Il n’était pas commun que la jeune femme soit aussi perturbée. Enorah Lacroix, comme indiqué dans n’importe quel magazine, gardait des nerfs d’acier en n’importe quelle circonstance et restait inébranlable dans l’adversité. Sauf que depuis la naissance de Thaïs, le fait qu’un jeune étudiant en médecine présent à son accouchement puisse dévoiler la présence de sa petite poupée blonde sur cette planète n’avait de cesse de lui trotter dans la tête. Cela la réveillait en pleine nuit, revenait par vague en pleine journée, et la perturbait même lorsqu’elle s’adonnait à une partition complexe réclamant pourtant une concentration parfaite. Autant dire qu’au bout d’un moment, n’y tenant plus, elle s’était renseignée sur l’adresse de ce fameux jeune homme en vue de remettre les points sur les virgules, juste au cas où. Elle n’hésita pas à braver sa voiture en panne, un conducteur de taxi désagréable et une pluie battante histoire de parvenir jusqu’à l’appartement de ce fameux Ezra qu’elle ne connaissait encore que peu et qui pourtant l’avait considérablement aidée face au moment le plus marquant de sa vie depuis son premier concert… il allait probablement la prendre pour une folle, mais s’il avait déjà vu son visage d’ange dans un magazine, il comprendrait sûrement le pourquoi du comment de sa démarche. Cela dit, difficile de ne pas prendre la musicienne pour une dégénérée mentale profonde en la voyant débarquer chez soi complètement trempée, dégoulinant d’eau à cause de la pluie et relativement pâle, prête à débiter un discours d’anthologie sur l’intérêt de garder le silence sur la naissance de sa fille. Vraiment, cette mission commando méritait d’être inscrite dans les annales tant elle ne pouvait pas être considérée comme banale. Cela dit, à folle, folle et demie, car rien n’aurait pu dissuader Enorah d’aller jusqu’au bout de sa pensée. Elle pénétra à l’intérieur de l’imposant bâtiment, pris l’ascenseur et frapper vigoureusement à la porte du jeune homme sans hésiter ne serait-ce qu’une seconde. Tout ce qu’elle espérait, c’est qu’il ne soit pas absent et ne l’oblige donc pas à réitérer cette véritable folie plus tard… il n’était pas dit qu’elle n’ait pas une soudaine prise de conscience d’ici là, à vrai dire.

« Bonsoir, je vous dérange ? » demanda-t-elle très poliment malgré le ridicule profond de sa tenue trempée, et ce dès qu’Ezra, qu’elle reconnut immédiatement, ouvrit la porte. Il devait nager en plein cauchemar, et encore, il n’avait encore rien vu ni entendu quant à la véritable raison de sa petite visite à l’improviste. Il n’était pas tard, certes, mais il n’y a jamais de bon moment pour venir squatter chez les gens en toute impunité en se moquant éperdument de ce qu’ils pourront bien en penser. « J’ai conscience du culot dont je fais preuve, mais j’ai aussi conscience que vous n’êtes pas encore médecin en tant que tel et je ne pouvais pas m’empêcher d’y penser, alors… vous avez aidé à accoucher ma fille, et je ne peux pas me permettre de laisser cet évènement s’ébruiter. Vous comprenez, si les journalistes s’en mêlent, ma fille sera probablement traînée dans la boue par ces personnages sans scrupule, et je refuse de me lancer dans une bataille juridique alors que le mal sera déjà fait. S’ils ignorent son existence, ma fille pourra vivre en paix. Et j’y tiens… je peux encaisser tout le mal que l’on dit éventuellement de moi, mais elle, c’est encore un bébé. Vous comprenez ? » C’était délirant, d’accord. Enorah était la première à en avoir conscience, bien qu’il soit un peu tard pour ça. Elle se passa une main dans sa longue chevelure dorée pleine d’eau, avant d’esquisser un léger rire : elle n’était pas ici pour le menacer, mais vu la manœuvre qu’elle était en train de mener, cela pouvait paraître tout comme. « N’imaginez pas que c’est ridicule… c’est très sérieux. Vous n’imaginez pas ce dont sont capables les journalistes pour obtenir le moindre scoop. Ils vendraient père et mère… » La balle était désormais dans le camp d’Ezra. Mais il risquait fort de lui claquer la porte au nez, sachant qu’elle ne l’aurait pas volé.

Culotté, c’est peut-être le deuxième prénom d’Enorah lorsqu’elle sait que l’avenir de sa fille est en jeu. On peut lui jurer mordicus que l’on a que de bonnes intentions, la parole ne fait pas tout… bien que l’argument « secret médical » tend à trouver un certain écho délicieux à ses oreilles. Autant dire qu’elle se trouve un peu couillonne lorsqu’elle entend effectivement sonner ce glas. Elle joint ses mains comme s’il s’agit d’un signe de bonne foi et hausse légèrement les épaules, son inquiétude venant de fondre comme neige au soleil. « Votre adresse est assez facile à trouver dans le bottin, j’avoue… j’avais déjà votre nom et je suis quelqu’un d’assez buté dans le genre. » Comprendre : j’aurais cherché jusqu’à obtenir satisfaction, mais il ne faut pas prendre cela pour de l’obsession. D’autant qu’Enorah n’a aucune intention de le harceler, tout ce qu’elle voulait, c’était s’assurer de sa bonne foi avant de ne tracer son chemin. Du moins l’aurait-elle fait s’il ne l’avait pas subitement invitée à boire un verre avant de ne mettre en avant le fait que le père ait quelque part son mot à dire. C’est à ce moment là que ses beaux yeux d’un bleu eau-de-mer ne se posèrent sur les photographies d’enfant. Cela la frappa comme une évidence, et sa question, qui au départ l’avait profondément choquée, lui apparut tout à fait logique. L’expérience parlait, mais évidemment, s’il était papa de son côté ! « J’allais vous balancer dans les gencives que cela ne vous regarde en aucune façon, je ne savais pas que vous étiez père de votre côté. Puisque vous êtes tenu au secret professionnel, disons que le père n’est pas au courant et ne le sera jamais. Il n’a pas besoin de le savoir… » Enorah ne plaidait pas réellement en sa faveur mais qu’importe. Cet homme l’avait trompée alors qu’elle venait juste d’apprendre qu’elle était enceinte… du moins la jeune femme avait-elle découvert le pot aux roses à ce moment là, sans savoir si l’histoire ne durait pas depuis des jours ou des semaines. Tout ce qu’elle voulait, c’était mettre cet épisode soigneusement derrière elle. Et comment y parvenir s’il fallait sans arrêt se reprendre ce genre d’argument en pleine face ? « Je ne serais pas contre un verre. Les conventions, ce n’est vraiment pas mon truc, et je crois que j’en ai bien besoin. Vous aussi, d’ailleurs, avec ma visite totalement incongrue… toutes mes excuses, d’ailleurs. Je ne suis pas du genre à me jeter corps et âme dans ce genre de mission commando, mais je veux protéger ma fille. Je n’ai rien à cirer du fait que les journalistes ou les paparazzis me prennent pour cible, mais elle mérite de vivre le plus longtemps possible dans son innocence d’enfant. » Au moins, Enorah n’était pas de mauvaise foi. Même si elle ne connaissait pas du tout l’affaire d’Ezra vis-à-vis de son propre enfant, ni même sa potentielle réaction face à ses dires sur le père du sien…

« Pour qui vous me prenez ? Je ne vous ai pas suivi ! D’accord, je ne vous ai pas trouvé dans le bottin, touché. Mais je connais beaucoup de monde, y compris certains de vos collègues à l’hôpital, il n’est donc pas difficile d’obtenir ce genre d’information. Et je précise que ce n’était pas pour m’immiscer de quelque façon que ce soit dans votre vie : je voulais juste m’assurer que vous ne parleriez pas de ma fille, voilà tout. » Enorah n’avait pas été très fair-play, c’était une chose évidente, mais elle n’était pas pour autant quelqu’un de malhonnête. Bien au contraire. Tout ce qui lui importait, c’est la sécurité de sa fille : quelle mère digne de ce nom ne s’en préoccuperait pas ? Même cet Ezra semblait préoccupé vis-à-vis de sa fille, bien que son comportement soit légèrement étrange. Il avait éludé la question en deux temps trois mouvements et bien qu’il ne lui doive ni détail ni explication, il n’avait pas à être gêné devant quelqu’un s’étant lancé dans une mission commando pour le bien de sa fille… c’était ridicule, du moins aux yeux d’Enorah. « Je n’aurais jamais dû me lancer dans cette « mission » et me mêler de votre vie, c’est vrai… mais à votre tour, ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas : tous les hommes ne sont pas faits pour être pères. Et je n’ai aucune confiance envers quelqu’un qui m’a cocufiée sans honte. Mais peut-être avez-vous un autre jugement à émettre à ce sujet ? » D’accord, elle avait été légèrement plus glaciale envers Ezra, mais il s’agissait d’un sujet sensible dont elle détestait parler par-dessus tout. Cela ne l’empêcha pas d’entrer dans l’appartement du jeune médecin, de s’asseoir contre son canapé dès lors qu’il l’eut invitée à le faire, et de s’étonner qu’il lui propose un peu d’alcool alors qu’il n’avait pas l’intention de la suivre là-dessus. « Je vais suivre mon hôte : si vous ne buvez pas d’alcool, je ne vais pas en boire. Je déteste boire seule. » Aucune critique. Elle comprenait tout à fait sa façon de pensée, elle la saluait même. La jeune femme avait beau aimer un petit verre de temps en temps, voire même bien davantage si l’on en croyait ses quelques soirées très arrosées récentes, mais dès qu’il s’agissait de reprendre son rôle de pianiste ou même juste de répéter, hors de question d’avoir la moindre goutte d’alcool dans le sang. « Vous avez eu affaire aux journalistes, dois-je comprendre ? Je sais par expérience qu’on ne connait pas ces choses là à moins d’y avoir été confronté. » Enorah, tu te rends sur un terrain miné et dangereux…

Laisser de côté le mécanisme qui avait fait qu’elle était présente à son appartement, rien ne pouvait arranger davantage la jolie Enorah. Il ne faut pas croire, sous des dehors extrêmement assurés, elle n’en menait pas large à la seconde. Après tout, elle venait de s’imposer auprès d’Ezra en toute impunité, et bien que ce soit en vue de protéger sa fille, il n’en demeure pas moins qu’elle n’était pas très fière d’elle-même. Personne ne mérite de voir son emploi du temps chamboulé pour quelque névrose n’ayant aucun rapport avec soi, du moins directement. « Merci de votre hospitalité » murmura-t-elle non sans sourire avant de lever son verre pour trinquer. Elle aussi n’y croyait pas. Ils ne se connaissaient pourtant ni d’Eve ni d’Adam et il venait de lui ouvrir la porte de son appartement sans raison apparente. Sa bonté d’âme la surprenait d’autant plus qu’elle ne s’y attendait pas, et ce bien qu’il soit tout de même médecin… tous les membres d’un corps médical ne sont pas nécessairement bien intentionnés une fois sortis de l’hôpital, après tout. Ils restent des êtres humains avant tout. « Les journalistes ne sont pas du tout fiables. Ils tueraient père et mère pour le moindre scoop… et manifestement, ils ont placé leurs intérêts avant le vôtre. J’en suis désolée pour vous… moi-même je suis souvent en première page de leurs torchons et je ne compte plus le nombre de procès pour diffamation que j’ai engagé contre eux. Mais au final… beaucoup d’énergie dépensée pour rien. Ils n’agiront jamais autrement car leur métier les formate ainsi. Votre ex-femme vous posait problème ? Si c’est le cas, la presse n’était peut-être pas votre dernier recours, si ? » Oh bien sûr, elle ne connaissait en rien l’histoire d’Ezra et loin d’elle l’envie de se mêler de ce qui ne la regarde pas. Ce fut sans doute pourquoi elle leva aussitôt les mains en signe de bonne foi, afin qu’il ne se méprenne surtout pas sur ses intentions : elle s’intéressait à cela non pas pour avoir des détails croustillants mais pour l’aider. Qui sait, peut-être pourrait-elle se racheter de cette manière. Contrairement à beaucoup de stars en vogue, connues et adulées, Enorah n’avait rien de l’archétype de l’égoïste qui pense que le monde doit être à ses pieds. Elle utilisait plutôt sa notoriété pour aider autrui, à vrai dire. « Je ne veux pas m’imposer dans votre vie privée, croyez-moi. Mais peut-être que je peux vous introduire aux bonnes personnes, si vous recherchez toujours quelqu’un. J’ai appris à mes dépends que deux têtes valent mieux qu’une et que l’on a tort de ne pas accepter une main tendue. Il se trouve que je connais des gens de confiance qui eux ne vous exposeront pas sur le devant de la scène en déformant chacun de vos propos. Mais vous avez les cartes en mains, et peut-être n’en n’avez-vous plus besoin, je ne fais que proposer. » Après tout, libre à lui de refuser, il ne lui devait rien…

« Le tutoiement ne me dérange pas du tout. Tu le sais sûrement, mais Enorah. Enchantée. » Il valait mieux reprendre sur une note plus détendue avant d’entamer un discours plus difficile, tournant désormais autour de la tragédie vécue par Ezra. La jolie pianiste alla jusqu’à lui serrer la main histoire que leur échange soit on ne peut plus normal, même si elle osait à peine imaginer la détresse qu’il ressentait. Si on lui enlevait Thaïs, la néo-zélandaise serait parfaitement capable de commettre un meurtre de sang froid si cela pouvait la lui ramener. Elle applaudissait silencieusement d’un regard le calme et la patience du jeune homme, d’ailleurs. D’aucun pourrait croire qu’il s’agit presque d’un silence coupable, mais Enorah ne le voyait pas du tout de cette manière. Il semblait presque résigné… comme si le temps, au lieu de guérir pareille blessure, lui avait fait accepter la douleur. Mais peut-on seulement s’asseoir et attendre que cela ne passe ? Impossible, pas lorsque l’on aime réellement la chair de sa chair. Et cela semblait être évidemment le cas d’Ezra envers sa fille. « Pourquoi n’as-tu pas porté plainte ? La justice peut aisément se mêler de ce genre d’affaire, bien mieux que les médias. Ils ne sont pas du tout taillés pour comprendre le côté humain de la chose. Je pense que prendre un avocat n’est pas trop tard. Rassemble des témoignages, et bien que tu aies une fille avec cette femme qui t’as tout pris, à ta place, je n’hésiterais pas. Personne ne mérite de subir ce que tu as subis et subit encore. » A sa façon, la pianiste lui disait à quel point elle était désolée qu’une telle chose puisse lui arriver à lui. Pour un peu, même sans le connaître, elle lui aurait presque donné le bon dieu sans confession, ce n’est pas pour lui jeter la pierre et lui dire qu’il avait mérité une telle tragédie, bien au contraire ! Son visage marqué par une sorte de douceur le laissait très bien entendre, d’ailleurs, pour peu que l’on ne l’observe d’un peu près. Lorsqu’elle le voulait, Enorah savait très bien être extrêmement expressive même sans un mot. « Je peux t’aider si tu le souhaites. Je sais, je ne suis personne pour toi techniquement parlant… nous ne nous connaissons pas, mais je connais beaucoup de monde. Que ce soit dans le milieu de la justice ou même un détective qui pourra peut-être te renseigner au moins un peu plus sur l’endroit où se trouve ta fille. Je ne dis pas que je détiens la solution miracle, mais un coup de main vaut mieux que de rester assis à ne rien faire, juste espérer qu’elle va bien. Je me doute que ce n’est pas évident d’attaquer une personne que l’on a aimée, mais… en t’enlevant ta fille, surtout à cause d’une bête jalousie, elle n’a pas réellement agit comme une personne aimante. Navrée d’émettre un jugement, mais je le pense sincèrement. » Si le père de Thaïs avait agit de même, pour sûr, elle aurait remué ciel et terre pour lui refaire le portrait façon puzzle. Et nul n’aurait jamais été en mesure de l’arrêter… une vraie furie elle aurait été ! « Ma situation est très différente. Je l’ai vu embrasser une autre femme le jour même où j’apprenais ma grossesse. J’ai pris mes clefs, quitté mon pays natal, la Nouvelle-Zélande, pour venir ici. C’était peut-être égoïste, mais cela m’a parut être la bonne décision et je l’ai prise pour ma fille. Je ne regrette rien. Peut-être que s’il se pointait ici, nous pourrons discuter et je lui avouerais tout, je me connais. Mais en attendant, ma fille est plus équilibrée ainsi. Cela dit, s’il m’avait fait un coup pareil, je lui aurais refait le portrait façon Picasso période déstructurée ! » Enorah laissa échapper un léger sourire. Histoire de détendre un brin l’atmosphère, sans doute… mais en attendant, elle venait de renvoyer l’ascenseur en donnant un détail personnel sur sa propre situation.

« On appelle ça le soutien masculin ! » Enorah aurait très bien pu s’en moquer, mais n’en fit rien. D’un côté, elle comprenait le fait qu’il ne parte du principe que le père de Thaïs pouvait avoir simplement dérapé, mais elle refusait d’y croire. Ce n’est pas comme si elle ne l’avait pas mis en garde auparavant. Ce qui devait n’être qu’une brève histoire physique c’était transformé et aujourd’hui, il ne lui restait plus que les regrets. Bien évidemment, son expérience personnelle n’avait rien à voir avec cette d’Ezra, nettement plus dramatique puisqu’il n’avait rien fait de répréhensible. Cela dit, elle ne mélangeait pas tout. Le fait qu’il soit un homme d’honneur n’engageait en rien l’homme dont elle était tombée enceinte. Tout le monde n’est pas forcément de bonne foi, et beaucoup savent très bien tromper autrui. L’islandais en question était trader à l’époque… c’était son métier de manipuler. Voilà pourquoi elle avait refusé toute discussion d’entrée et avait simplement plié bagages. Aujourd’hui, elle ne regrettait absolument pas sa décision, bien au contraire. « Je sais bien que tu ne prends pas sa défense, mais ce n’est pas parce que tu es un homme bien qu’il l’est également. Croyez-moi, vous n’êtes pas du tout du même monde, et je sais de quoi je parle. Il n’était pas fait pour être père… pas alors qu’il avait la sentimentalité d’une petite cuillère. Navrée si je suis brutale, mais c’est tout ce que son comportement m’inspire. Alors non, je ne crois pas à une erreur. Je me défends d’y penser, également. Ce serait remettre en doute l’équilibre que j’ai trouvé avec ma fille et ça, il n’en n’est pas question. Quelque soit ton opinion sur la question. » Elle pourrait toujours lui balancer dans les dents que tout ceci ne le regardait pas, aussi… mais ce serait pure hypocrisie. Pas alors qu’ils parlaient de données extrêmement personnelles du passé d’Ezra. « Ah parce qu’en plus elle compte te récupérer ?! Mais c’est Sainte Mangouste qui se fout de la charité !! » Décidément, elle ne risquait pas de la comprendre celle-là. Enorah était bien trop honnête et franche pour agir de cette manière. Chacun son truc ! « Bon peut-être que mon aide n’est pas utile, mais en revanche, je connais assez bien la mentalité féminine, surtout que j’ai été victime d’une musicienne jalouse qui m’a balancée en pâture aux journalistes… je sais de quoi elles sont capables, du moins en général. Je te souhaite d’obtenir ce que tu souhaites, et si tu veux élaborer une stratégie pour obtenir plus rapidement gain de cause, je peux peut-être t’apporter mon expérience ? Crois-moi, dans le monde du show-business, on n’en voit vraiment des vertes et des pas mûres. »

C’est fou, mais Ezra avait une fâcheuse tendance à se transformer en Camille bis dès qu’il s’agissait de parler du père de Thaïs. Enorah en était presque bluffée, à force de voir son frère partout dans le caractère des gens. Était-ce si difficile à envisager le fait qu’elle ait pris la bonne décision ? Ce n’était pas tant qu’elle n’ait pas envie d’en parler, mais plutôt qu’elle n’en voyait pas l’intérêt. Même s’il réapparaissait, ce dont elle doutait fortement vu la manière dont ils étaient quittés, il ne voudrait surtout pas être mêlé à quelque enfant que ce soit, bien au contraire. Il n’avait eu de cesse de lui raconter à quel point sa vie d’éternel célibataire lui plaisait. En somme, ils ne s’étaient que bibliquement connus avec Enorah, il n’y avait aucun sentiment d’aucune sorte, aucun passé de couple, aucun moment passé au restaurant à se conter fleurette non plus d’ailleurs. La musicienne n’avait même pas le souvenir qu’il lui ait fait le moindre compliment qui n’ait pas été intéressé, du reste. Elle ne voyait rien en ce personnage la moindre qualité pour être père, n’en déplaise au jeune homme fou de sa fille en face d’elle. Tout le monde n’est pas né pour avoir un instinct paternel, et l’inverse est tout aussi vrai pour les femmes. « S’il revenait ? Je ne sais même pas si je lui dirais la vérité. Thaïs mérite d’avoir un père sur qui compter, quitte à ce que ce ne soit pas son père biologique. Je t’assure, celui que j’ai connu n’avait rien d’un papa poule. Pire, il appréciait sa vie de célibataire plus que son amitié avec mon frère, et pourtant, ils se connaissent depuis un lustre. Je ne vois pas en quoi c’est tellement choquant de vouloir que ma fille ait un VRAI père. Pas quelqu’un qui ne pense qu’à s’amuser, aller de fête en fête sans se préoccuper du bien être des gens dont il est responsable. Je n’ai pas envie d’avoir cet ennui de plus sur la conscience, et désolée si cela te choque. » Enorah n’avait pas été froide une seconde dans ses propos, bien au contraire, mais elle tenait à ce que les choses soient claires : quelques soient les arguments qu’Ezra lui apposerait, la musicienne aurait toujours un contre argument à lui envoyer. Il n’était pas question qu’on lui dicte comment élever sa fille ou quelle était la bonne décision à prendre. La jeune femme était majeure, vaccinée et parfaitement à même de savoir faire la différence entre une décision pourrie et une décision sage, n’en déplaise aux donneurs de leçons, bien que son acolyte du moment ne rentre évidemment pas dans cette catégorie, pour l’instant du moins. « Ton ex femme est peut-être jalouse de la relation que tu avais avec ta fille ? Ca peut arriver. C’est stupide mais ça peut arriver, et ça ne se contrôle pas toujours. Attention, je ne la défends pas du tout, ce qu’elle a fait est incroyablement égoïste et cruel, mais peut-être qu’en trouvant l’explication tu pourras peut-être mieux la coincer lors de l’une de vos conversations et donc obtenir ce que tu espères : revoir ta fille. Je ne peux peut-être pas la comprendre si c’est un cas désespéré, mais deux têtes valent mieux qu’une pour réfléchir à ce genre de choserie ! »

« Oh tu sais, même s’il revient, l’apprend ce qui m’étonnerait vu les précautions que je prends pour que personne hormis mon frère et mes grands-parents ne le soient, et m’en mets plein la tête, tu sais je suis plus dure que j’en ai l’air. Il ne m’atteindra pas comme pas, pas alors que je côtoie un milieu de requin où tous les coups les plus bas sont permis. Cela forge très rapidement le caractère, je peux te l’assurer. Bien que je pense que tu en as déjà eu un avant goût toi qui est en médecine : durant tout ton internat c’était au meilleur de gagner, non ? Ca implique donc que tout le monde a dû te tirer dans les pattes et t’emmerder à longueur de journée. Plus ton emploi du temps et la fatigue physique… je crois que je ne pourrais pas faire ce métier, même si on met de côté le côté sanguinolent du truc que je ne pourrais pas supporter. » Contrairement aux idées reçues, Enorah était particulièrement sensible à la vue du sens et bien qu’elle ne s’évanouisse pas à la première occasion, c’était pratiquement tout comme. On ne dirait pas comme ça, à la voir particulièrement fière et sûre d’elle-même, mais chacun possède ses petits défauts et faiblesses après tout. La preuve, Ezra venait de lui avouer qu’il restait un coureur de jupons invétéré lorsqu’il n’était pas en couple, et ça elle n’aurait jamais pu en jurer. Elle écarquilla de grands yeux surpris avant de laisser un léger rire peupler l’atmosphère sonore. Qu’il n’aille pas s’imaginer qu’elle se moquait de lui ou de son histoire tragique, bien au contraire ! Dieu sait qu’elle compatissait à ses problèmes et qu’elle aurait rêvé de pouvoir l’aider davantage, mais quelque part s’octroyer quelques minutes de discussion plus légère ne pouvait pas faire de mal, n’est-ce pas ? « Je ne me moque pas de ce que nous disions avant, hein ! Juste que je ne t’aurais jamais imaginé coureur de jupons… bigre, tu m’en apprends une bonne ! On te donnerait presque le bon dieu sans concession, comme quoi j’aurais pu être l’une de ces idiotes qui se font facilement avoir… mais je ne te jette pas la pierre, une fois encore, si tu savais combien j’ai fais tout et n’importe quoi avant de devenir mère, tu serais soit surpris, soit dégoûté, soit même peut-être les deux. Après tout, il n’y a pas de mal à se faire du bien ! Et ça ne m’a jamais empêchée d’être prudente. Mais tu as des sentiments pour ton binôme… tu es amoureux d’elle tu veux dire ? Si ça se trouve, tout ce que t’as fait subir ton ex femme a fini par te rapprocher de cette jeune femme. Ca ne m’étonnerait pas du tout. » Au contraire, dans un moment pareil, il n’y avait aucune honte à se rapprocher de la seule personne capable de compréhension et de compassion. Ezra avait bien raison : les personnes dignes de confiance ne sont guère nombreuses, malheureusement. « Telle que tu me l’as décrite en tout cas, je suis sûre que la jalousie est au moins l’une des raisons. Peut-être que tu pourrais t’en servir ? A couillon, couillon et demi, rien ne t’empêche de l’enfoncer à son propre jeu… »

« Je n’ai pas besoin que l’on m’aide ! » s’exclama-t-elle soudainement et sans attendre la fin du discours d’Ezra. D’accord, cela pouvait paraître effectivement comme une tirade dénuée de tout sentiment, mais Enorah préférait mille fois préserver ses manifestations affectives pour ses moments privilégiées avec sa fille ou son frère aîné. Le reste du monde n’avait pas besoin de la connaître sentimentale, douce ou fragile. C’était autant de portes ouvertes pour la blesser, et elle connaissait bien trop le monde du show-biz pour laisser ce genre d’opportunité à autrui. « Je ne laisse échapper mes sentiments qu’en présence des gens qui le méritent réellement, comme ma famille par exemple. Les autres n’ont pas besoin de me voir sous cet angle et crois-moi, j’ai appris à gérer le chaos depuis très longtemps. Ne plus avoir de parents aide, dans ce genre d’entreprise. Je ne te demande pas de me comprendre, ce n’est pas ton rôle ni même le but de tout ce que j’ai dis précédemment. » Enorah apprécia particulièrement le fait que le projecteur se tourne à nouveau sur Ezra : c’était tellement plus confortable de parler d’autrui que de soi-même… la preuve, elle esquissa une ébauche de sourire à plusieurs reprises alors qu’il parlait de lui, et si elle n’en n’était pas au point de boire ses paroles, ce qu’il disait l’intéressait tout de même. Après tout, il faisait un métier passionnant, semblait aimer sa vie et si l’on mettait de côté son drame familial, il semblait être un jeune homme accomplit. On ne pouvait guère en dire autant de bien d’autres membres de la gent masculine du même âge. La musicienne avait pléthore d’exemples à lui proposer en la matière, du reste. « Oh je ne te prends pas pour quelqu’un qui pète plus haut que son auguste séant, si tu me passes l’expression. Mais en parlant d’apparence, on ne dirait pas que tu viens d’enchaîner plusieurs gardes, tu peux me faire confiance. Tout comme on ne dirait pas non plus que je viens d’enchaîner quatre jours à dormir deux heures à peine puisque j’ai un concert en préparation. Nous ne faisons pas les mêmes métiers et n’avons évidemment pas les mêmes enjeux, loin s’en faut, mais il semble que nous ayons le même côté bourreau de travail. Je détesterais que mes concerts soient mal préparés, vois-tu, pour ma part. Cela dit, pour en revenir aux apparences… cela m’aurait étonnée que tu me dises être un salaud. A moins que tu sois un bon menteur et que tu cherches à te valoriser, mais je ne crois pas non plus que ce soit trop le genre de la maison. Je pars sur le fait que tu sois qui aime les bonnes choses, un peu comme un épicurien. » Qui n’a jamais couché à droite et à gauche pendant un temps ? Après une rupture, lors d’une période difficile de sa vie, ou après un licenciement… cela demeure être un défouloir comme un autre. D’autant qu’après son divorce, Ezra ne devait pas être très fanatique des grandes envolées romantiques, cela devait même être tout l’inverse. « Hey, je ne juge pas ! Amoureux ou pas, ce sont tes oignons, après tout. Et tu ne m’ennuies pas, après tout, je suis la confidente idéale : tu peux être sûre que je sais ce que garder une donnée pour moi signifie, surtout dans le milieu où je bosse et où je ne peux pas faire un pas sans qu’il soit répertorié, photographié et tracé. Mais effectivement, ta situation n’est pas simple… et cette fille, elle ressent les mêmes choses pour toi ? »