Là c’était officiel : j’en avais ras le bol. Cela faisait des heures que je planchais sur un dossier impossible à résoudre et le client ne semblait pas vouloir coopérer. Une histoire d’héritage un peu douteuse, une famille riche de la ville, dont les protagonistes n’avaient même pas envie de se pointer au cabinet pour sauver leur peau, mais daignaient m’appeler en hurlant si je ne me jetais pas corps et âmes pour leur cause. Des riches qui allaient criser s’ils ne le devenaient pas un peu plus. Je les aurai avec plaisir laissés seuls avec leur problème sur les bras si je n’étais pas encore qu’un stagiaire et que j’avais besoin du meilleur casier possible si je voulais décrocher un bon boulot dans le cabinet dès la fin de mes études. Alors j’avais pris ma voix la plus suave pour leur répondre qu’ils devaient y mettre un minimum du leur s’ils désiraient remporter le procès. Après ça, méchamment sur les nerfs, je n’avais qu’une chose en tête : un bon café. Quittant le building et inspirant une grande bouffée de l’air saturé et parfumé qu’exhalait New York, je me dirigeai instinctivement vers le deli du trottoir en face. Un petit restau qui faisait les meilleurs cafés du coin, et dont j’adorais l’accent improbable du propriétaire. Un dossier sous le bras, je me dis que je ferais mieux de rester là et de plancher dessus cet après-midi. Vivant midtown, c’était inutile de retourner à mon appartement et être coincé dans le trafic, pour devoir revenir ici et rendre ce dossier dans quelques heures. Squatter le deli était la meilleure des options et j’en étais assez coutumier. La table près de la vitre, pour pouvoir garder mine de rien un œil sur les entrées et les sorties du bureau.

La porte s’ouvrit dans le tintement de cloche du battant, et comme d’habitude, j’eu droit à un sourire éblouissant écaillé de dents de travers par Ranjit, indien qui tenait le café depuis plus de 20 ans mais n’était toujours pas fichu de prononcer le mot café de façon compréhensible pour des américains. Et ce fait valait pour 70% de l’intérêt de l’endroit. Les 30% restants tenaient dans le café fort qui remontait jusqu’au cerveau et donnait instantanément un coup de fouet aux neurones. Vu le boulot prenant que j’avais, c’était toujours bienvenu. Il y avait déjà quelques personnes devant le comptoir et je me mis dans la file en attendant que vienne mon tour de commander, pour emporter le mug brûlant à la table près de la fenêtre qui – je vérifiai d’un coup d’œil rapide – était bien libre. Alors que je regardai le menu des boissons pendu au-dessus de la cafetière, par totale habitude puisque je prenais tout le temps la même chose, le bruit cristallin de la cloche retentit à nouveau. Par ce réflexe de curiosité désintéressée qu’on a tous en nous, je me tournai vers la porte pour voir le nouvel arrivant, m’apprêtant à me détourner immédiatement après, mais en fut empêché par la vision que je venais d’avoir. Un sourire sarcastique monta immédiatement à mes lèvres. Nolà. Une amie de la fac, enfin, pas tant amie que ça puisque mon occupation favorite était de lui tourner autour pour la mettre mal à l’aise et la voir s’énerver de cette façon si drôle qu’elle avait. Mais ça remontait à quelques temps, déjà… Je ne l’avais plus vue depuis, quoi ? Rapide calcul mental qui s’avéra inutile puisque je n’étais plus sûr de la date de notre dernière rencontre, mais quoi qu’il en soit, ça devait faire largement plus d’un an. Je me rendis compte en voyant son petit minois qu’elle m’avait manqué. Nolà et Nolan. Les chahuteurs. Elle croisa rapidement mon regard mais détourna les yeux, semblant ne pas vraiment faire attention à moi. Typique d’elle, je me dis. Elle avait toujours été sèche et cassante avec moi, ce qui était la raison principale pour laquelle je ne m’étais jamais désintéressé d’elle. On avait des caractères presque similaires au fond, mais c’était tellement plus drôle d’en profiter pour agir sur les points faibles de l’autre. « Vladesca, toi ici ? Tiens, j’ai cru que t’avais fui le pays tellement je te faisais peur ! » J’ajoutai à ma remarque le sourire le plus large que je pouvais lui offrir sans avoir l’air d’un demeuré. Inutile de lui faire peur si tôt dans notre rencontre, je réservai ça pour après ma première gorgée de café.

Nolà parut étonnée au début, comme surprise que je lui adresse la parole. Elle leva les sourcils, étonnée, et eut un léger mouvement de tête, comme pour s’assurer que c’était bien à elle que je parlais. Parce qu’elle s’attendait à ce que je la snobe ? Pas mon genre. C’était plutôt le sien, ça, de me passer à côté en faisant mine de ne pas m’avoir vu, pour le simple plaisir de me laisser planté là à avoir l’air d’un débile. C’était typique d’elle. Moi à côté, ça me faisait bien rire de tout faire pour soit la dérider, soit la mettre encore plus mal à l’aise, ou la rendre encore plus en retard. Ces gentilles chamailleries me rappelaient l’enfance, avec ma sœur, mais cette fois avec la dimension du physique en plus. Car oui, Nolà était vraiment belle, tout à fait mon genre, et je ne trouvais rien de plus drôle que de l’embarrasser avec ça et la draguer juste pour la forme puisque je savais qu’elle me détestait et qu’elle était fiancée – ce qui n’avait jamais vraiment été un argument pour me repousser, de toute façon. Désormais, embourbé dans mes problèmes avec Loàn, j’avais autre chose à penser qu’à user de mon regard de prédateur avec la petite brune devant moi, mais j’avais très certainement envie de l’importuner comme c’était mon habitude.

Lorsqu’elle me répondit, la première chose qui me frappa fut que sa voix ne sonnait pas comme elle le faisait dans mes souvenirs. Sa voix avait un peu changé et c’est à ce moment-là que je pris vraiment conscience que ça faisait un sacré moment qu’on ne s’étaient plus vus. J’avais souvenir d’elle en première année de fac. Arrivés en même temps, on s’était retrouvés dans le même groupe pour l’orientation dans les bâtiments et voilà comment tout avait commencé. Ces souvenirs me venaient à la mémoire comme un flash-back un peu émoussé par les années, les formes étaient floues, les sons déformés. Pourtant, j’en étais sûr, quelque chose était très différent chez elle à l’époque. Cela semblait vraiment loin, tout ça. Moi aussi j’avais bien changé depuis mon arrivée à New York, l’université nous grandissait tous et souvent de façon flagrante. Pourtant, chez Nolà cela semblait plus fort encore. L’air sur son visage n’était plus réellement le même et je me pris à m’intéresser soudainement à son absence qui avait été plus ou moins subite. Elle avait disparu et pensant qu’elle allait tôt ou tard revenir, je ne m’en était pas inquiété. Le temps passant, ça m’était sorti de la tête et voila que ça me revenait de plein fouet. Son accent semblait même différent… Mais où s’était-elle cachée pendant tout ce temps, exactement ? C’est alors que les paroles qu’elle venait de prononcer me frappèrent de plein fouet. « mais qui êtes vous ? » Vraiment ? A quoi jouait-elle exactement ? Certes, j’avais changé depuis la dernière fois qu’on s’était vus, mais pas suffisamment pour que j’en devienne méconnaissable. Elle eut un mouvement de recul sous le coup de l’étonnement et quand elle bougea, je remarquai ce qui la rendait si différente : son maintien. Elle était un peu courbée et porta mécaniquement une main à son ventre, ce qui attira mon regard. La rondeur lisse de son ventre ne laissait pas de doutes, elle était enceinte. Un millions d’hypothèse me passèrent par l’esprit de la raison de son absence étant liée à sa grossesse – déformation professionnelle de l’avocat qui croit voir des affaires louches partout – mais aucune ne me semblait coller. Et surtout, aucune n’expliquait le fait qu’elle ne me reconnaisse pas.

Cela devait être encore un de ses jeux. Ça ne pouvait être que ça. Je la retrouvai après tant de temps et elle faisait mine de ne pas me reconnaitre, elle avait toujours été comme ça et quand je m’en rendis compte, cela me parut totalement logique. Ne pouvant m’en empêcher, je me mis à rire sans la quitter des yeux. Elle garda son air étonné, les yeux ronds. « Dis donc, t’as vraiment aucun scrupule toi. En plus t’es enceinte et tu ne me demandes même pas d’être le parrain ? Je suis très déçu de toi, Nolà ! » Ironisai-je, un sourire espiègle sur le visage. La personne devant moi dans la file, ayant fini de payer, quitta le café et ce fut mon tour. Je me détournai soudainement de Nolà, ne lui laissant pas le temps de répondre, et demandai à Ranjit « Comme d’habitude, un arabica pour moi, et rajoute moi un donut. Et pour toi, ce sera ? » demandai-je en me tournant vers la petite brune silencieuse.

Soit Nolà était définitivement une bonne comédienne et méritait de faire carrière dans le domaine, soit il y avait quelque chose qui m’échappait dans cette histoire. Elle n’était pas comme d’habitude, ou du moins comme elle l’était dans mes souvenirs. Je ne savais pas ce qui lui était arrivé depuis, je ne pouvais pas expliquer ce phénomène et je ne cherchai pas à le faire. Après tout, cela faisait fort longtemps qu’on ne s’était plus vus, me revoir ainsi devait la surprendre. Elle garda cet air d’incompréhension qui lui changeait tant le visage, le rendant si différent de la façon dont j’étais habitué à le voir. Après m’avoir entendu parler, elle eut un mouvement de recul encore plus grand et j’eu peur de la voir s’évanouir ou faire une crise. Elle avait un comportement vraiment étrange que je mettais automatiquement sur le coup de sa grossesse au lieu de me dire qu’il y avait peut-être quelque chose de plus. Pourtant, sa surprise était plutôt violente, j’aurais dû me douter que tout ne tournait pas rond. Mais je n’aurais pas pu prévoir ce qu’elle allait me dire. J’étais à des années-lumière de soupçonner ce qui lui était réellement arrivé.

Après avoir repris sa contenance, Nolà s’approcha de moi et baissa la voix, comme pour me faire une confidence. Intrigué, je fis un pas vers elle moi aussi et me penchai. Elle avait l’air incroyablement mal à l’aise et je me sentais coupable de l’avoir mis dans une situation pareille bien que je n’avais pas la moindre idée de pourquoi elle était si timide aujourd’hui. Quand elle prit la parole et m’expliqua, je restai sans réaction un moment. Était-ce possible ? Sous le choc, je me contentai de l’observer un moment, cherchant dans ses yeux une preuve de ce qu’elle disait, trop étonné pour y croire tout à fait. Cette fois c’était mon tour d’être en pleine incompréhension. Je nageais en plein délire. « Perdu la mémoire ? » répétai-je comme un con. Ce n’était pas possible, pas Nolà ! Il y eut un moment de flottement dans mon esprit, ne sachant pas si je devais la croire ou pas mais rien qu’à l’air désolé qu’elle avait sur le visage, je n’eut plus aucun doute. Jamais elle ne me ferait marcher à ce point et il était évident que la situation ne la faisait pas rire. Nolà, amnésique. Je laissai juste l’idée monter à mon cerveau et s’y installer. Ce genre de choses n’arrivait qu’aux autres, je ne pouvais croire qu’elle ait eut un accident. Elle me demanda ensuite si nous étions amis et je ne répondis pas tout de suite, cherchant la réponse exacte à cette question Etions-nous amis ? Qu’étions-nous exactement à l’époque ? Je n’en avais aucune idée, mais je savais ce que nous étions désormais l’un pour l’autre ; des inconnus. Cette pensée m’attrista, songeant qu’elle m’avait oublié, oublié ce qu’on avait pu faire endurer à l’autre. Ma gorge se serra un peu, par nostalgie, et là j’eus soudainement la réponse à sa question : oui, on était amis.

Ne disant rien, je la laissai passer sa commande à Ranjit qui répondit par un « yech, yech, madoumouasélle, tout dé souite » que je fus probablement le seul à comprendre, étant habitué du lieu et de l’accent de son patron. Elle eut une commande assez impressionnante pour un aussi petit gabarit que le sien mais qui était complètement logique puisqu’elle était enceinte. Ranjit posa nos deux commandes sur un petit plateau qu’il avança sur le comptoir en baragouinant un s’il vous plait asse personnel. « Amis, on peut dire ça… » J’eus un léger rire mélancolique, en prenant le plateau sur le comptoir. Je montrai à Nolà la table près de la fenêtre d’un geste de menton et lui demandai « T’as un peu de temps devant toi ? J’ai l’impression qu’on a des choses à se dire. » Je lui souris, espérant la mettre en confiance, ne pouvant imaginer comme ça devait être dur pour elle de tomber sur des inconnus qui lui parlaient comme si de rien n’était. Cela devait lui donner le tournis. Je n’avais pas envie de la laisser partir comme ça, je voulais pouvoir redécouvrir ma Nolà, et être tombée sur elle me paraissait trop beau pour que je puisse la laisser s’en aller.