La fin de la journée approchait, et Chris était planté devant sa fenêtre, le nez quasi collé à la vitre, en train d'observer la vie new-yorkaise dehors. Son pied tapotait nerveusement le sol, et ses yeux semblaient guetter quelque chose. Tout dans son attitude montrait qu'il attendait quelque chose. Et ce quelque chose, c'était le coucher du soleil. Toute la journée il n'avait attendu que ce moment-là pour mettre son « plan » à exécution. En fait, il ne s'agissait en rien d'un plan à proprement parler, mais d'un pique-nique nocturne qu'il avait promis à Zélie quelques semaines plus tôt. Tout était parti d'une de leurs nombreuses conversations via un réseau social bien connu, et Chris s'était retrouvé à promettre cette chose un peu folle et pas ordinaire. A vrai dire, il ne se souvenait même plus du contexte dans lequel Zélie avait eut cette idée, mais la seule chose qui l'avait tracassé depuis, c'était le menu. Même sans la connaître depuis très longtemps, le jeune homme savait à quel point elle était difficile en matière de goûts culinaires. Ce soir, il n'avait donc pas le droit à l'erreur, et se devait de lui concocter un pique-nique digne de ce nom, avec un menu qui lui conviendrait. Et autant dire que ce n'était pas chose facile ! Par expérience, il savait qu'elle aimait les légumes. Le jeune avait donc assez rapidement opté pour des petits légumes, accompagnés de différentes sauces... Certes, c'était simple, mais au moins il ne prenait pas trop de risques. Avec ça, il avait prévu quelques petits hamburgers « de luxe » garnis de salade, de tomates, de poulet et d'un peu de fromage. Oui, il s'était donné beaucoup de mal pour élaborer ce repas, et il espérait de tout cœur qu'il serait à la hauteur des attentes de Zélie.

Depuis quelques temps, Chris avait un peu de mal à suivre son propre comportement, et ses propres sentiments à l'égard de la jeune femme. Il la considérait comme une amie à part entière, une des seules qu'il avait et avec qui il aimait passer du temps. Ses réactions et sa façon d'être le faisaient rire, l'attendrissaient même. Et puis il y avait les neveux de Zélie, ceux grâce à qui ils avaient pu faire connaissance à Central Park, et aussi se revoir alors que Chris travaillait dans une des vitrines du quartier du Queens. Sans eux, le deux jeunes gens ne se seraient probablement jamais croisés dans cette ville immense et pleine d'agitation. Mais plus il apprenait à connaître Zélie, plus l'étalagiste avait du mal à rester loin d'elle. S'il ne se voyaient pas pendant quelques jours, il avait comme l'impression de s'ennuyer... oui, elle lui manquait. Ses yeux pétillants, son sourire... Toutes ces petites choses anodines lui devenaient peu à peu indispensables.

Alors que le soleil se couchait, Chris fit volte-face et s'empara de son blouson, ainsi que du panier qui était posé sur la table. Il dévala les escaliers de son immeuble, et arriva dans la rue où il arrêta le premier taxi. Lorsque le chauffeur le lui demanda, le jeune homme indiqua l'adresse de l'appartement de son amie, et après quelques minutes de trajet, le véhicule jaune s'immobilisa juste devant sa porte d'entrée. Chris avait bien prit soin d'envoyer un message à Zélie pour qu'elle se tienne prête, et il descendit sur la chaussée pour l'attendre dehors. Appuyé contre le capot avant de la voiture, les mains enfoncées au fond des poches, il attendait presque fébrilement l'arrivée de son « invitée » du soir.

Toujours à moitié assis sur le capot du taxi, Chris patientait depuis quelques minutes en observant le passage des new-yorkais rentrant chez eux après leur journée de travail. Plus les minutes passaient, plus le jeune homme s'affaissait sur la voiture, si bien qu'il finit par croiser les jambes, en s'appuyant de tout son poids sur le capot. C'est alors que la porte de l'immeuble s'ouvrit, pour laisser place à Zélie, vêtue d'une petite robe à fleur que Chris se surprit à trouver très à son goût. Mais il lui semblait aussi que son avis n'était pas très objectif, et qu'elle aurait pu porter n'importe quoi pour qu'il trouve ça joli. Aussitôt, l'étalagiste se redressa et retira les mains de ses poches. Avec un grand sourire, il avança vers son amie qui n'avait pas encore prit la peine de poser ses yeux sur lui. « Hey ! » C'était un brin impersonnel, mais c'est la première formule qui lui était venue à l'esprit pour la saluer. Pas très class' certes, mais ce qui suivrait promettait de l'être beaucoup plus. D'une petite voix qu'il jugea timide, Zélie s'excuse pour son retard qu'à vrai dire, l'étalagiste n'avait même pas remarqué. Il se doutait bien qu'elle aurait besoin de temps pour s'habiller et descendre la volée d'escaliers qui la séparait de la rue dans laquelle il l'attendait. Par conséquent, le jeune homme ne s'était pas spécialement impatienté en son absence. « Oh, ne t'en fais pas pour ça, tu n'es pas en retard. Et puis... de toute façon on n'est pas vraiment pressés... » ajouta-t-il en passant machinalement une de ses mains dans ses cheveux. Ce geste traduisait en général une certaine forme de timidité. Il faut dire qu'à ce moment précis, Chris ne se sentait pas encore tout à fait à l'aise. Il ne savait pas si son idée et ses efforts plairaient à Zélie, et il devrait attendre sa réaction pour être tout à fait serein et rassuré.

Après un petit temps de flottement, Chris sembla sortir brutalement de ses pensées, et fit un pas de côté pour se glisser près de la portière du taxi. Il l'ouvrit, puis posa son regard sur Zélie en esquissant un geste de la main lui indiquant l'intérieur du véhicule. « Je t'en prie... Après toi. » Il la laissa grimper sur la banquette arrière puis la suivit pour s'installer derrière le chauffeur. C'est alors qu'il fouilla dans la poche de son blouson et en sortit un minuscule papier qu'il préserva du regard de Zélie en gardant une main dessus. Chris passa alors son bras entre les deux sièges avant, et tendit son papier au chauffeur qui hocha la tête avec un sourire, et tourna la clé dans le contact pour faire démarrer la voiture. Se réinstallant sur la banquette arrière, l'étalagiste rangea son message secret et tourna la tête vers sa voisine avec un sourire en coin. Pour combler le silence, rien de mieux que les banalités. C'est en partant de ce principe bien connu que Chris engagea la conversation en attendant que le chauffeur les emmène à destination ce qui, il le savait, allait prendre quelques minutes. « Ta journée s'est bien passée ? Pas trop fatiguée ? » Le jeune homme savait combien le travail à l'hôpital pouvait être éreintant, mais il savait aussi que Zélie aimait ça. C'est d'ailleurs elle qui lui était venue en aide le lendemain des attentats du douze septembre, lorsqu'il s'était cassé la clavicule et qu'il ne voulait pas montrer sa blessure à un docteur de peur de ne plus pouvoir travailler. Zélie avait été là pour lui, et l'avait finalement traîné jusqu'à l'hôpital où il avait soigné, prétextant au passage qu'il était son cousin.

Après quelques dizaines de minutes passées à bord du taxi, ce dernier s'immobilisa pile poil à l'endroit que Chris avant espéré. Il regarda par la fenêtre d'un air satisfait, puis se retourna vers Zélie afin de guetter sa réaction. Le lieu qu'il avait choisi pour leur pique-nique nocturne se trouvait dans le quartier de Brooklyn, juste au bord de l'East River, dans une zone où peu de gens circulaient et où même les piétons n'avaient pas leurs habitudes. De larges pelouses s'étendaient sur les bords du cours d'eau, et c'est précisément ce décor qui avait paru le plus adapté à Chris quand il avait eut à choisir un endroit pour la soirée.

Pendant toute la durée du trajet en taxi, les deux amis avaient parlé de choses et d'autres, de sujets banals... ceux dont on parlait entre amis, sans se soucier des sujets plus importants que l'on réservaient le plus souvent aux conversations avec des gens ennuyeux. Chris, amusé, pouvait voir les yeux de Zélie fouiller le paysage extérieur de temps en temps. Évidemment, elle n'avait toujours aucune idée de leur destination, et la nuit qui était désormais réellement tombée ne l'aidait pas vraiment à se repérer. Il était normal qu'elle se pose des questions, et la curiosité que l'étalagiste lui connaissait ne demandait qu'à être assouvie. Plusieurs fois avant cette soirée elle avait tenté de le faire craquer. Elle voulait avoir des indices, des moyens de trouver par elle-même leur destination secrète. Mais sur ce point-là, elle n'avait absolument aucune chance. Chris savait être têtu lorsqu'il le fallait, et pour rien au monde il ne lui aurait divulgué l'idée qu'il avait eut. D'ailleurs, il en était assez fier ! Le jeune homme était quasiment sûr que personne ne viendrait les déranger ici, et il fallait avouer que le cadre était plutôt beau. Certes, avec la nuit qui était tombée, ils ne pourraient pas en profiter aussi bien qu'en plein jour, mais c'était le deal : le pique-nique se devait d'être nocturne. Et puis l'eau qui coulerait tout près d'eux refléterait probablement la lumière de la lune, ce qui donnerait encore une autre dimension à ce lieu déjà magnifique.

Alors qu'un léger silence s'installait sournoisement dans la voiture, le chauffeur la stoppa net à l'endroit précis que Chris lui avait indiqué discrètement. Greenpoint, Brooklyn, nous y voilà. Presque anxieusement, l'étalagiste guetta la réaction de sa voisine, mais il ne fut pas déçu, bien au contraire. Même s'il ne voyait pas son visage, le petit « Wah » qu'elle laissa échapper le rassura quant au choix de leur lieu de pique-nique. Visiblement, il avait visé juste. Sans même le regarder, Zélie s'extirpa du véhicule, et Chris en profita pour payer le chauffeur de taxi, le remercier, et sortir à son tour. Doucement, il contourna le véhicule, ouvrit le coffre et en sortit son fameux panier garni de victuailles. Il referma le coffre en question, puis salua le chauffeur qui fit rugir le moteur avant de s’éloigner dans un petit nuage de poussière. C'est alors que Zélie s'approcha, et Chris put distinguer une lueur d'émerveillement dans ses yeux qui ne pouvait pas lui faire plus plaisir. Et ce qu'elle déclara à ce moment-là ne fit que le rassurer, une nouvelle fois. « Tu trouves aussi ? J'ai pensé qu'on serait bien ici... » lui répondit-il en plongeant ses yeux dans le cours d'eau qui se tenait à quelques mètres derrière elle. Le jeune homme resta immobile et silencieux pendant quelques instants, comme pour s'imprégner de l'ambiance du lieu, et se défaire de toute l'agitation habituelle de cette ville dans laquelle rien n'était jamais calme. Puis, un sourire se dessina sur son visage, et ses yeux croisèrent ceux de son amie. « Bon... Et bien, il n'y a plus qu'à s'installer ! » Tout en lui parlant, il ouvrit la marche en direction de l'East River. Lorsqu'il eut trouvé un coin assez proche de l'eau mais pas trop, et surtout un coin de pelouse assez souple pour s'y asseoir, il posa son panier et s'installa en tailleur, face au cours d'eau.

En vérité, il n'ouvrit pas son « panier magique » tout de suite, et s'accorda encore une fois une petite pause. Il regardait l'eau danser devant eux, respirait l'air frais du soir, et prenait le temps d'apprécier le moindre petit brin d'herbe qui passait sous ses doigts. Il pouvait parfois paraître un peu étrange, mais c'est certainement son âme d'artiste qui le poussait à être comme ça. Au bout d'un moment, il tourna la tête vers Zélie, et lui demanda en souriant : « Tu as faim ? ».

Pendant que le jeune homme prenait le temps de rêvasser, les yeux plongés dans l'East River qui coulait juste devant lui, Zélie s'installa tout près de lui. C'est au moment où il osa rompre ce délicieux silence qu'elle lui adressa un sourire en répondant qu'elle avait vraiment faim, et qu'elle avait jeûné pendant des jours entiers avant de venir ici. Chris se mit à rire en baissant la tête, et prit plutôt cela comme une sorte de gentil avertissement. Il n'avait vraiment pas intérêt à la décevoir ce soir ! Tout devrait être parfait, bon, bien présenté, et même s'il avait déjà gagné une bataille grâce à l'endroit quasi-paradisiaque qu'il avait choisi, rien n'était encore fait. Finalement, le plus important, ça restait la nourriture. C'est peu pour cette raison qu'ils étaient là d'ailleurs. L'idée du pique-nique nocturne partait tout simplement d'une proposition de dîner ensemble. Même si ça n'avait a priori rien d'un dîner galant, l'étalagiste s'était mis la barre très haute, histoire d'impressionner Zélie. Dans quel but ? Ça, il n'en savait trop rien. Il avait juste envie de lui faire plaisir, de voir cette lueur si particulière briller dans ses yeux, mais aussi de lui montrer qu'il n'était pas juste ce doux râleur qui se vexait et se renfermait au moindre mot de travers. Il faut dire que sur ce point-là, Chris était plutôt... compliqué. Une garçon compliqué, c'est exactement la définition qu'en donnaient ses proches. Bien sûr, pas grand monde ne savait d'où lui venait cette sorte de fragilité, ce besoin de se protéger tout le temps, et il tenait à ce que ça continue comme ça. Après tout, les artistes étaient toujours un peu torturés, et c'est peut être pour cela qu'ils étaient aussi fascinants.

« Hum, non, je plaisante. Mais oui, j’ai faim ! Très faim, même pour être franche » Chris acquiesça d'un air satisfait et assez intéressé. « Bien, très bien. Espérons que j'ai visé juste alors ! » ajouta-t-il avec un sourire aussi sincère qu'hésitant. C'était donc le moment de lui dévoiler ce qu'il avait préparer. Le verdict allait tomber, et le jeune homme serait fixé sur la réussite de sa soirée. De leur soirée. En prenant bien on temps pour faire monter le suspense, il tendit un bras vers le panier pour l'attraper, et le ramener vers lui. Il le posa sur ses jambes, et l'ouvrit doucement en regardant Zélie du coin de l’œil. Puis il se décida enfin, et plongea la main à l’intérieur pour en sortir, un, deux, puis trois plats. Tout y était : les légumes, les sauces, les mini-hamburger, et même quelques grappes de raisin. Après avoir disposé le tout devant eux, il plongea à nouveau la main dans son panier, et en retira une bouteille de vin rouge qu'il avait prit grand soin de bien choisir. Évidemment, Chris avait opté pour un vin français. Non seulement, il pensait que ces vins étaient les meilleurs du monde, mais cette origine lui rappelait aussi un gentil clin d’œil au film français que Zélie lui avait montré quelques semaines auparavant. Quand tout fut étalé sous leurs yeux, Chris sortit les couverts, deux assiettes et deux verres. Sans vraiment attendre une quelconque réaction de la part de son amie, il s’attela à déboucher la bouteille de vin. En y mettant toute son application, il lui servit un petit verre qu'il lui tendit avec un sourire en coin. Il fit ensuite de même pour lui, reposa la bouteille, puis planta ses yeux dans ceux de Zélie. « Hum... Et bien, à... nous ! » Déclara-t-il presque solennellement en faisant s'entrechoquer leurs deux verres. Chris but une gorgée du breuvage qu'il ne trouva pas mauvais, bien au contraire. Fier de lui, il reposa son verre, et attrapa son assiette en s'approchant quelque peu du « buffet » improvisé à même le sol. « Vas-y, à toi l'honneur.. » lui dit-il en désignant les plats qui leur faisaient face. A vrai dire, Chris mourrait aussi de faim et la seule chose qu'il languissait était de pouvoir goûter à ces fameux hamburgers de luxe faits maison.