D'ordinaire, pour entendre Sahana chanter, il fallait se rendre dans un stade ou dans une grande salle de concert reconnue. Le prix du billet était exorbitant, l'ambiance tendue et surchauffée, mais pas cette fois. Dans une demi-pénombre, l'indienne émergea pour commencer sa chanson, entourée par trois hommes aux instruments. La musique n'avait jamais été une évidence pour la jeune femme, et pourtant elle s'en sortait comme un chef. C'était indubitable, elle avait un don naturel qu'elle n'avait jamais demandé, et se contentait la plupart du temps de se défouler et de s'éclater sur scène en profitant de cette facilité pour éblouir un public qui, selon elle, n'avait pas besoin de grand chose pour se mettre à sauter dans tous les sens & à crier qu'ils l'adulaient. Ils ne remarquaient sûrement même pas les regards condescendants qu'elle pouvait lancer à certains d'entre eux ; la plupart du temps, cependant, elle se contentait de n'en avoir rien à foutre. Ses fans, elle s'en torchait avec une feuille de bambou, ils étaient définitivement le cadet de ses soucis, juste devant les journalistes. La musique, plutôt violente, provenait de son premier album, des débuts trash qui avaient fait sa réputation et soulevé les féministes, à l'époque. Ça aussi, elle s'en balançait totalement. C'était à se demander ce qui l'intéressait vraiment.

Sur scène, elle occupait tout l'espace. Elle qui avait su se faire toute petite à l'époque où elle vivait au Bangladesh semblait désormais plus sûre d'elle qu'un président venant d'être élu. D'ailleurs, lorsque le show se termina, l'ambiance du bar stagna un moment avant de retomber brutalement. L'indienne rassembla les quelques affaires qu'elle avait amenées sur scène et en descendit par un rideau qui dissimulait un très étroit couloir. Une fois dans sa loge - qu'elle qualifiait plutôt de placard à balais -, la jeune femme s'étala immédiatement sur le canapé en soupirant de fatigue. Ses coéquipiers, la voyant ainsi, ne se firent pas prier pour quitter la pièce et se faire la malle. Sahana n'en fut pas offensée : elle les avait entendus plusieurs fois la surnommer la "mante religieuse" entre eux, bien qu'ils entretiennent des relations réellement cordiales : ils se respectaient pour tout ce qui concernait la musique & pouvaient travailler ensemble, voir même délirer pendant ces heures là, mais ça s'arrêtait là. Réussir à lier une véritable relation avec la jeune femme était presque mission impossible.

Alors que la jeune femme fermait les yeux dans l'espoir de se reposer un instant avant de rentrer chez elle, deux coups secs frappés à sa porte la fit sursauter et elle se redressa rapidement - encore un réflexe qu'elle avait du mal à effacer, celui d'être présentable dès qu'on la demandait. Foutu Nazrul, il ne la quitterait jamais. Elle aurait dû le tuer, y mettre plus d'entrain, son mari la hanterait sûrement jusqu'à la fin de ses jours, en espérant qu'il ne vienne jamais la retrouver en personne. Sahana secoua la tête pour se sortir Rajesh de l'esprit et déclara d'une voix claire et haute : « Entrez ! »