Esteban n’était pas du tout dans son élément, et le seul moyen qu’il avait trouvé pour évacuer son appréhension était de faire les cent pas dans la petite pièce qui lui servait de vestiaire. A cet instant précis, le colombien se demandait ce qui avait bien pu lui passer par la tête lorsqu’il avait franchi cette porte. Certes, cette fin de mois était particulièrement difficile, et les clients ne s’étaient pas vraiment bousculés pour prendre rendez-vous avec lui. Mais de là à se lancer dans des combats illégaux pour renflouer ses caisses…. Esteban ne l’aurait jamais imaginé auparavant. Pourtant, lorsqu’il avait vu ses économies fondre, il avait tout de suite pensé à cette solution dont on lui avait parlé peu après son arrivée à New-York. Pour ce qui était de se battre, le jeune homme savait y faire et pratiquait toutes sortes de sport de combat depuis qu’il était arrivé ici. D’ailleurs, il trouvait dans ces activités plus une façon de se rassurer qu’autre chose. Mais aujourd’hui, une nouvelle utilité semblait venir compléter la liste des avantages qu’il y avait à savoir se battre.

L’appréhension que le colombien ressentait n’était pas spécialement due au combat, ni même à l’adversaire qu’il s’apprêtait à rencontrer. Après tout, il en avait vu d’autres, et après avoir passé près de cinq ans aux mains d’une troupe de FARC, Esteban pouvait se targuer de ne plus craindre grand-chose. Seulement, cet univers était tellement nouveau pour lui… Il mettait les pieds dans un monde qui lui était totalement inconnu, et attendait le début de son premier combat pour redevenir tout à fait serein. « Hé le nouveau ! C’est à toi ! » brailla une voix à travers le brouhaha qui régnait déjà dans le bâtiment. Ni une ni deux, le colombien poussa un profond soupir et prit la direction du ring sur lequel il allait faire ses premiers pas dans quelques instants. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il se retrouva nez-à-nez avec… Phoenix. En plus du fait qu’elle soit une fille, et qu’il la connaisse, Esteban n’avait absolument aucune envie de se battre contre elle. Cette simple idée lui paraissait insensée, et c’est en fronçant les sourcils qu’il se présenta devant l’arbitre. « Vraiment ? Tu me poursuis ou comment ça se passe ? » s’exclama la jeune femme lorsqu’ils furent assez proche pour pouvoir s’entendre. « Je pourrai te dire la même chose ! Qu’est-ce que tu fais ici ? » répondit-il en dissimulant au mieux son malaise. Car si elle se trouvait là, en face de lui et au milieu de tous ces parieurs, la suite des évènements n’était pas bien difficile à deviner. Phoenix était officiellement son adversaire pour son tout premier combat, et c’était en somme la pire des choses qui pouvait arriver au colombien. « Hum… juste pour être clair… il n’est pas question que… que je fasse ça contre toi ! » déclara-t-il en désignant à la fois le ring et la jeune femme qui se tenait toujours en face de lui.

Esteban sentait les regards des parieurs rivés sur lui et pourtant, même cette pression ne le poussait pas à s’exécuter. Dès l’instant où il avait aperçu Phoenix en face de lui, le jeune homme avait su que les prochaines minutes allaient être un calvaire, et un véritable dilemme : le voilà qui devait choisir entre la prime qui l’aiderait à finir le mois à peu près correctement, et la seule personne à New-York qu’il appréciait vraiment, et qu’il avait l’impression de connaître. Comme si le sort s’acharnait contre lui, il venait une fois de plus de le mettre dans de beaux draps. Et le pire dans tout cela était qu’Esteban n’avait absolument aucune idée de la manière dont il devait agir pour se sortir de là. Refuser le combat était à peine imaginable. S’il s’abaissait à le faire, ses chances de se faire un peu d’argent grâce à ces combats illégaux seraient réduites à néant. Mais l’idée de se battre contre la jeune femme lui semblait encore plus inconcevable. Tout d’abord, il n’avait aucune raison de le faire et même en cherchant bien, aucun motif pour lui en vouloir et ainsi l’aider à entamer le combat. Non, le colombien se trouvait incontestablement dans la pire situation qui soit. Et même s’i savait que ça ne changerait probablement pas grand-chose à l’issue de cette rencontre, il fut contraint d’annoncer Phoenix qu’il ne comptait pas se battre contre elle, ni aujourd’hui ni un autre jour.

Mais malheureusement pour lui, Esteban n’était pas en droit de dicter les règles de ce combat et Phoenix s’empressa de le lui faire comprendre, sous le regard impatient de l’arbitre. « Ecoute, je crois pas que t'ai vraiment le choix. Déclarer forfait ne fait pas vraiment partie des règles. » lâcha-t-elle, en ayant à peine le temps de s’exprimer avant que l’arbitre n’intervienne pour les pousser à débuter ce maudit duel. Immédiatement, et sous le regard médusé su colombien, Phoenix se mit en position et ni une ni deux, lui flanqua un premier crochet en pleine mâchoire. Sans broncher, Esteban encaissa le coup non sans entendre les rires et les huées des parieurs autour de lui. Répliquer semblait être au-dessus de ses forces et malgré le regard de la jeune femme qui semblait l’inciter à la frapper, le colombien ne fut capable que d’esquisser un pas en arrière. Sans se préoccuper de la proximité de l’arbitre, Esteban planta son regard dans celui de Phoenix, espérant lui faire comprendre son malaise, et lui faire abandonner la partie même si cela ruinerait ses chances de revenir ici un jour. « Phoenix, on… je peux pas faire ça. Pas toi ! » se lamenta-t-il alors que les railleries du public étaient de plus en plus bruyantes et insupportables. Son regard se posa d’ailleurs brièvement sur ceux qui l‘entouraient, et il se sentit brusquement projeté dans un véritable cauchemar. Certains riaient, d’autres le menaçaient, et personne ne semblait être en mesure de comprendre l’état dans lequel il se trouvait. Sa fierté en prenait un sacré coup et bien malgré lui, Esteban sentait monter une certaine rage, décuplée par l’attitude accusatrice de l’arbitre, et le fait que se battre contre lui ne semblait poser aucun problème à Phoenix.

Même si tout autour de lui semblait le pousser à le faire, Esteban ne pouvait as se résoudre à se battre avec Phoenix. Ou plutôt contre elle. Car c’était bel et bien ce qu’on lui demandait : frapper sur la seule personne qui comptait un tant soit peu pour lui dans cette ville, et ainsi risquer de la perdre et de briser ce qui pouvait s’apparenter à un début d’amitié. Le fait d’être solitaire n’aurait pas foncièrement dérangé le jeune homme mais par principe, il n’envisageait absolument pas d’obéir aux ordres de l’arbitre. Et pourtant, plus le temps passait et plus les railleries du public pesaient sur lui, faisant grandir une rage et un agacement de plus en plus incontrôlables. Le colombien n’avait pas répondu à la première attaque de Phoenix, mais ce geste n’avait fait qu’amplifier les moqueries autour de lui. Son regard se perdait dans les gradins remplis d’inconnus qui riaient ou le menaçaient, et Esteban se sentait aussi désemparé qu’impuissant. Avait-il vraiment le choix après tout ? Lorsqu’il était venu jusqu’ici, il connaissait parfaitement les règles du jeu. Bien sûr, il n’avait pas pu prévoir qu’il se retrouverait nez-à-nez ave Phoenix mais désormais, il devait assumer.

« Alors oublie que c'est moi ! » s’exclamait la jeune femme alors que l’arbitre n’avait de cesse de la pousser vers Esteban, presque comme s’il voulait se battre à sa place pour assurer le spectacle mieux que lui. « Ils veulent du show, et je veux mon argent, alors oublie tes principes. Et que la meilleure gagne ! » continua Phoenix tout sourire, avant de lui adresser un clin d’œil et de lui asséner un coup dans l’abdomen. Cette fois, la jeune femme n’avait pas fait semblant et Esteban se retrouva bien malgré lui plié en deux par la douleur et le coup qu’elle venait de lui infliger. C’est en entendant les éclats de rire partout autour de lui que le jeune homme finit d’ailleurs par perdre pied. Brusquement, il se redressa en fusillant Phoenix du regard. Et avant même qu’elle n’ait eu le temps de le voir venir, il lui décocha un coup de poing en pleine figure. En réalité, le colombien aurait voulu retenir un peu son coup et ne pas y jeter toutes ses forces, mais cet élan de rage qui s’était emparé de lui avait prit le dessus sur tout le reste. Il avait frappé de toutes ses forces ou presque, si bien que Phoenix avait immédiatement chancelé devant lui. Ce n’est qu’après avoir frappé qu’Esteban réalisa la teneur de son geste, et se tétanisa littéralement devant le spectacle que la jeune femme à terre lui offrait. Complètement sonné, le regard du colombien glissait entre le public, l’arbitre et la jeune femme, sans qu’il ne soit capable d’esquisser le moindre mouvement. Puis, au bout de quelques instants d’immobilité, le jeune homme commença à reculer en regardant Phoenix d’un air horrifié qui traduisait toute la stupeur et le dégout qu’il éprouvait pour lui-même à ce moment-là.

Au moment où il avait vu Phoenix chanceler puis s’écrouler, Esteban s’était littéralement figé. Même si au fond, il savait que c’était l’issue inévitable de ce combat, le jeune homme n’avait pas l’intention de lui faire le moindre mal. Mais poussé à bout par les encouragements malsains du public et les provocations incessantes de l’arbitre, le colombien avait fini par lâcher prise sans même avoir le temps de retenir le coup qui avait touché la jeune femme en pleine figure. Son regard empli de terreur était rivé sur une Phoenix étendue par terre et totalement immobile. Mais pour le plus grand soulagement d’Esteban, elle finit par remuer un peu, se redressant même sur ses mains pour cracher le sang qu’avait fait couler le violent crochet du jeune homme. D’ailleurs, elle ne se priva pas de lui faire remarquer qu’il était doué, tout en se relevant pour de bon lui faire face une fois de plus, faisant également redoubler les manifestations sonores du public. Dans ce brouhaha environnant, Esteban fut incapable d’entendre ce qu’elle tentait de lui dire, mais il crut comprendre qu’elle lui parlait en espagnol. Quoi qu’il en soit, l’essentiel était là : Phoenix était debout et même s’il ne l’avait pas ménagée, elle semblait résister. Dans un sens, le colombien était soulagé de la voir bouger de nouveau, mais il était également déçu de devoir continuer ce combat plus qu’éprouvant pour ses nerfs… et pas seulement.

Sans laisser une seule minute de répit au jeune homme, Phoenix ne tarda pas à le prendre par surprise en se ruant sur lui, et en lui décochant un enchainement de coups qui le fit reculer, puis finalement poser un genou à terre après avoir été déséquilibré. Une douleur s’éveilla subitement au creux de ses côtés et le fit grimacer, lui rendant du même coup cette rage qui l’avait habité quelques instants plus tôt, lorsqu’il avait cru envoyer Phoenix au tapis. D’un bon, il se releva en la poussant vers l’arrière puis réitéra son attaque. En faisant abstraction de la personne qui se trouvait en face de lui, Esteban se mit à frapper et frapper encore sans aucune retenue. Sa frustration et l’humiliation qu’il venait de subir l’avaient visiblement fait sortir de ses gonds, et le jeune homme plein de doutes avait laissé place à une espèce de brute qui tapait sans réfléchir. Et même lorsque Phoenix se retrouva à terre une fois de plus, il ne put s’empêcher de continuer. Il s’arrêta seulement quelques instants plus tard, agenouillé par terre et totalement essoufflé, comme surpris de revenir brusquement à la dure réalité des choses. Son regard se posa alors sur Phoenix dont le visage était ensanglanté par sa faute et le temps sembla s’arrêter autour de lui. Esteban n’entendait plus rien des clameurs du public, et même l’agitation de l’arbitre près de lui passait presque inaperçue. « Ph… Phoenix ? » souffla-t-il sans trop y croire, incapable de réaliser qu’il était le seul et unique coupable de ce spectacle effrayant, et constatant avec effroi que la jeune femme ne répondait plus.

Comme s’il venait de perdre la tête, le colombien frappait et frappait encore, oubliant totalement qu’il s’agissait de Phoenix en face de lui, et qu’il ne voulait à la base lui faire aucun mal. Subitement, il se retrouva dans un état second qui le poussa à extérioriser une rage qu’il ignorait jusqu’ici. Sans laisser la moindre chance à la jeune femme, Esteban ne s’arrêta qu’au moment où il la vit violemment heurter le sol. D’un air hagard, il constata que du sang s’échappait de sa bouche et que lorsqu’il  tenta de communiquer avec elle, aucun son ne s’en échappa. Soudainement, le jeune homme fut terrorisé et il caressa du bout des doigts le visage de la jeune femme, avant de se  redresser en regardant l’arbitre s’agenouiller près d’elle. A vrai dire, il ne comprenait pas vraiment comment il pouvait être à l’origine de tout ça, alors que la jeune femme était précisément l’une des seules personnes qu’il appréciait  ici à New-York. Esteban ne reconnaissait clairement pas la personne qu’il venait d’être pendant quelques secondes, ces quelques secondes qui avaient suffi à commettre l’irréparable. La pression avait été trop forte, et les railleries du public autour de lui lui avaient fait perdre tous ses moyens. En jetant un regard circulaire dans la salle, le jeune homme aperçut plusieurs « supporters » visiblement très enthousiastes, et d’autres un peu plus sur la réserve, attendant comme lui de connaître l’évolution de l’état de Phoenix.

Esteban pouvait entendre son sang battre dans es oreilles au rythme de son cœur, et une fois de plus, il se retrouva comme dans une bulle. Isolé de toute l’agitation environnante, il n’avait plus d’yeux que pour sa « victime » qui restait indéniablement immobile. Qu’avait-il donc fait ? Est-ce qu’il l’avait tuée ? Est-ce que ces quelques instants d’absence avaient suffi à faire de lui le responsable de tout cela ? Visiblement oui, puisque l’arbitre finit par se relever et attraper le poignet du jeune homme. En signe de victoire, il le leva vers le ciel, déchainant du même coup les hourras et les insultes de certains membres du public. La bouche entrouverte, Esteban ne pouvait pas croire ce qui était en train d‘arriver. Il se retrouvait au centre de toute l’attention, lui qui avait pour habitude de rester discret et de ne pas se faire remarquer. Mais le plus ennuyeux dans l’histoire n’était pas ce regain d’attention, mais bien l’état de Phoenix qui jonchait toujours le sol, visiblement inconsciente. Deux hommes ne tardèrent d’ailleurs pas à arriver avec une sorte de brancard sous le bras, et commencèrent à s’affairer autour de la jeune femme.

Le souffle court, Esteban observa la scène quelques instants supplémentaires, avant de reculer d’un pas, puis de deux, et de finalement déguerpir en courant. Le plus vite possible, il quitta le bâtiment sans se retourner, et fila à travers les rues jusqu’à ce qu’il n’ait plus assez d’air pour continuer sa course. A bout de souffle, il s‘effondra contre la façade d’un immeuble avant d‘enfouir son visage entre ses mains. Il était un monstre, une véritable ordure qui avait tiré un trait sur sa relation avec Phoenix pour de l’argent, qu’il n’avait même pas prit le temps de récupérer tant il avait voulu fuir cet endroit rapidement, laissant la jeune femme pour morte sans même chercher à l’aider.