L’après-midi est déjà bien entamé quand je termine ma séance photos. Je jette un coup d’œil à ma montre et constate que je n’ai pas une minute à perdre ou je risque d’arriver en retard à mon prochain rendez-vous. Sachant que je dois d’abord repasser chez moi pour récupérer le shoot de Sally, que je suis en voiture et qu’il y a un trafic pas croyable à cette heure de la journée; ça s’annonce mal. « Bon les filles » je lâche à l’intention des trois mannequins qui posaient pour moi. « C’était parfait, vraiment! Vous avez été formidables! Et je suis désolé de vous jeter dehors, mais il faut vraiment que j’y aille » j’ajoute mal à l’aise, en commençant à rassembler mes affaires. « Je suis attendu. Alors si vous pouviez vous dépêcher de vous changer? » Elles acquiescent d’un signe de la tête. J’adore ces filles! « Merci. Pendant ce temps là, je vais téléphoner à l’agence et leur dire que tout s’est bien passé ». Une fois chose faite, je salue les filles et m’empresse de fermer le studio pour mieux me mettre en route. J’ai promis à Sally que je la retrouverai au Starbucks dans les temps, mais j’ai tellement peur d’être coincé dans les embouteillages que je lui envois tout de même un message pour la prévenir que je risque d’être un peu à la bourre. La jolie brune me fait savoir qu’il n’y a aucun problème et que je peux prendre mon temps. Comme c’est toujours le cas lorsque l’on est pressé, un tas de problèmes viennent me compliquer la tâche; à commencer par la concierge de mon immeuble qui vient m’enquiquiner avec ses problèmes de plomberie. Je perds un bon quart d’heure à blablater avec elle et quand je m’en suis enfin débarrassée, mon téléphone sonne. Je pousse un long soupir avant de décrocher. « Bonjour Karl » Karl est le policier qui était en charge du dossier de Lucy lorsqu'elle a disparu il y a douze ans. Il n’a jamais arrêté les recherches. Il m’appelle probablement pour me dire où il en est. « Disons que ce n’est pas le bon moment, je suis pressé. […] Pardon?! […] Non, je comprends » je réponds, la voix emplie de déception. « Merci de vous être rendu sur place. […] Anna? Toujours pas de nouvelles. […] Moi aussi. Ça va bientôt faire un an tout de même. […] C’est ça oui. Je vous rappelle. Au revoir ». Les nouvelles ne sont pas vraiment réjouissantes et j’essuie une déception supplémentaire lorsque je tris mon courrier et n’y trouve aucune lettre. Ça fait plusieurs semaines qu’on n’a pas eu de piste qui tenait la route en ce qui concerne Lucy; quant à Anna, je n’ai pas eu de nouvelles. J’imagine qu’elle n’est pas encore prête à rentrer à la maison. […]

Une heure plus tard.
Je suis assis en face de Sally et je l’écoute passer commande. « Je vois que nos goûts en matière de caféine sont similaires » je m’exclame tout sourire, avant d’ajouter à l’intention de la serveuse « La même chose, merci ». Je m’excuse encore une fois pour mon retard et Sally me pose la question fatidique. « Tu as toujours mes photos ? Je voudrais bien les voir ». J’esquisse un sourire amusé et lui tends une petite pochette. « Les voilà. Tu peux conserver celles-ci, j’ai dû les dupliquer pour les besoins de mon projet. Merci encore d’avoir accepté de poser pour moi. Tu étais exactement celle qu’il me fallait. D’ailleurs, tu es parfaite sur ces clichés » j’ajoute enthousiaste. « Je t‘interdis de dire le contraire. Que tu aimes ou non te voir en photo, tu es absolument divine, je t'assure. Enfin, je te laisse voir par toi-même! » Un rire amusé appuie mes propos et je commence à déguster mon café pendant qu’elle jette un œil à mes clichés.

Je ne comprendrais jamais les filles comme Sally. Ces femmes magnifiques qui n’ont aucune confiance en elles alors qu’elles sont capable de vous séduire en un battement de cils. Ces femmes splendides qui passent leur temps à se rabaisser aux yeux du monde ou qui ont peur d’être la cible de railleries. « Tu es un bon photographe voilà tout. Tu as su euh... Trouver le bon angle ? » J’étouffe un rire nerveux et lève les yeux au ciel, sidéré d’entendre de pareilles bêtises. Est-ce qu’elle a conscience des énormités qui sortent de sa bouche? J’en doute. Sally continue de regarder les clichés d’un air perplexe pour finir par me demander en quoi consiste mon projet. Je n’insiste pas davantage et me résous à répondre à sa question. Je n’ai aucun pouvoir sur ce qu’elle ressent ou sur ce qu’elle dit, encore moins sur la piètre estime qu’elle a d’elle-même. C’est désolant, peut-être même un peu rageant, mais je n’ai pas envie de me disputer avec elle. « J’ai intitulé ce projet : Palette humaine. Le but est de représenter les différentes facettes de l’être humain, par le biais des expressions faciales et physiques d’une seule et même personne. Voilà donc pourquoi je t’ai demandé de simuler la colère, l’amour, la tristesse, la peur et j’en passe. J’ai proposé mes clichés à une galerie d’art et le gérant a l’air vraiment enthousiaste. Je crois qu’il compte m’exposer, enfin nous exposer. Si tu es d’accord, bien sûr » je conclus en buvant une gorgée de mon café. Je sais que Sally ne s’estime pas des masses, qu’elle n’est pas spécialement à l’aise avec son corps, qu’elle se cache; raison pour laquelle je préfère lui demander son avis avant de prendre une décision. Je ne voudrais pas qu’elle passe devant la galerie par hasard et découvre son visage placardé sur l’un des murs de l’établissement. Je n’ai pas envie qu’elle soit mise devant le fait accompli. Ce ne serait pas juste. Elle a accepté de m’aider à réaliser ce projet et sans vouloir nous jeter des fleurs, je suis vraiment fier du résultat. Maintenant, si elle refuse d’être soumise aux regards des autres, je proposerai quelque chose de différent à Monsieur Marks. J’ai plus d’un tour dans mon sac et des projets en veux tu, en voilà.

Sally ne semble pas s’opposer à une éventuelle exposition, à mon plus grand soulagement. D’un naturel conciliant, j’aurais tout de même été un peu déçu de jeter ce projet aux oubliettes si toutefois elle avait refusé de montrer ces clichés. Surtout qu’ils sont très réussis. De même, j’espère que nous aurons l’occasion de collaborer ensemble sur un autre projet, car je trouve que l’on fait une très bonne équipe. « Sinon, tout se passe bien ? La vie New yorkaise n'est pas trop difficile en ce moment ? » finit-elle par me demander, changeant de sujet par la même occasion. « Tout dépend ce que tu entends par difficile et de quoi on parle exactement » je réplique en soupirant légèrement. « Professionnellement parlant, je n’ai pas à me plaindre. Les projets s’enchaînent, ça marche plutôt bien » je réplique sans entrain en commençant à jouer avec ma tasse. J’ai l’estomac noué et ma bonne humeur semble s’être dissipée. Mais ça ne m’étonne pas, c’est toujours la même chose lorsqu’on essaie de sonder mon état d’esprit. Je vois bien que Sally aimerait que je lui en dise plus, que je me livre, mais ce n’est pas si facile. Je ne suis pas le genre de garçon qui s’apitoie sur son sort ou parle constamment de ses soucis. Bien sûr j’y pense, je ne fais que ça, mais je n’ai pas envie d’ennuyer mes amis; raison pour laquelle je préfère garder tout ça pour moi. « Il n’y a pas de quoi t’alarmer tu sais. Je me sens un peu seul en ce moment et je suis exténué. Mais sinon tout va bien, je te le promets » j’ajoute en lui adressant un franc sourire. « Mais et toi? Comment ça va? Tu as trouvé du travail? » Nous abordons rarement le sujet, mais pour la connaître un minimum, je ne suis pas sans savoir que mon amie rencontre parfois quelques soucis - disons qu’elle ne fait pas toujours dans la légalité, mais temps qu’elle ne se met pas en danger, j’ai décidé de ne pas m’en mêler. Si je lui en parle, elle risque de se méprendre sur mes intentions en pensant que je la critique ou que je cherche à régenter sa vie - notre conversation se soldera probablement par une dispute et ce n’est pas ce que je veux. J’adore Sally, tout se passe à merveille entre nous et je n’ai pas envie que ça change. « A propos, voilà pour toi » je reprends quelques secondes plus tard, sans même lui laisser le temps de dire quoi que ce soit. « Je sais déjà ce que tu vas me dire: ce n’était pas la peine, tu as fait ça pour me rendre service et blablabla… Mais tout travail mérite salaire alors, tu prends cette enveloppe et tu ne discutes pas » je conclus en riant aux éclats.

Même si ma réponse l’a fait sourciller, elle n’insiste pas davantage. Me voilà soulagé. Ce n’est pas que je ne lui fasse pas confiance, au contraire, Sally est une de mes plus proches amies, je sais que je peux tout lui confier - non, le problème c’est que j’ai tendance à déprimer dès qu’on aborde le sujet. Anna me manque tout le temps, quant à Lucy, je commence à désespérer de la retrouver un jour… L’avantage avec Sally c’est qu’elle ne pose pas de questions. Contrairement à la plupart de mes proches, elle sait quand elle s’engage sur un terrain miné et elle a la sagesse de rebrousser chemin. Je pense qu’elle n’a pas envie que je m’immisce dans sa vie privée et que c’est aussi pour ça qu’elle respecte mon choix lorsque je refuse de me confier. « J'attends une réponse, mais sinon ça va je m'en sors » se contente-t-elle de répliquer alors que je lui tends l’enveloppe. « Au moins ça se voit que tu me connais bien. Bon ok je prends l'enveloppe, mais c'est seulement parce que c'est toi, hein ! » A ces mots, j’esquisse un sourire - ravi qu’elle ait accepté mon argent. Je ne suis pas du genre à profiter des autres et amie ou pas, j’estime qu’elle méritait d’être payée pour son travail. On en dira ce qu’on voudra, mais ce n’est pas aussi facile d’être mannequin, surtout pas lorsqu’on pose pour des photographes aussi exigeants que moi. J’ai peut-être l’air sympathique et un peu simplet au premier abord, mais lorsqu’il s’agit de mon travail, je deviens vite invivable. Perfectionniste dans l’âme, je multiplie les prises de vues - ce qui a le don d’agacer mes mannequins, mais je n’y peux rien, j’aime quand le travail est bien fait!

« Bon tu veux pas qu'on aille dépenser cet argent ? » reprit-elle quelques secondes plus tard, tout en finissant son café. « Pourquoi pas. Je t’ai réservé mon après-midi de toute manière alors… autant en profiter. Qu’est-ce que tu aurais envie de faire? J'espère que tu ne comptes pas me traîner dans les boutiques, au moins? » je demande en levant les yeux aux ciels. Ce n'est pas que je déteste faire du shopping, mais à l'approche des fêtes de fin d'années, les magasins risquent d'être bondés; et s'il y a bien une chose que je ne supporte pas, ce sont ces gens qui vous bousculent et ne s'excusent même pas. Or, les centres commerciaux regorgent de ces personnes-là.

Je suis vraiment ravi de passer un peu de temps en privilégié avec Sally. Voir du monde me permet d’évacuer tout le stress accumulé depuis le départ d’Anna ou les échecs que j’ai dû essuyer avec Lucy. J’ai conscience que Karl fait tout ce qu’il peut pour la retrouver, mais je commence à en avoir marre de me faire de faux-espoirs. Dans ce genre de situation, on a souvent le moral au plus bas et c’est pour ça que je suis aussi content de voir la jeune femme - elle me fait sourire, elle me change les idées et j’ai vraiment besoin de ça. « Tu dis ça parce que les magasins sont bondés partout n'est-ce pas ? » Suis-je aussi prévisible que ça? Ou bien c’était évident? « De toute façon je connais des endroits sympas où il n'y a pas beaucoup de monde. » Un sourire se dessine sur mon visage. Dans ces conditions, pourquoi pas? Après tout, aller faire les boutiques, ça peut être sympa, surtout en compagnie de Sally. « Mais la sécurité est pas super t'vois ? » Je lève les yeux au ciel avant d’éclater de rire. J’aurais dû m’en douter. Rien n’est jamais simple avec mademoiselle Cannon, mais je ne compte pas me laisser impressionner. « Au pire on va à Disneyland embêter Mickey et Donald hein » ajoute-t-elle alors que la serveuse se charge d’encaisser l'addition. « Bien que je sois fou amoureux de Daisy, je vais devoir décliner ton invitation. Vois-tu, je suis comme qui dirait interdit de séjour dans ce parc. J’ai essayé de kidnapper la petite amie de Donald la semaine dernière et je doute qu’il ait apprécié… » je réplique avec un sérieux qui m’étonne moi-même. La réaction de la jeune femme ne se fait pas attendre puisqu'elle part dans un énorme fou rire, sous les regards ahuris des autres clients. La saisissant par le bras, je l’entraîne dehors et ajoute, une fois qu’elle a enfin retrouvé son calme: « Blague à part, tes fameuses boutiques là... On peut savoir où elles sont? Finalement, ça me tente bien d’aller faire un peu de shopping. Je suis loin d’avoir fini mes achats de noël, tu vas peut-être pouvoir me filer un coup de main? » Question purement rhétorique à laquelle je n’attends pas de réponse. Elle n’a pas le choix de toute façon… « Bon alors, on y va? » j’insiste en souriant. « Ne me regarde pas comme ça… Je plaisantais pour Daisy, tu sais? Non, mais plus sérieusement même si le quartier craint un peu, je m’en fiche. J’en ai vu d’autres. Parfois je suis amené à faire des shoots dans des lieux bien plus craignos, crois-moi ».

« Il y a pire que le Bronx aussi, tu sais? » Probablement mieux que quiconque, je songe en baissant la tête. Je me souviens que nous habitions un quartier tranquille à Cambridge. Un quartier prisé, familiale et où l’on se sentait en sécurité - du moins, c’est ce que les brochures touristiques en disaient. Mais ça n’a pas empêché ce malade d’enlever Lucy, tout comme un beau quartier et de jolies maisons n’arrêteront jamais les viols, les gangs, les prêteurs sur gages, les escrocs, les voleurs ou bien les psychopathes. Ce n’est pas tant l’environnement qui compte, mais plutôt les personnes et ce qu’elles décident de faire de leur vie, la manière dont-elles orientent leurs actions. Comme quoi, il faut toujours rester sur ses gardes. « Je sais » je finis par répliquer en haussant les épaules. « Et je ne suis pas effrayé à l’idée d’aller faire un petit tour dans le Bronx, ce ne sera pas la première fois! Tout ce que je te demande, c’est d’éviter de te faire remarquer et moi avec, parce que bizarrement, ma tête ne leur revient pas là-bas ». Hayden Goodwin, quand cesseras-tu enfin de tout tourner à la dérision?

Un peu plus tard.
« J’aimerai acheter un cadeau pour ma voisine de pallier. Elle a vraiment été super avec moi. Le problème c’est que je ne la connais pas très bien. Je sais simplement qu’elle adore faire la cuisine et que sa tarte à l’abricot est probablement la meilleure qu’il m’ait été donné de goûter ». Katerina lève les yeux au ciel, visiblement ennuyée par mon baratin. « Tout ça pour dire que j’aimerais bien trouver un cadeau sympa, mais pas trop personnel! Je crois qu’elle me fait… du rentre-dedans » j’ajoute en me raclant la gorge. « Et je n’ai vraiment pas besoin de ça en ce moment! Alors il me faudrait un cadeau qui dise: ‘merci pour tout ce que tu fais pour moi, je t’adore, mais on reste amis!’ tu vois le genre? » je demande en entrant dans la première boutique. D’ailleurs, j’espère que la vendeuse ne va pas nous bondir dessus. S’il y a bien une chose qui m’exaspère ce sont ces femmes prêtes à tout pour vous vendre l’un de leurs articles. Je veux bien croire que ce soit légèrement exaspérant de faire le piquet huit heures durant, mais ce n’est pas une raison suffisante pour ‘agresser’ les clients. Après ça, elles s’étonnent encore de se faire rembarrer? Même si je suis quelqu’un de relativement diplomate, je peux comprendre les personnes qui réagissent un peu violemment. Après tout, qui aime qu’on lui saute à la gorge? L’intention est peut-être bonne, mais il faudrait songer à revoir la pratique.