L'écoeurante banalité de cette vie trop bien réglée m'oppressait la poitrine dans un dégoût nauséeux qui m'assaillait la gorge : ce fut en m'attribuant une identité stable que je pressentais me déconstruire. La routine du trader jonglant avec les chiffres comme il jongle avec toutes les peines du monde, à s'imbiber la tête chaque nuit de femmes et d'alcool à défaut d'opium endormant ses sens pour mieux l'anesthésier, avait sur le long terme quelque chose de lassant. Ma dose d'adrénaline ne m'était fournie que lorsque les fluctuations boursières demeuraient imprévisibles ; menaçantes et vicieuses elles scandaient par filigrane qu'elles pouvaient tout aussi bien voler mes spéculations financières que me les rendre au centuple. Las ! La crise économique planant telle une ombre mortifère sur le monde ne laissait guère de sursaut quant aux indices boursiers, lesquels n'avaient plus la force de se débattre même sous les coups de défibrillateurs égoïstes de nos amis banquiers. Mon ancienne vie de paria creusait dans mes entrailles ce manque qui se faisait sentir, tremblements invisibles jusqu'à l'extrême nervure de mes doigts et jusqu'au moindre artère de mon palpitant drogué aux mensonges. Il y a quelque chose de pourri, au royaume de la Grosse Pomme.

La course tumultueuse aux spéculations intérieures ne s'arrêtait pas là, car marchant d'un pas hâtif de mon travail jusqu'à mon bolide à la robe lustrée, je laissai s'échapper un soupir las lorsque je me souvins avoir rendez-vous ce soir avec un probable client. L'envie tenace de fuir les veines de Wall Street, de m'extirper du coeur de Manhattan et de finalement quitter la chair luxurieuse de New-York pour mieux repartir vers d'autres pays comme au bon vieux temps, m'empêchait tout pragmatisme et nourrissait de convoitise ce gamin en moi rendu intenable par sa fringale. Et comme pour me rappeler à mon devoir d'être sage et de jouer les citoyens plus ou moins lambda, mon téléphone sonna à cet instant et m'attribua au bout du fil ledit client qui venait d'annuler notre rendez-vous au restaurant pour cause de mauvaise bronchite – excuse probablement soufflée par sa maîtresse du moment. J'eus un sourire en coin à m'imaginer ma vie si celle-ci n'avait été que probité citoyenne : un maison, une voiture, un job tranquille, une femme brune et une maîtresse blonde, à annuler un rendez-vous avec un trader ayant probablement les dents longues car impatient de jouer avec mon portefeuille. Ce fut entre l'amusement et le soulagement que je raccrochais alors, plongé dans une léthargie profonde je finis par m'arrêter à hauteur de mon Aston Martin. Et avant même que ma raison ne comprenne ce que mon envie entreprenait en décrochant de nouveau mon portable, j'appelais déjà Eva, belle et talentueuse galeriste qui m'avait depuis longtemps taper dans l'oeil. « Miss Von-Leopold, c'est monsieur Carmichael. Un client m'a lâché pour ce soir, j'ai besoin de dépenser l'argent que je n'ai pas gagné pour me réconforter. » Boutade bien sûr, destinée à faire sourire la jolie demoiselle qui attirait depuis peu mes regards et toutes mes pensées. « Que diriez-vous d'un restaurant français pour ce soir, le Per Se ? »

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J'avais fait l'effort de me montrer plus que ponctuel, en avance même pour ce rendez-vous improvisé se calant sur les coups de vint heures. Il était vrai que je n'étais pas un jeune homme conventionnel en matière de dating, et que les restaurants chics entraient assez peu dans ma ligne de mire lorsqu'il s'agissait de flirter avec une demoiselle. Néanmoins la jolie galeriste semblait apprécier le consacré ; figée dans le dogme de sa propre beauté et la glace de sa sensualité, je ne m'imaginais pas ce genre de femme suivre un caractère trop spontané et imprévisible que le mien. Le miracle des apparences... Après tout il était fort possible que je ne lui miroite ces mêmes impressions, avec mes costumes impeccables, ma barbe rasée de près et mes cheveux bien coiffés. L'antipode mitigé de mon véritable moi dissimulé derrière Clyde Carmichael. « Ravi de vous recevoir à ma table, mademoiselle. » C'était de toutes évidences bien plus agréable que l'embonpoint d'un client mal luné. Me levant galamment pour lui faire un baise-main, je pris place de nouveau et m'abstins de ne pas la dévorer d'un regard captivé par sa lumière... du moins le tentais-je car un bref sourire en coin apparut sur mes lèvres désirables. « Un peu plus et je vous invitais chez moi pour que vous profitiez de mes bien piètres talents de cuisinier. Je pense qu'on peut dire que vous avez eu de la chance. »