourrez sortir de cette boutique, je vous le garantie ! » Annonça-t-elle un peu plus fort, en le regardant dans les yeux pour se donner une contenance. Allez savoir pourquoi elle avait préféré aider la fille au couteau ensanglanté plutôt que le gars menaçant au flingue mal camouflé dans son pantalon, mais maintenant qu'elle avait commencé, elle ne pouvait plus reculer et dire d'un air tout à fait innocent « Ah! Quoique... Des cheveux rouges, tu disais ? Oui, elle est là, sous le bar ! » en la montrant du doigt. Surtout que Dara remplissait largement le quota de femmes battues dans son entourage, pas moyen de prendre le risque qu'une deuxième puisse la rejoindre. « Et si ne comptez pas acheter, je vous saurais gré de sortir de la boutique, monsieur. » Disait-elle au moment même où les mains de l'homme s'abattaient sur le meuble en bois dans un bruit sourd à quelques centimètres de ses propres mains, la faisant sursauter. De là où il était, il n'avait qu'à se pencher pour apercevoir l'intruse cachée. À cet instant, le coeur d'Alexa battait si fort dans ses tempes qu'elle avait du mal à se concentrer sur autre chose.

Et finalement, contre toutes attentes, il lui demanda seulement si elle avait une cigarette.

Les mains tremblantes, elle avait cherché dans son sac le paquet de cigarettes auquel elle ne touchait quasiment jamais, elle devait l'avoir depuis plus d'un an et il n'en manquait que trois. Et elle lui en tendit une qu'il prit, sans la remercier avant de tourner les talons. La porte claqua à nouveau et le silence retomba, mille fois plus lourd qu'auparavant. Alexa attendit d'être certaine qu'il soit vraiment parti avant d'attraper son café et d'en boire une gorgée. Puis, elle prit une longue inspiration et enfin, s'adressa à la jeune femme. « C'est bon, je ne le vois plus, je crois que vous pouvez vous relever. »

Plus jamais la rousse ne trouverait une soirée trop calme. Le calme avait du bon finalement.

Lorsque la jeune femme quitta sa cachette, toujours essoufflée, en allumant une cigarette interdite à l'intérieur, Alexa la regarda faire sans rien dire, elle se demandait si elle allait enfin finir par expliquer pourquoi elle était venue-là et surtout pourquoi elle était poursuivie par un homme armé. Au lieu de ça, la femme aux cheveux rouges observait les étagères avec un air dégoûté qui donna envie à la rousse de la secouer, comment pouvait-elle être si calme après ce qu'il venait de se passer ? « Merci. Si tu m'avais dénoncée, je serais sur la ligne verte à l'heure qu'il est. »Annonça-t-elle calmement, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde en lui lançant un regard sévère des plus inutiles, Alexa était déjà clouée sur place, le sang figé par la peur. Là, elle venait certainement de faire une grosse connerie. Mais soit, il était trop tard de toute façon. Elle ne pouvait pas courir après le type dans la rue pour lui dire d'appliquer la justice.

Parce qu'apparemment, il s'agissait bel et bien de cela, de justice. Et elle venait même de sauver quelqu'un qui avait dû faire quelque chose de très grave. On n'inflige pas « la ligne verte » à n'importe qui, comme ça, sans preuve. Respire Alexa, pensa-t-elle alors qu'elle devait avoir l'air angoissée. Et elle l'était, au plus haut point. Elle sentait déjà sa respiration s'accélérer et ce n'était certainement pas le moment de faire une crise de panique. Si elle devait mourir ce soir, hors de question de facilité la tâche de son agresseur. Sauf que l'agresseur en question n'avait pas l'air de vouloir la tuer. Elle avait même l'air zen, à présent que son propre poursuiveur l'avait lâchée. « Pas de questions, d'accord ? De toute façon, tu n'aimerais pas savoir. » Fit-elle, toujours avec ce calme inquiétant en sortant un mouchoir de sa poche.

Mouchoir qui servit évidemment à essuyer le couteau ensanglanté qu'elle tenait dans son autre main. La situation étant déjà tellement détendue, un essuyage de couteau de plus ou de moins, elles n'étaient de toute évidence plus à ça près. « Je m'appelle Eva. Par quel nom je dois saluer ma sauveuse ? » Demanda-t-elle alors avec un sourire qui ne rassura pas du tout la vendeuse. Mais au moins, la question eut le dont de la sortir de sa stupeur et de la faire bouger. Secouant la tête, elle reprit ses esprits et laissa échapper le début de la question qui lui brûlait les lèvres.

« Quest ce qu... » Non, mauvaise idée. Ce genre de question ne pouvait que lui apporter des ennuis, elle le savait bien et elle en avait largement assez, des ennuis. De plus, lorsqu'une femme tenant un couteau plein de sang -qu'il soit humain ou non- à la main, vous demande de ne pas poser de question, la logique veut qu'il soit plus intelligent de lui obéir. « J... Je me... M 'appelle Cha... Alexa. » Bégaya-t-elle, elle avait failli lui donner son premier prénom, celui que personne n'utilisait jamais, histoire que la jeune femme ne puisse pas la retrouver même si elle l'avait voulu, mais au dernier moment, elle avait préféré dire la vérité, ayant peur que la dénommée Eva découvre qu'elle mentait et décide d'en faire son quatre heures -du matin- à cause de ça.

Soupir. Alexa recula d'un pas, puis de deux et se dirigea vers la porte où elle tourna la pancarte « open/close » pour fermer la boutique. « Je crois qu'on va fermer boutique jusqu'à l'arrivée de mon collègue. » Fit-elle, la voix tremblante. Normalement le sex-shop était ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, mais ce jour-là ferait exception, n'en déplaise à son patron diabolique, elle venait de sauver quelqu'un qui ne méritait pas forcément de l'être et elle avait besoin d'une pause. Inspirant profondément, la rouquine se retourna et revint sur ses pas pour faire face à la femme aux cheveux rouges, de l'autre côté du comptoir. Comme si un simple meuble en bois pouvait la protéger en cas de changement d'avis de la jeune femme.

« Vou... Tu ? Veux un café ? » Demanda-t-elle alors, en prenant sa propre tasse dans ses mains, tremblant toujours un peu. Moquez-vous si vous voulez, mais faire la conversation à quelqu'un qui a certainement tué une personne avant de venir se réfugier dans le sex-shop où vous travaillez, c'est plutôt compliqué et effrayant.

La femme aux cheveux rouge sortit de sa cachette alors qu'Alexa fermait le magasin. Elle ne voulait pas de café et c'était plutôt tant mieux, vu comme elle tremblait, Alexa aurait sûrement eu du mal à préparer quoi que se soit. Sa tasse chaude réchauffant ses mains froides, la rouquine observait les moindres gestes de la fugitive qui fumait toujours à l'intérieur de la boutique, prenant néanmoins la peine de souffler la fumer du côté où la rousse ne se trouvait pas.

"Mais je voulais savoir une chose... Pourquoi tu m'as couverte ? Tu dois bien te douter que ce n'est pas du sang de chat sur mon couteau."

« Ce n'est pas de sang de chat sur mon couteau », cette phrase résonna dans la tête d'Alexa comme le « gong » final de sa vie. Pourquoi fallait-il toujours que les problèmes viennent à elle ? Franchement, sur tous les magasins de la rue, combien de chances y avait-il qu'une tueuse -parce que, que se soit du sang de n'importe quoi, c'était bien ce qu'elle était- pourchassée entre dans le sex-shop du coin ? Peu sûrement, et pourtant... il avait fallu que ça arrive. Foutu destin. Si elle mourait là, elle ne pourrait jamais dire à Luke qu'elle l'aimait, serrait une dernière fois Dara dans ses bras, appeler Kate pour lui demander des nouvelles, passer encore une soirée avec Clyde ou même faire plus ample connaissance avec Alexandra. Non, hors de question de crever aussi bêtement ce soir-là, qui plus est dans le sex-shop qu'elle avait le "plaisir" de nettoyer tous les soirs. Cela aurait été un comble et elle ne ferait pas cette joie à son patron tant détesté. Reprends-toi Alexa, pensa-t-elle alors que ses mains blanchissaient tant elle serrait fort sa tasse de café.

« Si c'est parce que tu as peur, faut pas. Je te ferai aucun mal, parce que j'en vois pas l'intérêt. Mais le new yorkais moyen m'aurait déjà dénoncé, ou foutu dehors... Alors pourquoi tu n'as pas dit au mec que j'étais là ? »

Ne pas s'inquiéter ? Facile à dire, maintenant qu'elle venait de lui avouer qu'elle avait tué autre chose qu'un chat. Un autre animal, peut-être ? Insinua une petite voix naïve dans sa tête, mais ne soyons pas bête, la rouquine avait bien compris de quoi il s'agissait. Un meurtrière, voilà avec qui elle passait la soirée. Après le petit copain drogué, le trafiquant de d'organes malveillant et le dealer sauveur de vie, vraiment, il ne manquait plus qu'elle dans le palmarès. Elle avala une gorgée de sa boisson chaude en réfléchissant à la question. La jeune femme n'avait pas tort, elle aurait très bien pu la dénoncer. Alors pourquoi ne pas l'avoir fait ?

« Je n'avais pas vu le couteau. Et par principe, quand une femme entre en étant poursuivie par un type armé, je la considère comme la victime... Maintenant, si tu tiens absolument à ce que j'aille rechercher ce mec pour qu'il te mette deux balles dans la tête au milieu de ce magasin pourri, y'a aucun problème. » Répondit-elle finalement, en fixant ses yeux dans ceux de la dénommée Eva. Menacer une tueuse ? Ce n'était peut-être pas une bonne idée, en fait. Mais elle n'avait pas pu s'en empêcher alors que cette femme venait lui demander pourquoi elle lui avait sauvé la vie, comme si elle regrettait qu'elle l'ait fait. Alexa passa une main dans ses cheveux et haussa les épaules. « Tu n'as qu'à considérer que c'est un cadeau de Noël un peu en retard. » Ajouta-t-elle finalement, histoire de ne pas finir sur sa menace.