Cette année 2014 s’annonçait sous les meilleurs hospices. Anna et moi-même étions réunis autour d’un bon dîner et pour la première fois depuis bien longtemps, elle semblait en paix. Elle s’était d’ailleurs montrée si courageuse et déterminée que je l’avais autorisée à boire une coupe de champagne de façon à ce que nous puissions trinquer à cette nouvelle année. Cette soirée frôlait la perfection. J’avais soigneusement choisi l’établissement dans lequel nous allions dîner, nous nous étions tous deux apprêtés et bien qu’elle n’eût pas encore totalement recouvré ses forces, Anna avait repris du poil de la bête. Elle était magnifique. J’étais passé la prendre chez elle, l’avais complimenté sur sa tenue et finalement escortée jusqu’au restaurant. L’espace d’un instant, j’en eus presque oublié que nous n’étions plus ensemble. Mais un sms me fit redescendre sur terre. Je ne le lus pas sur le moment – étant donné que j’étais au volant – mais le nom de l’expéditeur suffit à me remettre les idées en place. Tout me revint alors en mémoire. Dans ma tête défilèrent, une à une, les épreuves douloureuses qui avaient rythmé l’année qui venait de s’écouler. Cris, larmes et disputes à n’en plus finir, voilà à quoi s’était résumée ma vie. S’il y avait du mieux ? De toute évidence les tensions s’étaient apaisées, mais mes relations avec Anna étaient plus complexes que jamais. D’un autre côté, j’étais bien forcé d’admettre qu’il n’y avait pas eu que du négatif ; j’avais aussi retrouvé Lucy. Quelque part, ça m’aidait à rester positif –mais mes relations avec Anna avaient atteint de tels extrêmes que j’en arrivais à me demander s’il était encore possible de recoller les morceaux. Je ne l’avais pas quitté d’une semelle depuis qu’elle m’avait mis dans la confidence concernant ses problèmes de toxicomanie -mais malgré de nombreux efforts, j’avais fini par réaliser que plus rien ne serait jamais comme avant. Je m’étais mis à douter : à propos de moi, de nous, de notre avenir ensemble. Si de par ma présence et mon soutien, j’étais parvenu à la tirer vers le haut (j’en étais d’ailleurs très fier) ; passer du temps avec elle et me questionner en permanence sur l’avenir de notre relation, avait eu sur moi, l’effet inverse. Perdu et épuisé, je n’étais plus que l’ombre de moi-même. Ni plus ni moins qu’un homme fatigué de se battre pour reconquérir la femme qu’il aime, un homme qui avait cruellement besoin de prendre ses distances. Et c’était justement la raison pour laquelle j’avais invité Anna à dîner. Il était primordial que nous nous voyions, car j’avais une nouvelle à lui annoncer. Avant même de passer la prendre, je savais que ça n’allait pas être une partie de plaisir. Encore une fois, j’avais sous-estimé les choses. Cette situation était tout simplement insoutenable, bien pire que tout ce que j’avais pu imaginer. La soirée touchait à sa fin et je n’avais pas encore réussi à aborder le sujet. Bizarrement, Anna était celle qui avait le plus parlé, relançant constamment la conversation. De mon côté, je m’étais contenté de décrocher deux ou trois mots, acquiesçant de temps à autre pour ne pas paraître impoli et pour lui montrer que ce qu’elle racontait m’intéressait. Et en l’occurrence, j’étais vraiment heureux qu’elle eût repris goût à la vie et réussi (avec succès) ses examens. Un avenir semblait à nouveau se profiler devant elle, elle était enjouée, confiante et après ces longs mois de cauchemar, c’était déjà une victoire. Une victoire dont je me serais sans doute réjoui si je n’avais pas eu la tête ailleurs. Malheureusement, j’étais préoccupé par ce que j'avais à lui annoncer et ça m’empêchait de profiter pleinement de ce moment passé en sa compagnie. Un moment pourtant fort agréable, sans disputes, sans larmes, sans cris. Un de ces moments magiques que nous n’avions pas eu l’occasion de partager depuis notre rupture, un an plus tôt.

« And then, when I'll be done paying my students loan, I might just buy the library in Turtle Bay. I mean, no offense, but my boss is getting pretty old, and I know it makes money, and I mean, I don't need much. » Je secouai la tête pour me remettre les idées en place et l’incitai à poursuivre au moyen d’un sourire rassurant. J’étais vraiment content qu’elle se soit reprise en main, soulagé aussi. Anna donnait presque l’impression d’avoir retrouvé son indépendance, ce qui me permettrait de partir le cœur léger. « But that takes us in like... an eternity, or something. And with the weather in New York, who would want to stick around ? » Je me raclai la gorge et tirai légèrement sur le col de ma chemise, mal à l’aise. Anna fronça les sourcils. Allez mon p’tit Hayden, c’est pas le moment de te dégonfler, me sommai-je en guise de leitmotiv. « Have I told you how proud I was ? » Elle baissa la tête. « I'm serious, Anna! It hasn't been easy, but you did it! And look at you now: you're amazing! Strong, beautiful and graduated! Here's to you! » ajoutai-je en levant ma coupe. « May this coming new year bring you joy, health, and success! You made a spectacular recovery, and I sincerely hope your dreams will come true! » Je terminai ma tirade en lui baisant la main, l’esprit néanmoins troublé par ce que j’avais à lui dire.

Anna n’aimait pas les compliments. C’était même le genre de choses qui la mettait mal à l’aise. Toutefois, j’étais sincèrement fier du chemin qu’elle avait parcouru et je m’étais senti obligé de le lui dire, en espérant –peut-être un peu naïvement- que cela l’encouragerait à poursuivre dans cette voie pendant mon « absence ». Comment le lui dire ? Je n’avais toujours pas la moindre idée de la marche à suivre et lorsqu’elle me demanda ce que j’avais en tête, je me pinçai les lèvres, par dépit. Anna avait toujours su lire en moi comme dans un livre ouvert. Aussi loin que je m’en souvienne, je n’avais même jamais pu lui mentir. Mais les choses étaient différentes cette fois. Quelque part, j’avais peur que mon départ ne perturbe son équilibre. Et si elle replongeait par ma faute ? Et si elle faisait bien pire ? Non. Tu t’accordes beaucoup trop d’importance Hayden, ça suffit ! « Yeah, I’m sorry… » finis-je par déclarer en lâchant sa main. « I'm not really in the mood tonight… We need to talk. » Elle fronça les sourcils d’un air concerné –et conscient que c’était le moment ou jamais, je me décidai à tout déballer. « You know, probably better than anyone, how hard this past year has been for both of us. We’ve spent the entire year hurting each other, and at some point, I just got tired of fighting with you… » Anna ne comprenait pas où je voulais en venir, je pouvais le lire dans son regard. Je tournais moi-même autour du pot, de peur de la blesser, mais était-ce vraiment utile ? « I’m not saying it’s all  bad, of course it’s not ! We’ve improved, we can talk to each other without even yelling now… » lâchai-je sous le ton de la plaisanterie. « But, I need some time apart, Anna. I need to go away, because I can no longer be around you. It’s too difficult. Every time you’re near me, all I can think about is kissing you, holding you in my arms, and be a couple again. It has become an obsession, and that’s why I need to go away, to think about me, about us, about our future together. I mean, I don’t want to put pressure on you, but obviously you’re not ready to try again –and since we cannot be simple friends… » Elle ne dit rien, mais ses yeux se mirent à briller, ce qui me permit de comprendre qu’à l’intérieur, elle bouillait. Je ne savais pas très bien comment interpréter sa réaction. Etait-elle en colère ou bien simplement triste de savoir que j’allais la quitter? « I love you, I love you with all my heart, and I’ll always be loving you, but… sometimes it’s not enough, you said it so yourself » repris-je en référence à la lettre de rupture qu’elle m’avait écrite, un an plus tôt. « I wish it was, but it’s not, and I really think stop seeing each other for a little while will do us good. That’s why I’ve accepted a job opportunity. I’m going to spend two months at sea, Anna… Cut-off from everything, far away from you »

Sa réaction me laissa totalement impuissant. Quand je la vis fondre en larmes, mon cœur se serra si fort que j’eus presque l’impression de suffoquer. Ma main se posa machinalement sur la sienne, mais Anna se dégagea bien vite de mon emprise pour mieux cacher son visage, ruisselant de larmes. Sur le moment, je ne compris pas sa réaction, ni même pourquoi elle s’était mise dans cet état. J’avais beau retourner le problème dans tous les sens, pour moi, sa réaction était parfaitement incompréhensible. Je m’étais préparé à beaucoup de choses, de la dispute au désintéressement le plus total, mais une crise de larmes ? Je n’étais définitivement pas prêt à gérer ça. Pourquoi craquer ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi faire tomber subitement ses murs, elle qui s’était pourtant donné tant de mal à me repousser ? Pourquoi abandonner si près du but ? Anna m’avait si souvent répété que plus rien n’était possible entre nous que j’avais fini par le croire. Or, sa réaction semblait attester du contraire. Je ne savais plus quoi faire pour la consoler ou me sortir de ce guêpier. Il était trop tard pour revenir en arrière, impossible de changer de sujet. Anna était désormais inconsolable. Quant à moi, j’étais dépassé. « I… I’m sorry. If I knew it will make you feel this way, I wouldn’t have told you or at least, I would have waited for a better moment… » Elle ne répondit pas, ce à quoi je me pinçai les lèvres. Comment lui expliquer que j’avais besoin de m’éloigner sans charger un peu plus la balance? Prétendre qu’elle n’avait rien à voir dans ma décision aurait été un affreux mensonge. Qui plus est, je venais d’affirmer le contraire. « Please baby… You know I can’t stand it when you’re crying… especially when it’s for me… » Cette fois-ci, je me levai pour me glisser derrière elle. Une fois chose faite, je passai ma main derrière ses épaules et commençai à lui caresser le dos. Ses sanglots s’estompèrent peu à peu, mais la scène avait attiré les regards des autres clients, raison pour laquelle je lui proposai de quitter le restaurant. « Come on, I’ll drive you home… » Elle n’opposa aucune résistance et enfila son manteau pendant que je payai l’addition. Cinq petites minutes plus tard, nous étions dans la voiture. « Do you wanna talk about it ? » Elle secoua la tête. « Are you mad at me? Disappointed maybe? » Aucune réponse. « Okay... Just say something, because I don’t understand, Anna ! What can I say except that a part of me feels like, ever since you came back, you’ve just been waiting to push me away… And now that you finally got what you wanted, you can't stop crying. What on earth does it mean? Tell me! Tell me what you want once and for all, ‘cause I don’t know what to do anymore… »

Ce ne fût qu’après les avoir prononcé que je réalisai la véritable signification de mes mots. Selon toute vraisemblance, je venais de mettre un terme à notre… histoire –ou tout du moins à ce semblant de relation amicale derrière laquelle nous nous cachions depuis maintenant des mois. Mon cœur se serra à la simple idée de ne plus jamais la revoir. Je ne savais que trop bien où tout cela allait nous mener –et même si une partie de moi en était soulagée, la réalité des choses me frappait en plein cœur. Comment renoncer à elle ? A nous ? A tous ces souvenirs que nous avions en commun ? Comment tourner la page ? Nous avions passé ces douze derniers mois à nous déchirer, pour finir par nous réconcilier et recommencer de plus belle… Je lui avais posé plusieurs ultimatums auxquels elle n’avait jamais véritablement eu à faire face… J’avais exprimé à de maintes reprises mon besoin de m’éloigner d’elle… Et maintenant que l’heure était venue, je n’étais plus très sûr d’avoir pris la bonne décision. L’être humain était probablement la chose la plus complexe que cet univers eût jamais connu. L’homme était fait de paradoxes. Je ne l’avais que trop souvent répété, mais une fois de plus, ma théorie se justifiait. J’étais passé maître en l’art « de retourner sa veste ». Je changeais constamment d’avis, assailli par un flot de doutes auxquels je ne m’étais pas forcément préparé –et l’année qui venait de s’écouler n’avait fait qu’aggraver mon cas.

Le trajet fût silencieux. Beaucoup trop silencieux. Anna, encore sous le choc de la nouvelle, ne reprit la parole qu’une fois arrivée dans sa rue. Ses mots, semblables à des milliers de poignards que l’ont m’auraient assené en plein cœur, vinrent creuser un peu plus profondémment la plaie qui s’y était logée. Je l’écoutais parler sans trouver la force de répliquer quoi que ce soit. Mais avait-elle réllement besoin de le mettre en voix ? Non. J’avais compris au moment même où elle s’était tournée vers moi. Quoi qu’il en soit, ça faisait toujours aussi mal… « I just don't see « us » happening when you'll come back. In any way » lâcha-t-elle, après m’avoir expliqué que j’avais sûrement pris la bonne décision et qu’elle était contente pour moi. Mes yeux cherchèrent son regard, en vain, car elle me tournait le dos. « And you know I hate goodbyes... so... » Je déglutis en réalisant que je venais de la perdre. Moi qui pensais contrôler la situation, quel bel échec. Anna ne dit rien de plus et se contenta de quitter la voiture. Je crus remarquer qu’elle avait quelque difficultés à fermer la porte, mais ne fit rien pour l’aider ou même la retenir. Quelque chose venait de se briser en moi. Non contente de m’avoir brisé le cœur une première fois, voilà qu’elle le piétenait… Mes lèvres se mûrent pour prononcer quelques mots qui ne vinrent jamais. Mon cœur outragé m’implorait de sortir de la voiture pour la retenir, tandis que ma raison, de son côté, me clouait à mon siège. Je la regardai s’éloigner sans rien dire, laissant les larmes couler sur mes joues. Ma main s’hasarda à aggriper la poignée de la portière que je claquai sans ménagement. Anna n’entendit pas le fracas, elle était déjà trop loin. Beaucoup trop loin de moi…

TO BE CONTINUED…