« Willow ?! Viens voir s’il te plaît, j’ai besoin de toi ! » Jusqu’alors occupée dans l’arrière-boutique, la jolie blonde s’empresse de me rejoindre en caisse. « Un problème avec la disposition de la nouvelle collection, peut-être ? » me demande-t-elle, visiblement anxieuse. « Non, non, rassure-toi ! Je suis même plutôt satisfaite de ton travail » j’avoue en lui adressant un sourire qui se veut rassurant. « Écoutes, je sais que les débuts ont été un peu difficiles et que je me suis parfois montrée un peu trop exigeante, mais tu fais du bon boulot et je suis contente qu’on travaille ensemble ! » Je sais, je n’ai pas toujours pensé ça, mais il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! Je me suis trompée sur son compte et à force de passer du temps avec elle, j’ai fini par réaliser que c’était une jeune femme adorable et vraiment prête à tout pour faire plaisir aux gens. Elle est juste un peu paumée et qui suis-je pour l’en blâmer ? Moi-même à une époque… « D’ailleurs, je me suis dit que ce serait bien de te confier un peu plus de responsabilités. » Mes propos la laissent sans voix. « Que dirais-tu de commencer tout de suite en allant déposer la recette de la journée à la banque ? » je propose l’air de rien, même si j’ai effectivement une idée derrière la tête. « J’attends un coup de fil assez important et j’ai du rangement à faire dans la réserve. Ne traîne pas surtout, l’après-midi est déjà bien avancé et la banque ne devrait pas tarder à fermer » j’ajoute en lui tendant l’argent que j'ai glissé dans une enveloppe.

Un peu plus tard.
Je suis sur le point de fermer la boutique quand Willow se jette sur la porte et pénètre dans l’établissement, telle une furie. Elle a l’air apeuré et à la mine qu'elle affiche, il est aisé de comprendre qu’elle est contrariée. J’ai un mauvais pressentiment. « Manuela… Je » Je sais ce qu’elle va me dire. Ou plutôt non, mais je suis convaincue que cela a un rapport avec l’argent que je lui ai confié et je m’attends au pire. « On m’a volé la recette. » Qu’est-ce que je disais ? Intuition, je te hais ! « Je sais que tu ne vas pas me croire mais je te promets que c’est la vérité. » Allons bon, qu’est-ce qu’elle va encore inventer ? « C’est l’entière vérité et même si tu ne me crois pas, je t’en supplie n’appelle pas la police. Je te promets de te rembourser au centime près mais il ne faut pas que tu appelles la police car elle ne pourra rien faire. Je trouverais le moyen de te rembourser, je te jure sur la tête de mes animaux. » Elle s’arrête finalement de parler, mais ça vaut mieux pour elle. N’ayant aucune envie de me donner en spectacle, je me dirige vers la porte d’entrée et tire les rideaux. Les grilles descendent et je branche l’alarme sans même prendre la peine de regarder Willow. Plusieurs minutes s’écoulent avant que je ne me décide à faire ou à dire quoi que ce soit. Ce n’est que lorsque je retourne dernière la caisse et jette un coup d’œil à mon livre de comptes que mes cordes vocales se brisent dans un éclat de voix. « Nom de Dieu Willow ! Est-ce que tu réalises la somme que ça représentait ?! Les affaires ont particulièrement bien marchées aujourd’hui et nous avions pour ainsi dire fait notre meilleure recette depuis la réouverture de la boutique. Je savais que je ne pouvais pas te faire confiance ! Je le savais, mais j’ai voulu t’accorder le bénéfice du doute ! Quelle conne ! » Au fond, j’ignore contre qui je suis le plus en colère. Willow pour avoir perdu la recette ou élaboré un mensonge éhonté histoire de se remplir les poches ? Ou moi-même, pour avoir été suffisamment stupide pour lui confier une somme d’argent aussi importante, dans l’unique but de savoir si je pouvais lui faire confiance ? « Je suis obligée d’en référer aux autorités ! Je ne t’accuse de rien, car je ne peux pas affirmer que tu mens, mais je ne vais certainement pas fermer les yeux ! Il s’agit de ma boutique et de toutes mes économies ! J’ai tout misé dans cette affaire et je ne compte pas la laisser couler pour une voleuse incapable de faire ce qu’on lui demande ! J’ai été trop gentille avec toi, mais cette fois tu as dépassé les bornes! Maintenant, ça suffit les conneries » je m’exclame en décrochant le téléphone, bel et bien décidé à tirer cette histoire au clair. « Bonjour. Je voudrais signaler un vol… Pardon ? Bien sûr. Je serais là demain matin à la première heure. Merci beaucoup… »

« C’est injuste, tu m’as dit toi-même que j’avais bien travaillé, que tu avais changé d’avis mais c’est que des mensonges, tu me considères toujours comme une voleuse alors je me demande bien pourquoi tu t’es encombrée de moi !! » Je baisse les yeux, car j’ai tout de même un peu honte de mon comportement. J’en conviens, je n’arrête pas de changer d’avis à son sujet –mais ce n’est tout de même pas de ma faute si on ne peut pas lui faire confiance ! Elle a beau avoir un an de plus que moi, Willow n’en demeure pas moins une gamine : tête en l’air et inconsciente. « Je lui ai dit à Matthew que ce n’était pas mon argent mais il a rien voulu entendre comme toi !! Pourquoi les gens sont méchants avec moi ? » Matthew ? Qui est Matthew ?! « Tout ce que je voulais c’était qu’on m’accorde un peu d’attention, je ne savais pas que c’était une secte et maintenant, j’arrive plus à m’en sortir et toi tu ne me croiras jamais ! Je ne parlerai pas à la police, il va me tuer si je fais ça !! » J’ouvre de grands yeux et la fixe, l’air complètement ahuri. De quoi diable parle-t-elle ? Je n'y comprend rien. Mais elle a l’air terrifié. Une cascade de larmes coule sur ses joues tandis qu’elle continue de me supplier. « Je ne veux pas finir comme Lucie, s’il te plait Manuela, je vais trouver de l’argent pour te rembourser mais ne va pas à la police. » Alarmée, par sa réaction, je me place en face d’elle et l’attrape par les épaules. J’ai beau lui dire de se calmer, rien n’y fait, elle ne cesse de sangloter. Rien ne semble pouvoir l’atteindre, on dirait presque qu’elle est entrée en transe. Impuissante, je finis par la gifler. « CA SUFFIT ! Ressaisie-toi ! » Elle se fige sur place. « Je ne comprends pas un traître mot à ce que tu me racontes. Qui sont Matthew et Lucie ? De quelle secte parles-tu ? Et qui veux te faire du mal ? » je demande, sans réellement lui laisser le temps de répondre à mes questions. « Willow, parle-moi! Est-ce que tu as des problèmes ? » Elle acquiesce d’un signe de la tête. « Est-ce que c’est grave ? Est-ce que tu prends ou as activement pris part à une secte ? » Nouvel hochement de tête. Je n’en crois pas mes oreilles. Je passe mes mains sur mon visage et commence à faire les cents pas dans la boutique. « Si j’ai bien compris, c’est un des autres membres qui as subtilisé l’argent de la recette ? » Elle fait « oui » de la tête. « Mais dans quel but ? Tu leur dois de l’argent ? » Quelle question idiote ! Ce type d’organisation n’a pas besoin de prétexte pour ruiner la vie des gens. Elles se contentent de faire main basse sur tout ce que leurs membres possède et de les contrôler pour mieux servir leurs propres intérêts. « Je suis désolée de t’avoir crié dessus… » je murmure en l’asseyant sur une chaise. « Je te crois… Vu l’état dans lequel tu t’es mise, c’est difficile de faire autrement. Mais je ne pourrais pas t’aider si tu ne te confies pas à moi… »

J’ai à peine le temps de terminer ma phrase qu’elle se lève et se jette dans mes bras. Entre deux sanglots, Willow me répète à quel point elle est désolée et je m’efforce de continuer à sourire –même si je suis vraiment dégoûtée d’avoir perdue une somme d’argent aussi importante. A ma demande, elle se lance ensuite dans un discours passionné destiné à m’expliquer comment elle en est arrivée là. Pour parler grossièrement : je reste sur le cul. Même si j’ai toujours su que la demoiselle n’était pas un exemple de vertu, jamais je n’aurais pu imaginer qu’elle s’était embarquée dans un tel merdier. Qui plus est, j’ignorais tout de ce qu’elle a dû endurer par le passé. D’un autre côté, il faut dire que je ne m’y suis jamais véritablement intéressée. Je l’ai jugée trop vite et j’ai honte de moi.

Totalement déboussolée par ces révélations, j’attrape une chaise et m’y laisse tomber. « Ces gens ont tué ton amie ? » Elle acquiesce timidement et le simple fait d’y songer me fait frissonner. Je suis déjà terrorisée à l’idée qu’on cambriole la boutique, comment suis-je censée l’aider alors qu’on menace de la tuer ? Cette situation me dépasse complètement. Pourtant, je ne peux pas la laisser tomber. « Écoutes Willow, je veux bien fermer les yeux sur l’argent qu’on a perdu aujourd’hui –mais tu dois parler à ce policier. Il faut absolument que tu quittes cette secte et que tu rompes tout contact avec ces gens. Tu l’as dit toi-même, ils sont dangereux. Pour l’instant ils restent raisonnables, car tu leurs donnes ce qu’ils veulent, mais que se passera-t-il le jour où tu n’auras pas d’argent ? T’as pensé à ça ? Tôt ou tard, ils finiront par s’en prendre à toi… Je sais que tu as peur et je comprends parfaitement, mais il faut absolument que tu ailles témoigner. Les autorités trouveront un moyen de te protéger… » je souffle en m’efforçant de garder mon sang-froid. Je vois bien qu’elle est terrorisée et beaucoup trop impressionnable pour désobéir à son « mentor », mais il faut absolument qu’elle se détache de son emprise. Il faut qu’elle réagisse avant qu’il ne soit trop tard. Ces malades ont déjà tué une fille, ils recommenceront. « Willow… Tu n’as pas envie que ce qui est arrivé à Lucie ne se reproduise, n’est-ce pas ? » Bien sûr que non, elle est juste paumée, ce n’est pas un monstre ! « Alors, tu dois faire quelque chose pour arrêter ça ! Surtout si tu veux tenter ta chance avec ce vétérinaire... » je conclue en grimaçant, légèrement perturbée qu'elle pense à s'envoyer en l'air dans un moment pareil.

Avant même d’essayer de la convaincre, je savais que je ne pourrais pas lui faire entendre raison. Pour une raison qui m’échappe, ces gens la tiennent. Avec du recul, j’ai du mal à comprendre comment une jeune femme aussi maligne que Willow ait pu se laisser entraîner de cette manière. Elle n’a peut-être pas toujours fait preuve d’un comportement irréprochable –je suis bien placée pour le savoir –mais s’il y a une chose dont je sois convaincue, c’est qu’elle est très intelligente. Alors, ça me dépasse. Un peu comme ses propos qui ne font absolument pas sens dans mon esprit. J’ai beau l’écouter avec attention, plusieurs détails m’échappent. En théorie, le programme de protection des témoins est infaillible. A moins de se montrer très imprudente, il n’y a aucune raison pour que ses harceleurs lui mettent la main dessus. Alors pourquoi refuse-t-elle de témoigner ? « Manuela, j’ai presque réussi à la retrouver, je ne peux pas abandonner maintenant !! Je ne peux pas !! » Je fronce les sourcils, complètement dépassée par la situation. De quoi est-elle encore en train de me parler ? Ça ne peut pas être de son amie, cette pauvre fille a été assassinée, alors qui ? « Le lieutenant McNamara veut que je témoigne et bien sûr que je ne veux pas mourir mais j’ai besoin de la retrouver. Kelly est ma sœur jumelle et quand nos parents se sont quittés, mon père a amené Kelly avec lui. » Je comprends mieux. Si seulement, elle se donnait la peine d’expliquer clairement les choses au lieu de partir dans tous les sens ; ça me faciliterait la tâche ! « Je sais qu’elle est à New York, je dois la retrouver ! Si je me suis laissée enrôlée dans cette secte c’est parce qu’elle me manquait. Je sais que c’est mal, que c’était dangereux mais je me sentais comprise et surtout entourée. » Elle fond à nouveau en larmes et je la sers dans mes bras, à défaut de pouvoir faire autre chose. J’aimerais sincèrement trouver les mots justes pour la rassurer ou une solution miracle pour la sortir du pétrin dans lequel elle s’est fourrée, mais ça dépasse de loin mes compétences. « Tu ne t’assoiras pas sur ton argent, je vais te rembourser, je te le promets et j’ai bien des défauts mais j’assume mes paroles. Je ne sais pas encore comment mais je vais trouver tout comme je retrouverais Kelly après… Après, je témoignerai mais pas avant ça. Je sais que tu me comprendras certainement pas mais c’est pas grave, j’ai l’habitude que les gens me prennent pour une folle » conclue-t-elle sous le ton de la plaisanterie, mais je vois bien que cette situation la pèse. D’ailleurs, je suis prête à répondre, mais elle me coupe dans mon élan. « J’espère qu’un jour tu me pardonneras Manuela… » Ces mots sonnent presque comme une supplication et ça me laisse légèrement amère. Même si je n’ai pas l’impression d’avoir été foncièrement méchante avec elle, je me sentirais presque coupable de l’avoir accablée tout à l’heure. Beaucoup diraient que ma réaction était tout à fait légitime, mais s’ils étaient à ma place, ils s’en voudraient probablement eux-aussi. Il suffit de regarder la jeune femme dans les yeux pour voir à quel point elle est triste. Ça me fend cœur et je n’ai même plus envie de penser à ce vol. « On s’en moque de cet argent ! Tout ce qui importe c’est ta sécurité! Et même si je comprends ton désir de retrouver ta sœur, je continue à penser que tu devrais parler au lieutenant McNamara. Il peut paraître un peu bourru comme ça, mais c’est un gentil homme. Enfin… il connaît son métier et peut se montrer très serviable. » Surprise par ma tirade, Willow me scrute avec incrédulité. « Arrête de me regarder comme ça, c’est juste mon voisin. Il est venu me poser des questions à propos du meurtre qui a eu lieu l'autre jour dans mon immeuble et il fait de l'excellent travail… bref ! Tu devrais aller lui parler ! » Pour toute réponse, elle se contente d’hocher la tête, catégorique. Je pousse un long soupir. « T’es vraiment têtue comme une mule, tu le sais ça ? » Elle esquisse un sourire en coin. « Tu as tort. Je suis sûre qu’il pourrait t’aider à retrouver ta sœur si tu lui expliquais tout… Mais si vraiment tu t’obstines, j’ai un ami photographe qui travaille en collaboration avec une détective. Peut-être que je pourrais lui passer un coup de fil ? Histoire de voir ce qu’il pourrait faire pour toi ? »

« Tu ferais cela pour moi ?? Vrai de vrai ? Genre tu veux bien m’aider ? Tu veux bien me croire ?? » J’acquiesce et lui adresse un franc sourire. Même si je ne me suis encore jamais retrouvée dans ce genre de situation, je sais ce que c’est que de perdre quelqu’un qu’on aime et je ne souhaite cela à personne, pas même à mon pire ennemi. Qui plus est, Hayden se trouve dans la même situation et je suis convaincue qu’il pourra l’aider. Le jeune anglais recherche sa sœur jumelle avec acharnement depuis plus de dix ans et bien qu’il ait essuyé plusieurs échecs, il n’a encore jamais renoncé. Beaucoup le croient fou, mais en ce qui me concerne ; j’admire surtout sa détermination et l’amour inconditionnel qu’il porte à sa sœur. « Bien sûr que je vais t’aider » je m’exclame en attrapant la photographie qu’elle me tend. « Vous étiez vraiment adorables… » Je m’extasie quelques secondes devant le cliché et reprend le court de notre conversation. « Enfin, en ce qui me concerne, je ne vais pas pouvoir y faire grand-chose… Mais l’ami dont je t’ai parlé tout à l’heure, a lui aussi perdu sa sœur jumelle. Elle a été enlevée lorsqu’ils étaient enfants et il n’a jamais cessé de la rechercher depuis alors… il saura sûrement quoi faire pour t’aider! Si tu veux, on peut aller le voir ensemble ? » Comme elle ne semble pas s’opposer à cette idée, je l’invite à me suivre dans l’arrière-boutique et passe un coup de téléphone au parrain de ma filleule qui se dit déjà ravi de pouvoir l’aider. Une fois qu’il a raccroché, j’allume le scanner et fait une copie de la photo que la jeune femme m’avait confié. « Si c’est tout ce qui te reste de ta sœur, je pense que c’est préférable que tu la gardes avec toi… » Elle me sourit et m’énonce ensuite un projet complètement farfelu et bien évidemment destiné à récupérer mon argent. Je lui ai pourtant dit que ça n’avait pas d’importance, mais contrairement à ce que je pensais, la jeune femme semble déterminée à me rembourser. Même si je ne sais plus sur quel pied danser avec elle, il semblerait que je me sois encore méprise à son sujet. « Je sais ce que je vais faire pour te rembourser !! J’aurais les sous dans hummmm environ une semaine ! Je vais jouer au black jack !! » s’exclame-t-elle donc, visiblement sûre de son coup. Je la fixe les yeux exorbités. Elle n’est tout de même pas sérieuse ?! C’est une plaisanterie ?! « C’est facile, suffit de compter les cartes et c’est un jeu d’enfant pour moi. » Il faut croire que non… « Si tu veux, on peut même y aller de suite !! Las Vegas n’est qu’à hummm un jour et 17 heures de voitures à moins que tu connaisses un casino moins loin » Elle s’arrête de parler et je passe ma main sur mon front. Cette fille est totalement dérangée. Attachante, visiblement sincère, mais indéniablement dérangée. « Tu vas devoir te passer de moi, car je te rappelle tout de même que j’ai une fille de 5 ans qui m’attend à la maison » je lâche en souriant. « Non, mais sérieusement… je t’ai dit que rien ne pressait. Tu me rembourse quand et uniquement si tu le peux ! Je ne veux pas que tu t’embarques dans de sales histoires à cause de ça ! Je crois que tu as suffisamment de problèmes en ce moment, sans y ajouter des dettes de jeux. Tu ne crois pas ? »

C’est fou comme les choses peuvent changer en l’espace de quelques minutes. Quand Willow est rentrée tout à l’heure, j’étais folle de rage. Apprendre qu’elle avait perdu la recette de la journée m’a tellement déçue que j’étais prête à la livrer aux autorités. Et nous voilà désormais en train de discuter de sa sœur et de la manière dont on va s’y prendre pour la retrouver. La jeune femme est d’ailleurs tellement soulagée qu’on lui vienne en aide, qu’elle me promet de se plier en quatre pour me remercier, quitte même à m’être redevable jusqu’à sa mort. « Si je le fais, c’est de bon cœur. Tu ne me dois rien ! D’ailleurs, j’ose espérer qu’on en aura fini avec cette histoire quand on sera vieilles et ridées » je réponds sous le ton de plaisanterie, encore amusée par ses propos.

J’étais sincère tout à l’heure quand je lui ai dit qu’elle pouvait prendre son temps pour me rembourser. Même si cet incident va faire un sacré trou dans la caisse, je n’aurais de compte à ne rendre à personne, étant donné que je m’occupe personnellement de notre comptabilité. Evidemment, mon banquier risque de sourciller en jetant un œil aux comptes de l’entreprise, mais je trouverai un moyen d’expliquer cette perte et s’il refuse de me croire, je me contenterai de lui dire la vérité. A savoir : qu’on s’est fait voler. J’essaye donc de rassurer Willow pour la énième fois, mais c’est peine perdue, car quand elle a une idée derrière la tête, c’est tout simplement impossible de lui faire entendre raison. « Des dettes de jeu ? Mais je n’ai jamais eu de dettes de jeu ! » s’exclame-t-elle, visiblement sûre de son coup. « Je te jure, c’est très simple de compter aux cartes. D’ailleurs, ce n’est pas marrant quand je joue avec les autres étudiants d’astrophysiques car on triche tous donc la partie est forcément truquée d’avance. En fait, j’ai juste besoin de quelqu’un qui fasse le guet pour moi car c’est fou, les casinos aiment pas quand on gagne de trop, ça fait suspect. Une fois, en une soirée, j’ai gagné 10 000$ en jouant mais comme j’ai du tout donné à mentor, j’ai pas eu le temps de faire des cadeaux à mes proches. » 10 000$ ? Sérieusement ? Quand cette histoire sera réglée, il faudra qu’on s’autorise une petite soirée entre filles. De toute évidence, elle a énormément de choses à m’apprendre. « Ohhh j’ai une idée, je peux me servir de ta connexion en ligne ? Je vais jouer au poker, c’est encore plus marrant quand je peux pirater le serveur pour obtenir les meilleures cartes. » Elle rit et je m’efforce de faire pareille, même si je ne suis pas certaine que ça soit une bonne idée. D’un autre côté, tant qu’elle ne mise pas l’argent de la boutique, elle est libre de faire ce qu’elle veut – y compris d’utiliser ma connexion internet. « Tu peux utiliser la wifi quand bon te semble, je m’en moque ! Promets-moi simplement d’être prudente ! » Pour toute réponse, elle acquiesce et je m’éloigne quelques secondes pour nous servir un verre d’eau. « Dis… tu en pinces pour le vieux flic tout bougon ? » Je déglutis, mal à l’aise. « Si tu veux, je peux t’aider ! » M’aider à quoi faire exactement? Qu’est-ce qu’elle va encore s'imaginer ? « Euh… non. Je… Nous sommes voisins et il a l’air compétent dans… ce qu’il fait. Je… Tu racontes n’importe quoi ! » je lâche, sur la défensive. « Ce n’est pas du tout mon genre d'homme! Et puis, il est bien trop vieux pour moi ! » Ma petite Manuela, tu mens affreusement mal !

Je ne l’ai pas si tôt autorisée à utiliser la connexion de la boutique que Willow se jette déjà sur son ordinateur. Tout en mettant un peu d’ordre dans ma paperasse, je la regarde pianoter d’un air distrait et l’écoute déblatérer au sujet de mon voisin. Moi qui pensais clore le sujet en précisant qu’il était trop vieux pour moi, je me suis fait de faux espoirs. Comme d’habitude, la blondinette à réponse à tout. « Il n’est pas si vieux que cela. Il a trente-deux ans si les renseignements de la police sont exacts. » C’est toujours dix ans de plus que moi, je songe en soupirant. Puis sa remarque me fait tiquer. Les renseignements de la police ? Non ? Elle n’a tout de même pas osé ?! Dans le doute, j’abandonne ce que j’étais en train de faire et me poste derrière elle. « Tu as piraté les fichiers de la police ?! » Elle acquiesce et j’étouffe un rire. « Il est plutôt bel homme si on aime les hommes taciturnes et bougons et puis d’ailleurs, s’il ne t’intéressait pas, tu ne mettrais pas en avant qu’il n’est pas ton type d’homme tout en donnant l’excuse de l’âge. » Elle marque un point, mais je me garderai bien de le lui dire. De même, c’est plutôt rare de la voir faire preuve d’autant de sérieux. En temps normal, elle est plutôt du genre à raconter des blagues ou à dédramatiser la conversation quand ça devient trop sérieux. Je suis donc surprise qu’elle fasse durer celle-ci. « Oh le pauvre, il dise sur son dossier qu’il a perdu sa sœur quand il était jeune et sa femme y a pas longtemps. Tu devrais lui faire un gros câlin pour le consoler, ça se trouve, il n’attend que cela. » Qu’est-ce qui faut pas entendre… « Ma mère dit toujours que les hommes qui râlent le plus, sont souvent des grosses peluches dans l’intimité. Moi j’aime bien les peluches mais je te laisse celui-là, j’ai déjà la mienne. Il s’appelle Chris » lâche-t-elle dans un sourire. Mal à l’aise, j’ouvre la bouche pour la faire taire, quand elle s’exclame : « Oh cool, j’ai remporté la partie ! Déjà 600$ de gagné ! » Mes lèvres s’étirent dans un sourire. Cette fille est vraiment incroyable ! « Dans trois parties, je serais obligée de changer d’adresse IP pour pas qu’on me piste » précise-t-elle, tandis que je retourne derrière la caisse. Avec toutes les vendeuses qui se succèdent durant la semaine, c’est le bazar. J’ai beau leur demander de ne pas trop s’étaler, chacune y va de sa petite touche personnelle –si bien que je me retrouve avec des photographies d’inconnus déposées de part et d’autre de la caisse enregistreuse. « Tu ressens donc aucun papillon quand il est près de toi ? » Je tape du pied et serre les poings. Je retire toutes les bonnes choses que j’ai pu dire à son sujet, Willow est insupportable… « Non ! Non ! Et non ! Ça te va comme réponse ? » Je sais, je ne devrais pas perdre mon calme, mais cette conversation me met extrêmement mal à l’aise. Et puis, d’où lui vient ce soudain intérêt pour ma vie sentimentale ?! « Bon d’accord, il est bel homme et après? Je ne vois pas ce que ça m’apporte ! Ce type est trop… et pas assez… Il n’est pas fait pour moi ! Et puis de toute manière, je n’ai pas de temps à perdre avec de pareilles futilités ! J’ai ma fille à éduquer et une boutique à faire tourner ! » Willow ouvre la bouche pour protester, mais je l’en empêche « Et si tu continues à m’embêter avec ça, je vais le chercher ! On verra si Boucles d’Or est aussi loquace devant l’inspecteur McNamara » je lâche, sous le ton de la plaisanterie. « Alors, comment ça se passe ? T’as gagné combien depuis tout à l'heure ? » Même si je n’y connais strictement rien en poker ou en informatique, je préfère encore ça que de parler de ma vie privée. Mes deux dernières relations s’étant plutôt mal terminées, je n’ai pas spécialement envie d’aborder le sujet.

Je ne sais même pas pourquoi je « me tue » à essayer de lui faire entendre raison. La jolie blonde est probablement aussi, si ce n’est plus buté encore que je ne le suis. Quand elle a une idée derrière la tête, elle n’en démord pas et il semblerait qu’elle soit convaincue qu’une idylle se profile entre mon voisin et moi. Cette hypothèse, tout aussi abracadabrante que ridicule, m’agace probablement autant qu’elle m’amuse, raison pour laquelle je préfère ne pas réagir lorsqu’elle sous-entend que je serais ravie qu’il nous rende visite à la boutique. Même si Jeremiah est loin d’être aussi désagréable que les bruits de couloirs avaient pu le laisser entendre, ce n’est pas du tout mon type d’homme. Et puis, au-delà de la différence d’âge qui nous sépare, nous n’avons strictement rien en commun. Voilà pourquoi j’ai choisi de changer de sujet. Willow peut bien s’imaginer ce qu’elle voudra, en ce qui me concerne, j’ai passé l’âge de me raconter des histoires. Je lui demande donc ce qu’elle a gagné grâce à sa partie de poker. « 900$ mais je fais une petite pause le temps de changer les ip » précise-t-elle, enthousiaste, avant de sortir un paquet de gâteaux de son sac. « Tu en veux un ? Ce sont des Choco BN, c’est bon ! » Même si je n’ai pas spécialement faim, j’accepte son offre et attrape le biscuit qu’elle me tend. « Dis Manuela, je pourrais continuer à travailler avec toi quand j’aurais remboursé l’argent ? Je n’y connais rien en la mode mais j’aime bien travailler ici. C’est amusant » J’avoue qu’elle me prend de cours. Nos rapports n’ont peut-être pas toujours été au beau fixe, mais j’avais presque oublié qu’elle ne resterait pas indéfiniment ici… Mais maintenant que j’y pense, c’est vrai que le contrat que je lui aie fait lorsqu’elle est arrivée ici est bientôt censé prendre fin. « Je te promets de plus toucher une seule fois à l’argent de la caisse comme ça, je risque plus de me faire raqueter –enfin à part mon salaire, je vois pas trop ce qu’ils pourraient me prendre.. » Sa remarque m’arrache un petit sourire. Même si le fait qu’elle se soit confiée à moi ait dissipé bon nombre de malentendus, je ne pense pas refaire l’erreur de lui confier une telle somme une seconde fois ! « Bon ils peuvent me tuer aussi mais Chris veille sur moi. Il sait bien se battre et puis ton lieutenant, il a dit qu’il pouvait me protéger aussi » Cette fois, je ne peux réprimer un long soupir. Elle m’agace ! « Pour la dernière fois : CE N’EST PAS MON LIEUTENANT ! Okay ? Et si tu veux rester travailler ici, c’est dans ton intérêt de changer de sujet ! » Pourquoi je m’obstine, franchement ? Willow sait pertinemment que le moment serait mal choisi pour me passer de ses services. Les affaires marchent du tonnerre et je suis débordée face aux commandes passées sur mon site. « Bien sûr que tu peux rester ! Tu t’en sors plutôt bien en tant que vendeuse et force est de constater que personne n’organise aussi bien la réserve que toi ! »

« D’accord alors, c’est mon lieutenant maintenant. Je voulais te le prêter mais tu n’en veux pas donc je le garde. Il doit me protéger donc vais souvent le voir ! » Pour toute réponse, je me contente de lever les yeux en l’air. Si elle s’attendait à une réaction de ma part, comme un soupçon de jalousie par exemple, elle a tout faux. Je ne ressens strictement rien pour cet homme et le fait d’être mal à l’aise quand on me parle de lui ne signifie rien du tout. Mais après coup, je dois tout de même reconnaître que sa petite tentative était rusée. Comme j’en ai assez de l’entendre me rabâcher les oreilles avec Jeremiah, je décide de changer de sujet et Willow me demande alors si je serais d’accord pour qu’elle reste travailler à la boutique. Ma réponse est positive et la jeune femme semble à peine y croire. « C’est vraiii ?? Tu acceptes de me garder ?? » J’acquiesce en souriant. « Hannn je suis trop heureuse, t’imagine pas combien. Je vais demander au doyen pour mes horaires comme ça je pourrais te dire quand je suis disponible et puis je dois demander l’autorisation à M. Bougon mais comme il t’aime bien, il ne dira pas non ! » J’étouffe un petit rire. Elle ne va donc jamais lâcher l’affaire ? Parce que ça commence vraiment à me taper sur les nerfs ! D’un autre côté, elle sait parfaitement ce que j’en pense alors à quoi bon monter sur mes grands chevaux ? De toute manière, quoi que je dise, elle va se faire des idées au sujet de mes sentiments pour Jeremiah, alors je préfère faire comme si ces petites réflexions me passaient par-dessus la tête. Son ordinateur émet alors un petit bip et la jolie blonde retourne voguer à ses occupations. Elle reste scotchée à son écran pendant une petite heure durant laquelle je remets un peu d’ordre dans mes comptes. « Je reviennnnnnnnnnnnnnnnns » s’écrit-elle sans crier gare avant de se précipiter vers la sortie. Déroutée, je lui demande de se dépêcher car je vais bientôt rentrer à la maison.

« Tadaaaam ! Remboursé ! Il manque juste cent dollars. Il y avait des frais de commission pour retenir les sous aujourd’hui » déplore-t-elle en me tendant une liasse de billets. « Merci, mais tu sais ça pouvait attendre… » dis-je en ramassant l’argent dans le coffre de la boutique. « Bon sur ce tu m’excuseras, mais je vais devoir te mettre à la porte. La baby-sitter de Soraya m’attend déjà depuis un quart d’heure et je ne voudrais pas abuser de sa gentillesse ! »