Bien qu’il ne le montrait pas, Neven était assez impressionné par le comportement d’Audran qui était bien loin de celui que devait avoir les enfants de son âge. Il était tellement… froid et impassible. S’il avait été croyant, Neven jurerait qu’il était possédé. Manifestement, quelque chose ne tournait pas rond dans cette famille, même la mère d’Audran n’avait pas l’air très chaleureuse et pourtant, il était clair qu’elle aimait profondément son fils. Ce n’était pas son genre de poser trop de questions, il avait déjà un bon esprit d’analyse et quelque chose lui disait que les Gilmore étaient impliqués dans une affaire assez louche. Neven pensait que le garçon aurait voulu fuir l’endroit, mais les sons qui provenaient de la chambre de sa tante ne semblaient nullement le déranger ; ce n’était apparemment pas la première fois qu’elle s’adonnait au sport en chambre. « Vous ne voulez pas rester dans la maison ? » dit-il, ses yeux d’un bleu perçant profondément ancrés dans les siens. « Ce n’est pas de moi dont il s’agit, c’est de toi. Je suis ton garde-du-corps, mais ça ne fait pas de moi un geôlier alors si tu veux prendre l’air, tu n’as qu’un mot à dire. ». Neven tâcha de rester le plus imperturbable possible, mais il devait bien admettre que le comportement d’Audran était déroutant. Il avait assez bien cerné sa personnalité pour comprendre qu’il était aussi intelligent qu’imprévisible. S’était-il déjà conduit comme un enfant comme les autres ? Allait-il à l’école comme tout le monde ? Avait-il déjà côtoyé d’autres enfants de son âge ? Peut-être prenait-il des cours par correspondance ? En tout cas, ça ne l’étonnerait pas le moins du monde. « A quoi joueriez vous si vous aviez des enfants ? » lui demanda-t-il finalement. Neven haussa les épaules ; il ne se souvenait pas d’Owen et de ce qu’il aimait, de ce fait, sa réponse ne pouvait pas être très pointue. « A ce que mon fils voudrait qu’on joue à condition que ce soit raisonnable. » dit-il, ne pouvant s’empêcher de rajouter une ‘condition’, craignant déjà ce qu’Audran allait lui proposer et en profita même pour citer quelques exemples de jeux qui lui semblaient raisonnables pour un petit garçon de l’âge d’Audran. « Jeux de voiture, jeux vidéos, football… Et toi, à quoi joues-tu la plupart du temps ? » le questionna-t-il. Neven était à présent absorbé par la présence d’Audran qu’il en oubliait presque les cris d’exaltation de Valendra.

On lui avait souvent dit qu’il n’était pas un garde-du-corps comme les autres. Neven n’avait pas la prétention de dire qu’il était parfait, loin de là, mais il aimait le travail bien fait et savait pertinemment qu’un client satisfait n’irait jamais demandé les services d’un concurrent. Ce n’était qu’une question de stratégie et la satisfaction de recevoir un salaire amplement mérité. Le trentenaire n’avait pas l’expérience des enfants – du moins, il n’en avait pas souvenir – mais il était assez curieux. Audran ne ressemblait en rien aux enfants guillerets que l’on aperçoit dans les parcs ou dans les cours de récréation ; il était même très loin de ce stéréotype et ça l’intriguait autant que cela le fascinait. Neven n’en montrait rien, pourtant. Depuis qu’ils s’étaient rencontrés, Neven avait l’impression que tous deux se regardaient en chien de faïence ou dans l’attente de ce que l’autre allait faire comme s’ils s’adonnaient à une partie d’échec imaginaire. « Je suis bien ici moi. » répondit finalement Audran, brisant ainsi le silence qui s’était installé entre eux. Etrangement, Neven ne fut guère étonné par sa réponse. « Bien. On va rester ici, alors. » décréta le britannique. Pour le coup, il était un peu déçu. Il aurait préféré fuir cet endroit et ainsi se vanter de lui avoir fait prendre l’air quelques heures – tout dépendait du temps de fornication de la dénommée Valendra et de la performance de son partenaire sexuel – mais d’après la réponse de Neven, il n’y aurait aucune échappatoire pour cette fois. Enfin, il était habitué à ce genre de bruitage. L’appartement où il vivait avait des murs aussi épais qu’une feuille à cigarette et, lorsqu’il n’était pas de garde, n’avait aucun mal à deviner sur quelle chaîne se branchait son voisin le premier dimanche de chaque mois. Lorsqu’Audran demanda à Neven quels étaient les jeux ‘ordinaires’ pour les enfants de son âge, le britannique donna une explication plus ou moins bancales parce que lui-même ne se rappelait pas avoir eu une enfance ou avoir eu un fils, mais il avait puisé ses informations à force d’observation et s’intéressa alors sur ce à quoi le garçon occupait ses journées. « A observer les gens. J’apprends plein de choses. » lâcha-t-il avec un sourire sadique. Lorsque le silence retomba enfin, Neven avait pu constater que le calme était enfin revenu à l’étage et ne put s’empêcher de s’en réjouir intérieurement. « Ce n’est pas une mauvaise chose. Bien au contraire, le sens de l’observation est une qualité plutôt rare et assez recherchée. J’observe beaucoup, moi aussi… Déformation professionnelle, sans aucun doute. Il faut avoir des yeux partout lorsqu’on protège la vie de quelqu’un. » dit-il dans un sourire avant de reprendre. « Tu apprends des choses, mh ? Comme quoi ? »

Neven n’avait aucun souvenir de son enfance – si toutefois il en avait eu une – et ne se souvenait pas non plus de son propre fils, mais depuis ses retrouvailles avec Jamie, il lui arrivait de s’installer sur le banc d’un parc pour observer les enfants et le comportement des quelques rares pères de famille qui venaient passer le temps, sûrement dans l’espoir de tirer quelques enseignements. Hélas, il craignait de ne pas avoir l’entraînement nécessaire pour cela. Neven s’était même rendu dans une librairie pour acheter un « Être père, pour les nuls » en quête de réponse, mais tout ce qu’il avait pu trouver n’allait sûrement pas l’aider à rétablir le contact avec un enfant de 5 ans. La paternité était instinctive, ou alors, s’apprenait avec l’expérience. Malgré son peu de souvenirs, le garde-du-corps avait rapidement su qu’Audran n’était pas un gamin comme les autres, il avait d’ailleurs un charisme assez surprenant pour un enfant de son âge. « Les secrets. » répondit-il, avec un sourire presque carnassier. Cela n’en faisait qu’un petit-être encore plus redoutable. Beaucoup de personnes négligent l’importance d’un simple secret, minimise les conséquences qu’ils peuvent engendrés s’ils en venaient à être entendus ou divulgués. « Et vous ? Vous avez des secrets ? » demanda-t-il, visiblement pressé d’en savoir plus sur l’homme censé le protéger. En tout cas, pour un enfant qui se voulait totalement à part, Neven était ravi de constater qu’il savait tout de même faire preuve de curiosité et d’empressement : il avait été un peu choqué de le voir se moquer un peu de tout et d’être d’un calme olympien face à ce qui l’entourait. Le trentenaire esquissa alors un petit sourire en coin et haussa légèrement les épaules. « Je dois en avoir, comme tout le monde, mais mon seul secret du moment, c’est que je suis amnésique alors je cherche à me retrouver. J’ai l’identité, mais pas les souvenirs qui vont avec et les souvenirs font ce que nous sommes, you know… » expliqua-t-il, alors que les bruits d’une paire de talons claquaient sur le sol pour annoncer l’arrivée imminente d’une autre folle furieuse. « Qui est-ce ? » demanda-t-elle aussitôt à l’adresse d’Audran, sans cesser de le toiser du regard. Neven avait l’habitude d’être passé au crible, c’est tout à fait normal que le client vérifie la condition physique de la personne qui doit le protéger, mais il sentait que le regard de Valendra – parce qu’il avait deviné que c’était elle - était tout autre. Elle le dévisageait sans vergogne alors qu’il s’évertuait à rester lui-même et à ne pas se montrer impressionnée par la robe qu’elle portait. « Valendra Gilmore. » se présenta-t-elle sans plus de cérémonie, si ce n’est une main tendue pour recevoir un baiser « à l’ancienne », mais que Neven serra comme un ours comme pour lui imposer cette frontière entre son travail et ce qu’il pensait être celui de Valendra. « Où est ta mère ? » demanda-t-elle finalement au petit garçon qui lui répondit tout aussi froidement. « Partie. » – « J’espère pour elle qu’elle est allée s’occuper de ce dont nous avons parlé. » ajouta-t-elle, mettant la puce à l’oreille de Neven qui ne broncha pas pour autant. En fait, ça ne l’étonnait à moitié que de savoir les Gilmore impliqués dans de drôles d’histoire. Même s’il ne gardait aucun souvenir de sa période MI-6, son instinct était assez aiguisé pour ce genre de choses. « Que puis-je faire pour vous être agréable ? ». La réponse de Valendra l’agaçait beaucoup et il fut même tenté de lui proposer d’aller jouir ailleurs, cependant il savait que son salaire – en plus de dépendre de la sûreté de son protéger – misait aussi sur sa prestance. « Hm, c’est gentil de vous en soucier Miss Gilmore, mais je suis ici principalement pour veiller sur Audran, son bien-être passe donc avant le mien. » répondit-il simplement, forçant un petit sourire qui se voulait poli.

Neven avait perdu la mémoire. On pouvait comprendre qu’il n’aimait pas le crier sur tous les toits, mais face aux questions très pointilleuses d’Audran et à son sens de l’observation, le trentenaire n’avait pas eu d’autres choix que de lui exposer les faits. « Je comprends. En fait, vous êtes comme un enfant. » reprit-il, après un court instant de flottement. « Exactement. » sourit-il, amusé par la métaphore qui était pourtant parfaitement appropriée à son état actuel.

Ils n’eurent pas vraiment le loisir d’en discuter davantage. La dénommée Valendra débarqua dans la pièce et celle-ci fut aussitôt rempli d’une tension palpable. Une chose était sûre : cette personne ne lui inspirait aucune confiance. Neven sentait que, de toute façon, cette famille avait un fonctionnement étrange et qu’il n’en sortirait rien de bon, mais il mettait un point d’honneur à ne pas s’en mêler. Il était ici pour protéger Audran et non pas pour une mission d’infiltration. Elle semblait frustrée de voir que Neven lui refusait certains caprices et il s’en félicita intérieurement, peut-être qu’ainsi, la jeune femme comprendrait enfin que le garde-du-corps n’était nullement intéressé par le sien. Il n’avait pas été missionné comme escort-boy. « Cela est bien dommage. Je me serais faite une joie de m’assurer de votre bien-être. Audran, poussin, et si tu allais prendre une douche avant de t’habiller. Moi et Monsieur… ? ». Toujours aussi imperturbable, Neven répondit le plus calmement du monde même si ce n’était pas l’envie qui lui manquait de rétorquer quelque chose. « Professionnalisme avant tout » se répétait-il inlassablement comme un refrain entêtant. « Rhodes. Merci pour votre considération… Vraiment. Cependant, c’est plutôt mon travail de m’assurer du bien-être de votre neveu. Je suis ici en tant qu’employé, je ne demande pas de traitement de faveur. » précisa-t-il en jetant un coup d’œil au petit garçon qui l’épier en quête de son soutien. Audran n’avait même pas besoin de le demander : Neven n’avait vraiment pas envie de rester coincé dans la même pièce que cette jeune femme, aussi charmante soit-elle. « On va te préparer le petit déjeuner en attendant, allez file ! » ordonna-t-elle. Le garde-du-corps, quant à lui, était littéralement médusé de la manière dont Valendra se débarrassait de l’enfant. Pas étonnant que les Gilmore aient besoin de quelqu’un pour protéger leurs intérêts ; ils semblaient incapables de le faire par eux-mêmes. En tout cas, la négligence et le désintérêt total de Valendra le dépassait. « Désolé, mais la cuisine est loin d’être mon domaine de prédilection. Demandez plutôt à l’un de vos cuisiniers de vous y aider, ils sont payés pour ça... En ce qui me concerne, je me contenterais de faire un tour de garde en l’attendant. Et ensuite, il avait prévu de me montrer quelque chose… D’ailleurs, tu ne m’as pas dit de quoi il s’agissait, Audran… » reprit-il, voulant absolument inclure le garçonnet dans la conversation, cherchant à son tour un quelconque soutien dans son regard d’un bleu perçant.