Cela fait maintenant près d’un mois et demi que Thomas vit avec moi. Enfin plutôt que je l’héberge en attendant qu’il ait à nouveau un appartement à lui. Car si notre cohabitation ressemble à s’y méprendre à la vie d’un jeune couple fraichement installé ensemble, il n’en est rien. Bientôt il partira et nous reprendrons nos habitudes et nos rendez-vous plus ou moins clandestins. Cette idée m’attriste, mais je préfère ne pas y penser. Je profite simplement de l’instant présent.
De toute façon, je sais parfaitement que je ne suis pas la seule dans le cœur de Thomas. Même si ça arrive de plus en plus rarement, je sais qu’il voit d’autres femmes. Je n’ai jamais été la seule et je ne le serai sans doute jamais. La seule différence, c’est que je comprends mieux à présent d’où vient cette fuite perpétuelle devant toute forme d’engagement, ce côté irrémédiablement volage. Mais peu importe. Je me satisfais de notre relation actuelle.
Au début, j’espérais, je me disais que peut-être un jour, si j’étais suffisamment patiente, il partagerait mes sentiments. Mais aujourd’hui, je me suis résignée à cette relation un peu étrange, à la fois fusionnelle et distante. Je n’ai pas besoin de plus. Je l’aime et même si je sais que ce n’est pas réciproque, je suis heureuse comme ça. M’entêter à vouloir davantage serait risquer de perdre ce que j’ai déjà. Sa présence, sa gentillesse et son affection même si ce n’est pas de l’amour.
Pour l’heure, je dois le retrouver dans son bureau. S’il n’y a pas eu de changement dans son emploi du temps, il doit déjà m’y attendre depuis un bon moment. Nous avons convenu de nous retrouver pour travailler ma thèse après nos cours respectifs et il en donnait beaucoup moins que je n’en recevais aujourd’hui. C’est donc d’un pas décidé que je me dirige vers l’aile du bâtiment abritant les bureaux des enseignants.
Je dois dire que je ne suis pas fâchée d’avoir terminé ma journée. Non pas qu’elle ait été fatigante, j’ai dormi pendant la quasi-totalité de mes heures de cours. Mais je ne sais pas… l’atmosphère était bizarre à l’université aujourd’hui. C’est sans doute une idée que je me fais, mais je n’ai pas arrêté de me sentir observée toute la journée et j’avais sans arrêt l’impression d’entendre murmurer su mon passage. C’est particulièrement désagréable comme sensation. Même si je ne vois pas bien ce qui aurait pu déclencher pareil engouement pour ma personne. Je ne connais presque personne ici et je crois bien que la réciproque est vraie. Je suis tellement discrète, que pour la plupart, je ne dois même pas exister.
En tous cas, hallucinations ou pas, c’est terminé. Dans un instant je serai tranquille dans le bureau de Thomas et ensuite, je quitterai la fac pour la journée. Fini les murmures et regards en coin. Je frappe à la porte si familière et entre avant d’avoir obtenu une réponse. J’ai vu par la petite vitre qu’il était seul dans son bureau, je n’ai pas besoin de donner le change. Je pose mon sac sur la table de travail et m’avance vers lui avec un sourire.
- Alors ? Prêt à déchiffrer mon charabia monsieur le professeur ?
Je suis dos à l’entrée de la pièce, derrière mon bureau, face à la petite bibliohthèque qui me sert de dépose merdiers. Fouillant les documents sans aucune logique, déplaçant les dossiers en masse, mélangeant plus que je ne range, je passe mes nerfs comme je peux dans ce semblant d’occupation. Rien de professionnel là dedans. Encore moins quelque chose de normal mais je ne vais pas vous répéter que…je ne suis pas normal. Il y a des choses que je ne comprends pas ; que je n’explique pas. Il y a celles que je ne veux pas comprendre ; que je nie en bloque, que je refuse et repousse sans fin. Enfin il y a les choses qui sont insupportables quand elles lient refus et gêne. Ouvrir les yeux sur les sentiments c’est interdit. Prohibé à jamais. Mais avaler ce que j’ai vu aujourd’hui, ces photos qui ont si librement circulées, les rumeurs qui en sont nées et le malaise que ça a créé !...C’est insupportable.
J’en ai oublié qu’elle devait venir. Elizabeth. J’en ai oublié que je l’appréciais trop. Que c’est cet amour étrange que je lui porte qui me met dans un tel état de désolation. Je ne suis pas simplement surpris ou déçu, je suis blessé. Je me sens trahi. Non par une femme à qui je demandais fidélité ne mélangez pas tout !...j’ai juste l’impression de ne pas la connaitre. En fait. Discrète, fermée, presque froide quand on ne la connait pas, noyée dans ses cours, généreuse et à l’écoute, blessée, fragile, très peu bavarde. Ça, c’était la jeune étudiante que je côtoyais. Qui est donc cette femme sur les photos ?! Quand sa voix se fait entendre, j’esquisse un sourire désabusé de sarcasme et sans me retourner j’articule.
« Non je n’voudrais pas vous retarder dans votre travail de déshabillage ; mademoiselle l’étudiante ! »
- Que... qu'est-ce que tu veux dire ?
Je serre la mâchoire, mon sourire se retire immédiatement et je me retourne, venant poser lourdement les mains sur le bois de la table. Comme si sans cet appui je ne pouvais tenir debout sous le poids de ce que j’ai découvert en cette journée qui promettait pourtant ; d’être normale au moins.
« Qu’il est inutile de te fatiguer à jouer les parfaites innocentes Elizabeth ! Dommage pour toi les étudiants sont du genre à être gourmands de potins et il ne vaut mieux pas être en tête d’affiche si tu veux mon avis !... Sors d’ici. Tu as mieux à faire que de la physique…scientifique. En tout cas. »
Je repousse du bout des doigts la pochette qui renferme ces images écœurantes que j’ai imprimées et je soupire en secouant la tête avant de me laisser tomber sur le fauteuil. Je n’arrive même pas à le regarder ; je suis en colère d’être ainsi blessé pour « si peu ». En colère contre elle ; d’être ce qu’elle est.
Ma bonne humeur est retombée comme un soufflé. C’est la première fois que je lui entends ce ton sarcastique, cruel et plein de… dégoût ? Je ne comprends pas ce qu’il me reproche et ses mots n’en font que plus mal. Un nœud douloureux serre ma gorge alors que mon esprit fait peu à peu le lien avec les murmures qui ont rythmé ma journée. Pourtant j’ignore ce qui a déclenché tout ça et je me trouve impuissante, incapable de me défendre.
- Thomas, je… je ne comprends pas…
Sans me répondre, il se contente de me balancer un dossier à la figure. Surprise, je fais un pas en arrière et la pochette s’ouvre en s’écrasant par terre, laissant son contenu s’étaler sur le sol. Mes yeux se posent alors sur les photos et tout s’éclaire. Des photos de moi, presque nue, sur mon lieu de travail. Sur chacune d’elle, j’adopte une pose toujours plus aguichante. Mon regard croise alors celui désespéré de Thomas et je ne sais pas quoi dire. Je n’ai aucun mal à imaginer ce qu’il doit penser de moi. Ces mots qu’il ne dit pas sont comme autant de coups de poignard. À nouveau je fais un pas en arrière, chancelante. Je me sens si mal tout à coup…
- Thomas…
Il me désigne les photos sur le sol et s’adresse à moi avec une ironie qui me blesse.
- Non je ne les garde pas rassure toi; prends-les si tu veux. Et sors d'ici.
Il me semble que le sol s’écroule sous mes pieds. Je parviens à contenir mes larmes le temps de reprendre mon sac et de me diriger vers la sortie. Je ne prends même pas la peine de refermer la porte derrière moi et je m’enfuis en courant dans le couloir. Les larmes coulent sur mes joues et je ne cherche plus à les retenir tandis que je traverse le campus toujours à la même allure. Je suis déjà loin de l’université lorsque je m’arrête enfin, à bout de souffle.
Titubant comme si j’avais trop bu, je tourne dans la première ruelle venue et me laisse glisser contre le mur. Je reste longtemps comme ça assise par terre à sangloter. Je me sens vidée, brisée. Ce n’est que lorsque la nuit commence à tomber et que mon paquet de cigarettes est vide que je me remets debout pour recommencer à errer dans les rues de New York, d’un pas trainant cette fois. Je ne rentrerai pas chez moi cette nuit, je n’ai pas la force de le croiser ni de lire à nouveau ce que j’ai lu tout à l’heure dans son regard.
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![Révélations incontrôlées [PV Thomas Covington] 12201_czx](https://2img.net/h/www.heberger-image.fr/data/images/12201_czx.gif)