Depuis qu'Adrastea travaillait dans ce bar, une certaine routine s'était installée. En effet, en plus de ses petites habitudes par rapport à la solitude et ses études, un train-train s'était mis en place presque tous les soirs où elle servait à boire aux gens dans ce bar. Elle n'y était pas depuis très longtemps, mais des phénomènes elle en avait vu. La plupart du temps, on essayait de la draguer, non sans subtilité, mais elle faisait de son mieux pour garder une certaine distance entre le client et l'employé. Elle arrivait en début de soirée au bar, enfilait sa tenue de barmaid et rejoignais l'équipe. En général, les gens qui venaient seuls au bar tentaient d'extérioriser tout ce qu'ils gardaient en eux, face à leur entourage. Et généralement, Adrastea acquiesçait en silence, en jouant le psychologue muet d'un soir. Parfois, elle se prenait de pitié pour ces gens qui n'ont personne à qui parler, et qui venaient s'installer au bar dans le but de boire pour oublier et pour se laisser aller en parlant à quelqu'un qu'ils ne connaissent même pas. Elle se mettait à penser à ses propres problèmes, et à tout ce qu'elle n'a jamais dit à personne. Elle avait en elle tant de choses qui auraient besoin d'être dites, afin de soigner la plaie. Mais ça n'était ni l'endroit adéquate, ni le bon moment. En regardant ces personnes, elle se voyait. Et elle se demandait si c'est ainsi aussi qu'on la percevait. Adrastea faisait de son mieux chaque jour pour sourire, parce qu'au fond elle n'avait plus vraiment de raisons d'être triste, mais toutes ces blessures ne voulaient pas s'en aller. Ce soir-là n'échappa pas à la règle. En milieu de soirée, un homme vint s'installer au bar. Adrastea le servit, remarquant qu'il était entre ses pensées et le vide. Il se mit vraisemblablement à parler à Adrastea, qui ne dit rien puisqu'il passait d'une pensée à l'autre sans interruptions. Après un moment, il demanda un deuxième verre. Adrastea fut troublée. A vrai dire, il ne s'arrêtait plus de parler et elle n'arrivait plus vraiment à suivre le fil de l'histoire qui semblait être quelque peu compliquée. L'heure de fermeture approchait et le club se vidait. L'homme était toujours là, et bien qu'il n'avait pas beaucoup bu, il était toujours aussi pris dans sa conversation qu'au début, ou plutôt ce qu'on pouvait finalement appeler un monologue puisque Adrastea n'avait pratiquement rien dit. « Vraiment désolé. Je crois n'avoir jamais autant parlé de ma vie. J'ai du vous ennuyer. » dit-il en s'adressant de face à Adrastea. Elle regarda l'homme et sourit. « Pas de soucis. J'ai l'habitude. Cependant je dois vous dire que vous avez parlé un peu trop vite pour moi. » elle sourit de nouveau et pensa à quel point chaque soir le cas était différent, et si singulier. « Mais je suppose qu'il est plus facile de parler à un étranger. Ca ne m'a pas dérangé. » dit-elle en réfléchissant si elle préférerait consulter un psy ou parler à un inconnu, elle aussi. Les deux, se dit-elle, les deux.

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L'homme avait définitivement inclus Adrastea dans sa conversation. Il lui fit remarquer que son accent avait tendance à s'accentuer quand il parlait de la sorte, ce qu'elle n'avait pas vraiment remarqué d'elle-même à vrai dire, puisqu'il marmonnait plus qu'autre chose. Au premier abord il semblait être dérangé et, s'il avait continué, fou aurait pu être ajouté à la liste. Cependant, Adrastea décela en lui un réel bon sens et une perception des choses qu'elle voyait rarement chez les autres. « Vous devez surtout être habituée aux bavards qui viennent épancher leurs soucis ici comme chez un psy. » elle sourit et acquiesça « Je pense que je suis fin prête pour le concours de psychologie. » ce  qui, dans un sens, aurait été presque vrai si elle n'avait pas été atteinte elle aussi. Tout le long de cette soirée, l'homme s'était laissé porter par ses pensées, et Adrastea avait été honnête avec lui, car elle ne l'avait pas vu comme une contrainte. En fait, elle avait presque apprécié cela. Voir que des gens l'avaient choisie pour venir déballer leur sac. Cela aurait pu tomber sur quelqu'un d'autre. Autre barmaid, autre bar, autre ville. Mais c'était tombé sur elle, et même si la situation ne tournait vraiment pas autour d'elle à ce moment-là, elle avait aimé cela. « Normalement, ce n'est pas trop mon genre. Là j'étais juste... Je sais pas. J'avais besoin de vider mon sac. Quitte à n'être entendu par personne. J'aurais tout aussi bien pu le faire face à mon miroir, il est vrai. Mais je n'ai pas vraiment envie que ma compagne m'entende raconter des trucs dont elle n'a jusqu'alors jamais entendu parler. Elle risque de mal le prendre je pense. Non ? » là, ça devenait sérieux. Et Adrastea ne sut pas s'il fallait répondre en tant que barmaid ou en tant qu'humaine. « Je pense surtout que si vous continuez à faire des phrases aussi longues, c'est moi qui va finir par me servir un verre. » dit-elle en souriant de nouveau. « Je ne suis personne pour vous, mais comme le bar va bientôt fermer et qu'il ne reste plus que nous... Par contre, ralentissez. » son débit de parole était si rapide qu'elle avait cru courir un marathon. Il y eut un silence assez court et elle reprit « On a tous nos secrets, et notre famille n'a pas besoin d'être au courant de tout. Par contre la barmaid, elle, est apte à tout entendre. » C'était presque comme si elle venait de passer un marché avec le diable, et qu'elle avait promis d'embarquer la moindre chose qu'il lui dirait dans sa tombe. Néanmoins, il avait l'air d'avoir besoin d'aide. Et Adrastea était sensible à cela. De plus, elle n'avait vraiment pas envie de se lever le lendemain matin et de découvrir que, par malheur, un homme s'était collé une balle dans la tête au pied du bar où elle bossait.

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J'avais réellement plus l'impression de devenir la confidente d'un soir plutôt qu'autre chose. D'un côté, ça n'était pas la pire chose qui puisse m'arriver, entendre les problèmes des autres était plutôt pas mal pour oublier les siens ⎯ temporairement ⎯ et se focaliser sur quelque chose de complètement différent et nouveau. Je commençais à me glisser dans la peau de la personne de bon conseil, sans toutefois y mettre mon grain de sel et en restant complètement objective. J'étais lancée dans la conversation et la moindre des choses que je devais à cet homme était de ne pas le juger, car même si je ne suis pas la pire personne au monde, j'ai moi aussi fait des erreurs et me suis laissé embarquer par mes pensées, trop souvent à mon insu. « Peut-être le fait que je cache mon véritable emploi à ma petite amie, parce que je sais qu'elle ne l'acceptera jamais... » il était vrai que là, ça se corsait légèrement et ça s'annonçait plus difficile que je ne l'aurait imaginé. Je ne me laissa pas submerger par l'émotion qui m'aurait d'habitude éloigné de ce genre de situation impliquant une tierce personne, dans une situation plus que compliquée, et contre son gré. « Vous devez avoir une bonne raison de lui cacher cela, n'est-ce pas ? » dis-je en essayant de garder un air assez détaché. « J'ai tendance à croire que rien n'arrive par hasard. » ajoutais-je en essuyant les dernières verres que j'avais nettoyé. Je crois que, même si j'essayais de m'en empêcher, je ne pouvais pas arrêter de penser à moi aussi un peu lorsque je lui parlais. Dans ma tête défilaient à toute vitesse tous les évènement qui s'étaient passés ces dernières années, et à quel point ceux-ci m'avaient changé. Je nettoya le bar, sortis un dollar de ma poche et le mis dans la caisse afin de me servir un verre. Moi aussi, j'en avais besoin. En aucun cas je n'essayais de me comparer à l'homme avec qui je conversais depuis plusieurs minutes maintenant, simplement j'essayais de ne pas me mettre de côté. « Un dernier verre ? Je ne sais pas si vous êtes en état, mais je vous le paie. » Là, je crois bien que je n'avais pas été aussi généreuse envers quelqu'un d'autre que moi depuis un bout de temps. J'étais captivée par cette conversation qui, soyons honnête, ne menait nulle part mais qui en même temps semblait me toucher droit au coeur. J'avais vraiment envie de faire quelque chose, même minime, pour quelqu'un que je ne connaissais pas.

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Finalement, je m'intéressais de plus en plus à ce que cet homme avait à me dire. Je n'étais pas vraiment sûre si ses paroles m'étaient destinées ou il cherchait simplement à extérioriser avec la première personne venue, mais enfin je m'en fichais pas mal. « A n'en pas douter, mon égoïsme. Parce que je sais que si elle l'apprend, elle me quittera. Or, je ne suis rien sans elle. » Et voilà qu'il avait prononcé le genre de discours que je détestais entendre dans la bouche d'autrui. J'ai toujours pensé que, même si quelqu'un nous était très cher et nous complétait, nous pouvions nous suffire à nous même. Or, cet homme avait déclaré n'être rien sans sa petite amie. Cependant, je ne lui en touchais pas un mot, car je pensais qu'il avait besoin de tout à cet instant sauf quelqu'un qui le rabaisse. Mais vraiment, je n'appréciais pas ce genre de discours car il met sa propre personne en dessous de quelqu'un qui ne nous connaîtra jamais parfaitement. Même si James et moi avons vécu une histoire passionnelle, je suis toujours restée indépendante. Pour preuve, je m'en suis sorti après sa mort. Même si je ne remettrais jamais en question mon amour pour lui et le deuil qui s'en est suivit. « Alors il est sûrement plus sage qu'elle ne le découvre pas. » Deux amis, un père et son fils, ou un couple n'avait pas besoin de tout se dire. Justement, je pense qu'il est important de garder une grande partie de nous, pour nous même. Dans le cas de cet homme, cela ne semblait pas être si simple. Cependant, il faut parfois savoir se taire, quitte à mettre en péril ce qui nous est important. « Un dernier alors. Je ne tiens pas l'alcool et risque d'avoir déjà du mal à quitter le bar en marchant sur mes deux pieds. » je riais face à cette réponse, j'étais touchée par je ne sais quoi. « Vous êtes officiellement sous ma garde, au moins pour ce soir. Si vous tombez, » je lui tendis mon avant bras droit « Voilà à quoi vous vous rattraperez. » Il était à moitié dans la lune. J'allais lui servir un verre et me rassis à côté de lui. « Rassurez-moi... Je ne vous fais pas pitié là, hein ? Ou... Pas trop ? Peut-être un peu. Je peux le comprendre. Je me fais pitié à moi même. » Je souris. Ma générosité était-elle perçue comme de la pitié ? Mince alors, j'avais dû oublier comment on procédait lorsqu'on voulait aider quelqu'un d'autre. « Vraiment pas, je vous assure. Je serai sûrement en train de m'embêter si vous n'étiez pas là. Ou... je serai partie. » Je regardais l'horloge sur le mur et confirma ce que je venais de dire. « Quoiqu'il en soit, si vous me faites pitié, alors ça doit être réciproque. Je veux dire, je viens juste de me servir un verre dans le bar où je bosse, qui par ailleurs devrait déjà avoir fermé, alors que je rêverais d'être dans mon lit à cet instant précis. Nous sommes logés à la même enseigne, il me semble. »

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