« GREY ! Démerdez-vous mais je veux un smoking sur mesure pour ce soir dix-huit heures. Si je ne l’ai pas entre les mains vous êtes viré. » Son assistant, souffre-douleur habituel d’Orphée, venait de recevoir l’ordre le plus indignant et le plus irréalisable de toute sa fébrile carrière. Le businessman venait de le contrainte à passer la journée à trouver un couturier disponible –sachant que le prix dudit smoking importait peu à Monsieur Ballantine– afin que celui-ci ne soit en mesure de lui sauver la mise. Vous l’aurez compris, à peine Orphée avait-il reçu le message de Rose qu’il s’était mis en quête d’une tenue appropriée pour ladite soirée. Il s’était même renseigné sur le lieu où serait donnée cette petite sauterie, le type d’invités ainsi que les différentes festivités qu’il lui faudrait supporter au bras de la jeune blonde. Celle-ci était une gamine, du reste. Elle côtoyait le beau monde en tant que danseuse professionnelle, possédait un physique mit en valeur avec excellence et prestance, mais elle restait une gamine aux yeux du businessman, en d’autres termes quelqu’un n’ayant ni son expérience ni son carnet d’adresses. Pourtant, il était rarissime qu’il refuse l’une de ses invitations, bien que celle de ce soir ait été faite d’un ton qu’il trouvait un tout petit peu trop familier à son goût, juste pour le plaisir de la voir se dépatouiller en face des différents invités de marque de chaque soirée. En théorie, il était plus souvent celui réclamant sa présence utile que l’inverse. Il faut dire qu’elle faisait poupée parfaite, silencieuse la plupart du temps, et constituait un atout admirable dès lors qu’il était confronté aux invitations féminines incessantes dans son milieu. En somme, il s’agissait d’un service qu’il lui rendait, aussi n’avait-il pas hésité à ne pas lui répondre sur le moment, en partant du principe qu’il gagnerait du temps en s’y rendant sans fioriture. Orphée était certain que son assistant allait se couper en cinq, voire même en dix pour lui trouver un smoking sur mesure, aussi esquissa-t-il un sourire à peine perceptible lorsque celui-ci lui amena sa tenue de soirée en temps et en heure. « Dix secondes d’avance… Grey, vous venez de sauver votre poste. Maintenant, occupez-vous de ma paperasserie, je suis attendue par une demoiselle qu’il vaut mieux éviter de faire attendre. » En un éclair, le businessman avait quitté son bureau sans autre forme de procès, et, surtout, sans aucun remerciement. Mais son assistant savait que sur sa prochaine fiche de paye figurerait une prime croquignolette pour service rendue… depuis qu’il était en poste chez Ballantine’s Publishing, c’était une façon comme une autre pour son boss de le remercier. Orphée n’était pas un expansif dans son genre, et ça, c’était de notoriété publique.

« Ton arrogance n’a d’égal que ton culot, comme toujours ma chère Rose. » Oh il n’avait pas comparé la chose à sa beauté étourdissante, bien qu’il aurait très bien lui en faire compliment. Mais la jeune femme savait à quel point il n’était pas homme à flatterie. Il préférait se montrer présent pour lui rendre ce service implicite, comme toujours, plutôt que de la couvrir d’attentions verbales n’ayant strictement aucune valeur. Orphée restait un homme de bon sens, ne s’adonnant jamais à des choses n’ayant aucun sens à ses yeux. « Mais je dois te prévenir d’une chose : la prochaine invitation aussi familière se passera sans ma présence. Vois-tu, j’ai un emploi du temps très chargé qui m’impose de répondre aux invitations… de ceux qui savent les faire avec politesse. » Il n’était pas cruel au point de la laisser dans la panade, mais qu’elle ne prenne pas ses aises pour autant. Entre eux, une Muraille de Chine perdurait encore et toujours : alors qu’il lui envoyait un carton d’invitation rédigé avec classe accompagné d’une rose, elle lui envoyait un bête message en l’obligeant presque à la rejoindre… même pour cela, ils ne seraient sûrement jamais sur la même longueur d’onde. « Cesse donc d’être en apnée, tu risques de nous faire une syncope avant la fin de la soirée ! Quelle est la suite des festivités, dis-moi ? Que je sache à quoi je vais être confronté. » Orphée n’allait pas rester les bras ballants à faire tapisserie… il allait évidemment en profiter pour nouer des relations. Ce genre de soirée était toujours propice en la matière et il était patron d’une entreprise n’attendant que de nouveaux contrats en or ! « Maintenant que je suis présent, autant mettre à profit cette soirée de malheur ! »

La jolie blonde avait du culot, c’était surement le trait principal de son caractère et même si ils ne se connaissaient que très peu, le beau blond l’avait déjà décelé, en même temps c’était la seule chose qu’elle lui montrait de son caractère. En effet, elle n’était pas qu’une jolie potiche qu’on met à son bras pour aller en soirée et faire bien, elle était aussi une jeune femme avec du caractère, et une certaine culture générale et même si tout le monde la caractérisait comme la blonde de base elle se fichait de ce qu’ils pensaient, elle, elle savait ce qu’elle valait et Orphée puisqu’il ne se risquerait pas à s’accompagner d’une blonde sans cervelle énonçant une ânerie à la minute. Il aimait l’avoir à son bras malgré ce qu’il disait, malgré son comportement et les piques qu’il lui envoyait à longueur de journée mais c’était réciproque c’est pour cela qu’elle n’avait pas hésité à lui écrire au dernier moment. Il était assez intelligent pour l’aider comme elle elle pouvait le faire pour lui mais il était aussi assez fin pour discerner son intérêt là-dessus, il savait très bien que même si la soirée était plutôt dans le haut monde de la danse, il y avait peut-être toujours la possibilité de rencontrer la bonne personne qui changerait une vie, qui la ferait évoluer. C’était d’ailleurs pour cette seule raison que Rose allait dans ces soirées de son côté mais aussi dans celle du côté du jeune homme, elle avait de l’ambition et c’était parfois une manière de réussir même si le piston dû à des paroles jetées au cours d’une soirée, elle n’aimait pas vraiment cela. Elle ne l’aimait pas mais c’était la seule manière de parvenir à ses fins de nos jours. Enfin, l’essentiel était bien qu’il l’accompagne et c’est ce qu’il allait faire puisqu’il arriva à l’heure à laquelle elle lui avait donné rendez-vous en bas de son immeuble. Si il n’était pas aussi arrogant, il aurait surement été un homme parfait mais non ce n’était juste pas possible, pas tous les deux. Elle descendit rapidement, il était à l’heure, elle ne voulait pas le faire attendre et pas être en retard à la soirée. Ce fut elle qui prit la parole la première et il ne tarda pas de lui répondre. Ses répliques la faisaient toujours sourire et elle savait maintenant un peu mieux les décrypter, celle qu’il lui fit ne manqua pas une nouvelle fois d’étirer ses lèvres. Elle voyait bien dans ses yeux qu’elle faisait un certain effet mais plutôt que lui dire cela non il préférait souligner tous ces défauts, c’était assez mignon. « Mon arrogance te remercie du compliment, tu es aussi très charmant ce soir ! » Elle lui fit un petit clin d’œil puis se mit en marche pour monter en voiture, cependant il ne tarda tout de même pas de lui faire remarquer qu’il ne répondrait plus présent à une invitation de ce genre si elle n’y mettait pas plus les formes. Elle se stoppa net et lui fit face une nouvelle fois. « Dois-je t’envoyer des fleurs, ah non des chocolats la prochaine fois pour que tu répondes favorablement à mon invitation ? Je n’ai été ni isolante, ni insultante, je t’ai juste donné le stricte minimum des informations qu’il te fallait savoir pour ce soir ! Maintenant, si tu m’avais gentiment répondu je t’en aurais dit plus mais vois tu j’ai eu une journée très chargée, je n’avais pas le temps de faire un long roman surtout lorsqu’on sait à quel point on évite de mettre les formes entre nous lorsqu’on se parle. On y va maintenant ? » Rose rigolait intérieurement, la prochaine fois elle lui ferait le coup des fleurs et des chocolats mais là peut être le prendrait il mal et refuserait l’invitation. Non elle ne savait la seule chose qu’elle savait c’est qu’elle aurait pu être beaucoup plus sèche dans son message ce qui n’avait pas été le cas. La jolie blonde voulait y aller mais lui voulait savoir où ils allaient avant de bouger le petit doigt, elle lui fit signe de monter en voiture et ce ne fut que lorsqu’ils furent assis dans la voiture en route pour la soirée que Rose lui donna plus d’information. « Déjà tu m’excuseras d’avoir des formes, je ne suis pas comme tes amies planche à pain mais ce n’est pas parce que j’ai une poitrine que je dois être en apnée pour rentrer dans une robe de ce genre. Ensuite… Nous allons à la soirée d’un des plus grands dirigeants de compagnie de New York, je ne sais pas qui est invité, mais je sais que tous les meilleurs danseurs des compagnies concurrentes sont invités dont moi-même !» Rose lui fit un large sourire, elle se faisait des compliments elle-même puisque lui ne lui en faisait pas, de plus, il ne l’avait jamais vu danser alors ce n’était pas sur ce point-là non plus qu’il pouvait la complimenter. Rapidement, ils arrivèrent à la soirée et la voiture d’Orphée fut emmenée pour être garée. Il y avait un monde pas possible ce qui n’enchantait pas la jolie blonde, comment se démarquer au milieu de tant de monde ? « Allons à cette soirée de malheur comme tu dis et soyons brillant afin qu’on ne voit que nous et qu’on en tire profit et l’un et l’autre car dans cette foule…»

« N’oublie pas que je suis absolument friand du chocolat mais uniquement noir… le lait et le blanc sont pour les petits esprits. » Vraiment, provoquer une Rose stressée devrait être dans le bouquin des sports. C’était aussi passionnant que délectable lorsque l’on est dans le cas d’Orphée et qu’il n’y a plus grand-chose pour nous impressionner dans ce bas-monde. Cela dit, il devait bien admettre que s’il aimait être caressé dans le sens du poil, il ne pouvait pas lui donner tort : il n’y avait jamais de formalisme entre eux, comme s’ils avaient mis un point d’honneur à ne surtout pas en faire preuve. Il faut dire qu’ils se rendaient service et point barre, il n’y avait aucun risque que cela n’aille plus loin. Rose était bien trop jeune aux yeux du businessman, et les trois quart du temps, il la trouvait hautaine et inexpérimentée. Si la première pouvait lui apparaître comme une qualité, la seconde était à la limite du supportable. Il aimait les personnes sachant de quoi elles parlaient, culottées mais pas trop, sans oublier un certain goût pour la cruauté. Il aimait écraser ses plus vifs concurrents à la dernière seconde, alors qu’ils pensaient obtenir une victoire éclatante et qu’il s’était pourtant approché sournoisement en vue de la leur voler. Vraiment, Orphée n’avait strictement rien de sympathique et fallait-il avoir un plan bien défini en tête pour le côtoyer… ou vouloir briller, tout simplement, pour peu qu’il en laisse l’opportunité, chose qui n’était absolument pas dite. Rose était vraiment une privilégiée dans son genre, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. « Je n’ai jamais dit que j’aimais les planches à pain. Tu me prêtes de fausses intentions en pensant me connaître, petite fille. » Drôle de façon de dire qu’une femme avec des formes était deux fois plus séduisante à ses yeux, mais tel était le fond de sa pensée. Il était simplement avare en compliments, voilà tout. « Arrête de douter, nous SOMMES les plus brillants et tout le monde ne va avoir d’yeux que pour nous. Je suis expert en présent et non pas en conditionnel, tu devrais le savoir. C’est bien pour cela que tu m’as extirpé de mon emploi du temps hautement chargé, après tout. » Et le fait est. Orphée était une figure incontournable du tout New York, et l’avoir à son bras ne pouvait que constituer un atout. La preuve, à peine eurent-ils présenté leurs invitations respectives que déjà, les regards se tournaient vers eux, les sourires se dessinaient sur bien des lèvres et les plus grands danseurs semblaient n’avoir d’yeux que pour le couple improbable qu’ils formaient. Entre la danseuse de talent et le businessman indétrônable, ils avaient pour ainsi dire trouvé un filon gagnant.

« Ce n’était pas la peine de stresser, regarde, ils sont à deux doigts de la syncope tous tant qu’ils sont. » Et pour la peine, Orphée s’empressa de lui offrir une coupe de champagne, prise préalablement sur le plateau de l’un des nombreux serveurs présents, avant de trinquer en sa compagnie. « A une grande victoire ! » énonça-t-il en le murmurant certes, mais armé de toute la conviction dont il était capable. Pour commencer l’offensive, il leva son verre à la femme du sénateur présente, non sans esquisser un clin d’œil, afin qu’elle passe le mot : qu’on vienne les saluer, ils n’attendaient que cela. Sa tactique était fine mais elle allait certainement s’avérer efficace, il en était intimement persuadé. La preuve, on les approchait déjà…

Elle lui envoyait des perches et il savait très bien les saisir. Elle ne le faisait pas exprès mais c’est vrai que pour le coup cela avait été très simple de lui répondre en la prenant à son propre piège. Des chocolats noirs. Elle notait cela dans un petit coin de sa tête et la prochaine fois, elle y penserait, elle le prendrait cette fois à son propre piège et se rabaisserait à son petit jeu… Il se moquait d’elle alors qu’elle était stressée par cette soirée, elle entrerait dans sa moquerie plus tard et il comprendrait alors qu’elle avait quelques règles de savoir vivre, qu’elle savait avoir certaines choses, pour le moment ce qu’elle voulait c’était juste qu’il l’accompagne et il le faisait. Rose ne lui fit qu’un petit sourire en levant les yeux au ciel avant de lui faire comprendre qu’il était temps d’y aller. Les deux jeunes gens avaient donc pris la route du lieu où se tenait la soirée et les pics s’étaient enchainés. Arrivées à la soirée, la jolie blonde n’avait pas tardé à être regagnée par le stress et elle lui avait simplement demandé d’être tout aussi brillant à ses côtés qu’il l’était d’habitude. Bien sûr il avait su la rassurer en lui disant qu’ils étaient toujours les plus brillants et en s’envoyant des fleurs mais c’était en total contradiction avec la manière dont il l’avait appelé juste avant ce qu’elle ne tenta pas de lui faire remarquer. « Je suis pas sûr que tu brilles vraiment au bras d’une petite fille hein ! Tu sais aussi bien me faire remarquer que je suis petite et insignifiante pour toi que tu sais te faire des compliments ! » Parfois il allait trop loin et là c’était le cas en plus du stress elle n’avait pas supporté cette remarque de petite fille… Elle n’était peut être qu’une danseuse, elle l’appelait peut être à chaque fois qu’elle avait besoin de lui mais c’était uniquement car il était connu dans ce monde pas parce qu’elle le trouvait plus intelligent que les autres, être connu de ce monde n’était pas synonyme d’être intelligent pour Rose… En bref, son comportement lui sortait par les pores actuellement alors qu’elle tentait de rester souriante et polie avec les gens qu’ils commençaient à croiser. Lorsqu’ils furent à l’intérieur, tout se passa très vite et la jolie blonde aurait vite perdu pied si ce n’était pas lui qu’elle l’avait à son bras. Cette constatation lui fit oublier légèrement les nerfs qu’elle avait contre elle d’autant plus qu’il avait raison, une fois de plus, quelqu’un s’approchait déjà d’eux et ce visage n’était pas inconnu à la jeune femme puisque c’était justement l’organisateur de cette soirée, le directeur de cette grande compagnie qui sillonnait le monde. Mademoiselle Lacroix-Davis… Monsieur Ballantine… C’est un honneur… Rose fronça un sourcil, soit l’organisateur de la soirée avait appris par cœur la liste des invités de ses propres invités alors que Rose avait donné son nom que plus tôt dans la journée, soit ils se connaissaient et la blondinette n’aimait pas cela du tout. En effet, il se connaissait puisque les deux jeunes gens engagèrent directement la conversation l’un avec l’autre en oubliant presque Rose qui était à la base l’invitée de cette soirée. A plusieurs reprises la demoiselle tenta de se racler la gorge poliment ou de faire tout autre genre de signes pour faire remarquer sa présence mais en vain. Finalement elle s’excusa auprès des deux hommes prétextant le besoin de s’éclipser pour le faire et tout simplement s’enfuir sur le balcon tout en crachant doucement à l’oreille de son accompagnateur : « Tu me le paieras ! » Sec et discret, le directeur de la compagnie n’avait rien entendu avec le bruit et Rose ne s’attarda pas. Son apaisement était vite parti pour relaisser la place à la colère et s’était cette colère qu’elle tentait de calmer dehors alors qu’elle commençait déjà à frissonner à cause du froid de l’hiver tout en grommelant. « Quelle andouille je suis ! Et quel opportuniste il est ! Me voler la vedette en un claquement de doigt je rêve… Pfff… » Un souffle, presque triste sortait de sa bouche, elle aurait été seule, les larmes auraient peut être coulées, elle détestait l’échec et là elle devait y faire face mais une veste vint se poser sur ses épaules ce qui la fit réagir, se reprendre et se retourner pour voir qui avait fait cela et qui avait osé la suivre jusque là et avait du entendre ce qu’elle avait dit…