Sheyenne ouvrit brusquement les yeux. Quatre heures trente du matin. Incapable de dormir. Après tout, elle était à New York, sa propre ville, et elle ne pouvait pas dormir chez elle ? Si, dans les autres villes, elle n'avait eu aucun problème pour profiter des grandes chambres qui étaient mises à la disposition des acteurs, elle n'arrivait pas à concevoir l'idée d'être si près de son propre lit et de ne pas pouvoir en profiter. Rien ne valait son chez-soi. Elle se redressa, pensant un instant à sortir de l'hôtel en douce pour faire un tour par sa petite bâtisse, mais elle changea rapidement d'avis : le réalisateur lui en voudrait tellement si elle disparaissait ! La jeune fille soupira, passa une main dans ses cheveux et finit par se lever pour se planter devant la fenêtre, d'où elle admira la vue. La neige qui était tombée la veille laissait encore des traces sur les toits et les rues mais Sheyenne connaissait son privilège : d'ici quelques heures à peine, tout aurait disparu sous quelques tonnes de sel. Elle apprécia donc le spectacle qui lui était offert pendant plus de deux heures, jusqu'à ce que les premiers rayons du soleil se laissent voir derrière un gratte-ciel. Six heures. La douche l'appelait.

Elle se glissa sous l'eau chaude, soupirant sous l'effet relaxant que cette dernière avait toujours sur elle. Après tout, les seuls contacts qu'elle pouvait avoir avec l'eau étaient dans sa douche ou son bain ; impossible pour elle de se baigner... A Tucson, orpheline puis élevée par des hommes qui ne parlaient que clé à molette et moteur défaillant, elle n'avait pas eu l'occasion d'apprendre à nager. Néanmoins, presque personne n'était au courant de ce petit détail, et elle se débrouillait toujours pour passer outre la corvée de la baignade. Après une demi-heure sous l'eau brûlante, la jeune fille sortit de la douche, enroula une serviette autour de son corps et une autre autour de ses cheveux. Elle se dirigea rapidement vers sa valise - non défaite ; si elle commençait à défaire ses affaires, ça devenait un bazar monstre, elle l'avait appris à ses dépens - et examina quelques vêtements avant de se souvenir qu'elle devait participer à une autre de ces interviews pour la promo de Silent Strip. Elle se décida donc pour une robe légère que sa meilleure amie lui avait offert quelques mois auparavant et qu'elle n'avait jamais eu l'occasion de porter. Elle se doutait parfaitement qu'elle allait regretter son choix en jetant encore un regard à travers la fenêtre par laquelle on ne pouvait que deviner le froid ambiant, mais elle se sentait d'humeur robe, donc elle porterait une robe. Elle enfila cette dernière, en profita pour choper un bas de sous-vêtements qu'elle enfila rapidement et retourna dans la salle de bain pour se maquiller - très légèrement - et se sécher les cheveux. Elle fut néanmoins interrompue avant d'avoir pu commencer la seconde partie par deux coups secs à la porte. Elle haussa les sourcils en se regardant dans le miroir, semblant demander à son reflet de répondre à la question "qui peut bien venir frapper à ma porte à cette heure si matinale ?". Finalement, elle se contenta de frictionner ses cheveux avant de les laisser à l'air libre, encore humides, et de courir jusqu'à la porte pour l'ouvrir.

Un petit sourire se forma sur ses lèvres. Clyde se tenait là, dans l'encadrement de la porte. La jeune fille jeta brusquement un regard affolé derrière elle pour toiser l'horloge murale - oui, ici, les chambres ont des horloges murales - et soupira, rassurée. Elle avait pensé, pendant un instant, être en retard. Finalement, elle se tourna de nouveau vers le jeune homme et lui adressa un sourire.

- Qu'est-ce qui t'amène de si bonne heure ?

Tout en prononçant ces paroles, la jeune fille s'effaça pour laisser entrer Clyde, lui laissant le soin de refermer derrière lui pendant qu'elle filait fermer sa valise. Si il était un habitué des visites de chambre dans les nombreux hôtels qu'ils avaient partagés, il ne l'était pas de voir ses sous-vêtements exhibés. Une fois fait, elle se tourna vers lui, haussant un sourcil.

Sheyenne aurait pu le deviner depuis longtemps. Elle aurait dû. Elle aurait dû savoir que la situation ne pourrait stagner de la sorte plus longtemps. Il avait posé ses lèvres contre son cou, juste le temps de graver un baiser sur sa peau presque incandescente à son contact. Elle avait frissonné. Elle aimait cette façon qu'il avait de lui dire bonjour. A vrai dire, elle s'y était presque habituée. Pas seulement à ce geste quotidien : à toute la relation ambigüe qu'ils avaient développé ces derniers mois.

— Rah, tu aurais dû venir, j'ai pas réussi à dormir non plus.

Alors qu'il lui affirmait l'avoir vue dans des tenues plus qu'intimes, un sourire malicieux apparut sur le visage de Sheyenne alors que les souvenirs torrides des scènes dénudées qu'ils avaient partagés lui revenaient à l'esprit. Si elle n'avait pas déjà passé un long moment à être une strip-teaseuse, elle n'aurait sûrement pas supporté tos les regards insistants qui s'étaient posés sur elle dès qu'elle jouait une scène. Elle s'approcha donc légèrement et répondit en souriant, les yeux pétillants.

— Et j'imagine que tu as dû adorer ça... Mais c'était pour les besoins du film, et ce n'étaient pas que tes yeux qui me regardaient mais ceux de toute l'équipe... Donc je suis partante pour dire que ça ne comptait pas !

Soudain, alors qu'elle s'apprêtait à rire, Clyde devint brusquement sérieux et l'attira à lui, posant ses mains sur ses hanches. Etonnée, la jeune fille plongea alors son regard dans le sien, absorbée, les sourcils légèrement froncés par la curiosité. Il semblait légèrement tendu, stressé, comme elle le voyait rarement. Lui qui passait son temps à faire des blagues ou à avoir l'air décontracté, ça changeait ! Et puis, il parla d'un « toi et moi », puis d'un « nous ».

Sheyenne n'avait presque jamais fait partie d'un « nous ». Il n'y en avait eu qu'un ; Ezhno, le frère de sa meilleure amie alors qu'elle n'était qu'au lycée. Le couple parfait ; elle avait passé quatre ans à son bras sans jamais vraiment l'aimer plus que comme un ami, seulement attiré par la lueur de désir qu'elle pouvait lire dans son regard et l'amour inconditionnel que, lui, lui vouait. Quant à l'amour... Elle ne l'avait vraiment ressenti qu'une fois. Carter ; il avait d'abord été son premier ami, celui avec qui elle fuyait de l'orphelinat lorsque ça lui pesait... Celui qui n'avait pas eu autant de chance qu'elle, qui avait préféré se cacher derrière un cactus pendant qu'elle allait à la rencontre de celui qui était devenu son père adoptif. Il avait ensuite été son premier et seul amour. Lorsqu'il l'avait retrouvée, alors qu'elle avait seize ans, elle aurait voulu ne jamais le quitter, ne jamais plus refaire l'erreur de l'oublier. Elle ne l'oublierait jamais ; malgré la maladie qui l'avait emportée, malgré tous les problèmes qui lui étaient tombés dessus depuis sa mort, elle ne l'oublierait jamais. Et, jusqu'à présent, elle n'avait jamais pensé être en mesure de tourner la page. Jusqu'à présent.

Il continua d'argumenter, et Sheyenne ne put s'empêcher d'esquisser un sourire en coin lorsqu'il affirma qu'elle le prendrait pour un fou. Comme si c'était pas déjà fait. Et, s'il n'avait pas parlé d'enfant, elle aurait sûrement trouvé quelque chose de drôle à dire pour détendre l'atmosphère. Mais voila, son coeur se serra lorsque son esprit fut envahi par un souvenir qu'elle pensait enfoui au plus profond d'elle. Un souvenir dont personne ne connaissait l'existence, à part une sage-femme qui était également son amie et à qui elle avait tout avoué alors qu'elle lui racontait une histoire similaire. Après ça, elle avait voulu oublier, encore. Mais, si elle voyait plusieurs personnes de son entourage tomber enceinte, elle s'en sentait incapable.

— Je...

Les idées fusaient de tous les côtés. Elle pensa un instant à Whiskey, sa défunte amie qui, à sa place, aurait sûrement fait une liste de pour et de contre. Pas le temps. Et puis, elle avait beau adorer Whiskey, elle n'était pas comme elle. Sheyenne était plus impulsive, plus... irréfléchie. Une de ses mains lâcha celle de Clyde alors qu'elle la levait pour caresser doucement son visage, pensive. D'un côté, ce mec l'insupportait. Il était tellement suffisant ! Elle aurait bien voulu fermer son clapet, parfois, lorsqu'il jouait les gros dragueurs irrésistibles. D'un autre côté, il l'attirait elle ne pouvait le nier. Depuis le premier regard qu'ils s'étaient lancés, trois ans auparavant, dans cette boîte de nuit enfumée d'Arizona, et encore lorsqu'il l'avait auditionnée pour le rôle de Kat. Seulement, leur histoire avait longtemps tourné en rond ; les tabloïds parlaient d'eux, des fiançailles de Clyde que Shey ne faisait que briser, sale briseuse de couple, le film, la promo... Ils s'amusaient, se charmaient, mais ça n'allait pas plus loin. Et puis, Sheyenne décida de ne plus réfléchir pour l'instant. Si elle était douée pour les longs discours, elle ne l'était pas lorsqu'elle devait aborder le sujet de l'amour. Elle n'avait jamais été fameuse pour ça. Elle ne pouvait pas lui dire qu'elle l'aimait, comme ça, cash, sans avoir mûrement réfléchi, bien que son coeur ai fait un bond impressionnant dans sa poitrine lorsqu'elle l'avait entendu le lui dire. Alors, elle se pencha légèrement, ses lèvres frôlant presque celles de Clyde, et murmura quelques mots.

— Embrasse-moi... Pas comme sur le plateau, pas comme Kat et Jackson... Embrasse-moi vraiment...

La main qui caressait son visage descendit lentement sur son torse, sur lequel elle s'appuya alors qu'elle posait un de ses genoux sur le lit, entre les jambes de Clyde. Effrayée et excitée à la fois.