Ayant encore la musique du club dans la tête, mes mains tapotent le tableau de bord de la voiture de Pablo en rythme. Oui parce que non, je ne me suis toujours pas amusée à essayer de passer mon permis ici et encore moins de m'acheter une voiture. J'ai pas vraiment le temps et encore moins l'argent, de plus, je me suis toujours dit que je n'en aurais pas besoin, que j'allais retourner rapidement chez moi. Manque de chance, va peut-être falloir que je reprenne tout ça en considération. Dans quelques semaines, ça va faire un an que je suis sur le contient Américain. Un an. Un an ... J'ignore comment c'est possible mais c'est bien la réalité. Un an aussi que tout le monde est mort chez moi à part mes frères aînés. Vais-je devoir faire quelque chose en leurs mémoires ? J'en sais rien. En ai-je envie ? J'en sais rien. Sentant que j'avais besoin de me changer les idées ce soir, j'ai appelé Pablo. Jamie était allée quelque part avec le petit, elle ne m'en a pas dit plus. Notre toute récente colocation se passe bien pour le moment, mais je ne crois pas m'avancer en disant qu'on est toutes les deux des personnes secrètes. Mais c'est cool ... Je veux dire c'est ce qu'il me fallait, changer un peu les choses, laisser ce pauvre Sam tranquille après l'avoir fait me supporter pendant ces longs mois. Bien sûr on reste en contact, s'il n'avait pas insisté c'est moi qui l'aurais fait. C'est quelqu'un qui compte pour moi à présent, même si au début ont été difficiles.

Je secoue presque la tête pour éviter de penser à tout ça. Mon esprit se reporte vers la soirée que nous venons de passer, la musique comme je l'ai dit, les lumières, la masse de tous ces gens. Le sentiment de lâcher prise quand on danse après avoir pris quelques verres est juste extraordinaire. Pablo trace la route vers chez lui. Les éclairages des réverbères dessinent des ombres filantes sur nos visages et mon bras. Mes doigts continuent de tapoter sur le tableau de bord mais cette fois-ci, pour voir si ça énerve Pablo. Je lui lance un sourire innocent avant de replacer ma main sagement sur mes cuisses. Entres lui et moi, tout n'est que fêtes, jeux ... amitié et plus si affinités. C'est tout ce qui me faut, pas de prises de tête par rapport à d'où je viens et mon passé. Il a déjà vu mes cicatrices mais il ne peut pas vraiment imaginer qu'elles ont été causées par l'explosion d'une bombe qui a tué une centaine de personnes. Non il imagine certainement quelque chose de plus classique ... Ou il s'en fout, ce qui serait normal aussi et je veux qu'il continu à s'en foutre d'ailleurs. Bref, j'imagine que je commence à m'habituer à ... Merde. Putain d'oreille de merde. Elle vient de se remettre à siffler, ça faisait longtemps. Par habitude, je sais qu'il n'y a rien d'autre à faire à part attendre que ça passe. Ça ne doit pas gâcher la suite de ma soirée. La douleur est toujours supportable, je suis devenue très forte à ce petit jeu. Nous arrivons donc devant chez mon partenaire de soirée. Ca vous surprend pas si je vous dis que je suis déjà venue à son appartement n'est-ce pas ? Parfois c'est chez lui, parfois c'est chez moi. Du coup c'est plus souvent chez lui parce que j'ai toujours des coloc. Jamie et le petit allaient sûrement revenir ... enfin bref. Pablo arrête la voiture. « C'est le moment où tu me fais le coup du dernier verre pour que je monte chez toi et pour que t'en profites ensuite hein ... » ai-je fait amusée. Décidément, jouer les innocentes ne me va pas du tout, surtout avec Pablo qui est bien placé pour savoir que ... je n'en suis pas une.

Mon esprit semble s'être vidé de tous les problèmes qui règnent sur ma vie depuis ... depuis presque un an maintenant. Et s'il résiste je le force. Avec le temps, c'est devenu de plus en plus facile, à part quand je me sens mal et que je fais une sorte de rechute. J'ai envoyé Idriss et ses potes se faire foutre, j'ai envoyé l'autre connard de mes deux qui a précipité mon pays dans une guerre civile se faire foutre encore plus, j'ai envoyé mes frères se faire foutre et le reste du monde entier. Tout ça en quelques minutes, laissant ma tête libre pour faire la fête, comme j'en ai l'habitude. J'ai l'impression que sans ça, je tiendrais pas ici. Comme si ... je menais cette vie dont j'ai toujours rêvé avant. Avant, quand je voulais à tout prix avoir la chance un jour d'aller et de visiter dans une grande ville internationale et vivre à l'occidentale, libre de certaines contraintes imposées par la présence de mes frères et celles liées à mon pays. Ca a été mon seul but dans la vie pendant longtemps puis tout est devenu ... compliqué. Je me retrouve à mener une existence dans une des plus grandes villes sans lui trouver le moindre sens. Et les jours passent, très lentement. Toujours le même cinéma. Et je ne bronche pas. Adieux à mes très chères études de langues, bonjour la carrière de femme de ménage. L'ironie de la vie. Le bordel total. Moi au milieu en train de vivre avec de mieux en mieux. Je deviens douée faut croire. A moins que ... à moins que je ne sois en train de m'habituer à tout ça et d'oublier d'où je viens par la même occasion. Impossible. Et pourtant, quand on me voit là, tout sourire dans la voiture de Pablo, on peut se poser la question.

Ce soir est donc l'un de ces bons soirs. Pablo et moi avons été tous les deux à une soirée, fendant les foules tel un duo de choc face au reste du monde. L'idée me plaît. On a passé notre temps à danser, boire, danser et encore danser, les meilleurs moyens que j'ai trouvé pour oublier, avec le sexe aussi, bien évidemment. Mais toutes les bonnes choses ont une fin comme on dit, même si pour nous ce n'est pas vraiment le cas vu que la soirée est loin d'être terminée même si on a quitté le club. Arrivé devant son appartement, je ne peux m'empêcher de le taquiner un peu. « Je ne crois pas me tromper en disant que je ne suis pas le seul à en profiter d’habitude… » rétorque-t-il sur le même ton que moi. Mes lèvres s'étirent en un sourire innocent alors qu'il commence à sortir de sa voiture. « Vraiment ? Je ne vois pas de quoi tu parles. » Mmm c'est ça oui. A mon tour j'ai détaché ma ceinture de sécurité et ai pris quelques secondes pour m'étirer comme un chat ensuite. Quelques minutes passent et nous voilà tous les deux l'appartement de Pablo. Mon esprit est grisé par les quelques verres que j'ai bu. Je me sens bien. La porte se referme. J'ai encore la musique dans la tête. « Donc… tu veux boire quelques chose, ou… » commence mon camarade de jeux. Il ne finit pas sa phrase mais je connais déjà la suite. Son visage glisse dans mon cou, doucement, pour y déposer quelques baisers. Je me laisse faire. Sourire. Frisson de plaisir. Puis il arrête, relève la tête et scrute mes yeux en attendant une réponse. « Je crois qu'on se passera de ce dernier verre. » ai-je murmuré mon visage tout près du sien. Sans plus attendre, ma main se pose sur sa nuque et je l'attire à moi pour un baiser langoureux qui manque de me faire tomber en arrière pendant une fraction de seconde. Nous y voilà. Nos lèvres restent soudées pour un baiser passionné et bien plus encore. Je recule. Mes mains, expertes tâchent d'enlever sa veste le plus rapidement possible. Ce qui finit par être fait quand le vêtement tombe au sol, sûrement le premier d'une longue série. Un gémissement s'échappe de ma bouche. Ma main se perd dans ses cheveux pour donner plus d'intensité. Nos lèvres ne se sont toujours pas quittées. Vagues de chaleur dans mon corps. Grisée.

Je regarde les ombres danser sur sa peau. La température de la pièce semble avoir augmentée d'une centaine de degrés. Mon esprit se perd, se met en pause et laisse mon corps prendre le relai. Ce genre de moment ne nécessite aucun effort, aucune pensée douloureuse ou de grandes questions existentielles comme ça peut arriver régulièrement pour moi. La guerre qu'il y a dans ma tête semble s'apaiser, enfin. Le soupirs et les gémissements se multiplient dans la chambre plongée dans l'obscurité de Pablo. C'est une chose qu'on a fait de multiples fois auparavant, avec le même déroulement chronologique. La soirée dans un club et la nuit dans le même lit. Il n'y a rien de plus simple. Rien de plus simple. Naïve, j'ai pensé que ça durerait toujours. Il n'y a aucune raison pour que ça change, c'est ce que je me suis dit en fermant les yeux, allongée près de lui sous les draps. J'aurais dû me douter que ça n'allait pas durer et que bien sûr, le problème allait venir de moi. Le problème vient toujours de moi, tout simplement parce que je suis une fille à problème. Ma soeur et ma mère m'ont répétée ça sans arrêt avant que le ténèbres ne les engloutissent. Là, c'est moi qu'ils ont engloutis.

« Il n'y a pas d'air. Tout semble suspendu, immobile et froid. La boule au ventre, je regarde une ligne d'horizon floue, rendue difficile à trouver à cause d'une lumière étrange, très claire, presque argentée. Le ciel a un aspect très inhabituel. Il fait nuit mais il a une couleur marron voire ocre. Comment le ciel peut avoir une telle couleur ? Je reste immobile, perdue mais je sens mon angoisse grandir. Et je ne comprends pas pourquoi. D'où me vient cette angoisse ? Tout est silencieux autour de moi. Mes yeux cherchent du regard une présence, n'importe quoi mais il n'y a rien, juste un paysage désertique. La terre est noire et craquelée. Tout semble sec et aride. C'est trop silencieux. Je déteste quand c'est trop silencieux. J'ai toujours l'impression que c'est un mauvais présage. Il fait froid. Je suis absolument transie de froid mais il n'y a pas un souffle de vent. Même l'air est pétrifiée. Incapable de faire un mouvement malgré ma volonté. Et puis soudain, un long sifflement a fendu le silence insupportable. Ce long sifflement, je le connais. J'aurais dû bouger, m'enfuir en courant et me réfugier quelque part mais encore une fois, je suis restée pétrifiée. Le long sifflement s'est rapproché. Le ciel ocre s'est soudainement illuminée et le monde a semblé exploser. Une bombe, mais cette fois, je suis restée debout. J'ai eu le réflexe de me protéger le visage avec mes bras en sachant que ça ne servait à rien. Le souffle court, j'ai attendu la mort et ai fermé les yeux. Partir en fumée. Ça n'est jamais arrivé. Les flammes ont enveloppée mon corps sans pour autant le brûler. Sans pour autant le réchauffer. Je n'ai pas compris. Les flammes sont froides, glacées même. Je rouvre les paupières et mes bras retombent mollement. Les flammes sont d'un bleu métalliques irréel. Elles m'enveloppent encore pendant quelques secondes avant de disparaître totalement.

Mes yeux se réhabituent à l'obscurité de l'endroit désertique où je suis et ... J'ai poussé un cri qui a résonné longtemps. Le sol ... Le sol est jonché de cadavres. Les corps recouvrent le sol noir craquelé. Entièrement. Des dizaines et des dizaines ou plutôt des centaines. Je les regarde avec horreur, c'est la seule chose que je puisse faire. Ils ont du sang partout sur eux. Certains sont en morceaux. Soudain, une odeur de chaire putride vient inonder mes narines. Il n'y a pas que la bombe qui a fait ça. Certains ont des petits trous rouges au niveau de la tête. Des exécutés. Et moi je ne peux pas bouger au milieu de cet océan. L'odeur et cette vision me donnent un haut le coeur. Et ce silence assourdissant. En détournant la tête de cette marée de corps j'aperçois un muret de pierres. Un de ceux qui semblent avoir vu passer des dizaines de guerres. C'est le petit mur de pierres où j'adorais grimper et marcher quand j'étais enfant. Sur ce muret se trouve une silhouette assise. C'est celle d'un garçon, assez grand, plus grand que moi, les yeux rieurs, les traits fins tout comme son corps, encore gracile. " Nassim ... " ai-je murmuré sous le choc. Il me regarde et me sourit. Mon petit frère, comme s'il était toujours en vie au milieu de ce paysage de chaos. " Maman t'as interdit de jouer sur le muret. " dit-il en sautant de son perchoir. Il marche sur les cadavres sans difficulté, comme s'ils n'existaient pas. Le pire c'est que ça ne m'étonne même pas. Il marche vers moi et comme si ça avait du sens, je lui réponds quelque chose qui n'en a pas du tout. " Nouria est partie avec Assia. Je dois traverser le pont. " C'est sorti comme ça, tout naturellement. Parlé d'un pont qui n'existe pas, de ma cousine qui est morte quand j'étais petite, de ma soeur qui est morte il y a un an et dire tout ça à mon petit frère qui est mort le même jour. Je me dis soudain que le pont doit être invisible et qu'il va me falloir une corde. N'importe quoi. Puis, les cadavres ont commencé à disparaître, un par un et en même temps qu'ils disparaissent, des blessures apparaissent sur le corps de mon petit frère. " Nassim, Nassim ... " ai-je répété. Du sang coule sur son visage qui se déforme progressivement et sa chemise tombe en lambeaux pour laisser voir un trou béant dans son ventre. L'odeur putride est toujours là. Sa chaire est mangée par des asticots et puis soudain, au moment où je m'y attends le moins, une nuée de papillons noirs sort de son ventre. Ils m'aveuglent durant quelques instants et une fois disparu ... Nassim a disparu avec eux. Le ciel a pris une couleur rouge et il y a eu des cris. Des cris qui ont déchiré le silence, des horribles cris dont je n'arrive pas à distinguer la source. Parce que je suis toujours toute seule dans cet endroit. " Kassim ... " J'ai répété son prénom quatre fois après ça, pour être sure qu'il soit bien là. Il ne sourit pas. Une barbe de trois jours sur ses joues et il a une arme à la main. Du sang sur son visage. " Tu dois partir. " dit-il d'un ton sans appel. Des silhouettes se dessinent progressivement derrière mon frère. C'est l'armée. Ils sont une vingtaine, peut-être même plus. L'armée. Je m'affole tandis que mon aîné reste de glace. " Pars, va prendre l'avion. " Ses lèvres bougent lentement. Je commence à m'agiter alors qu'il est toujours aussi calme. L'armée s'approche comme un serpent silencieux. Bientôt, ils encadrent mon frère et le saisissent brutalement. " Non ... Non ! " ai-je fait. Mais je reste pétrifiée devant la scène. Je m'agite seulement je ne peux toujours pas bouger. Les soldats sont armés. Kassim ne se débat pas. La boule d'angoisse me tord le ventre. Je m'agite. " KASSIM ! Lâchez le ! Je ne veux pas prendre l'avion ! " ai-je hurlé. Ils emmènent mon frère ! Puis, un des soldats se tournent vers moi. Oh ... C'est Idriss. " C'est de ta faute. " articule-t-il tandis que des coups de feux se font entendre. Non ... Kassim ! Je reste muette. Le visage d'Idriss se fend d'un sourire étrange. Et soudain les cris se sont intensifiés, accompagnés d'une pluie de détonations. Mes tympans se sont comme percés. J'ai cru mourir à nouveau, comme accablée et oppressée par tant de douleur. On a crié mon prénom, plusieurs fois. »

On a crié mon prénon, plusieurs fois, au milieu des détonations et des cris. On l’a crié pendant qu’ils emmenaient Kassim et que je restais immobile à les regarder faire. Ce sont mes dernières sensations avant de tomber dans le gouffre. J’ai l’impression de tomber tête baissée dans cet immense trou noir qui me happe sans difficulté. Comme si je n’étais rien. On m’appelle encore. Ca me vrille les tympans. Je suis tombée dans un trou noir tellement profond que j’ai eu l’impression que je n’en verrais jamais la fin. Kassim ?

Le retour à la réalité a été violent, très violent. Encore dans mon cauchemar, je bondis littéralement, me redresse en poussant un cri déchirant. Où je suis ? Où je suis bordel ?! J’ai perdu tous mes repères … Oh putain ! Le souffle court, j’entends à peine la voix masculine qui me parle. Je suis beaucoup trop concentrée sur les gardes qui vont revenir me chercher. Ils vont venir me chercher ! Du coup quand je sens une main sur moi, je panique et je repousse cette présence de toutes mes forces. Instinct de survie. Pendant quelques minutes encore, je confonds la réalité et mes pires cauchemars. Je m’agite, je m’affole et je me débats comme si les soldats étaient revenus. Ca y est, ils vont m’emmener ! Je suis perdue. « Calme-toi ! Qu’est-ce que tu as ?! » La scène a encore duré quelques secondes. Quelques secondes de totale où j’ai réagi comme une bête sur le point d’être tuée, qui le sait et qui est toujours assez désespérée pour lutter. Persuadée que l’ennemi est encore là. Jusqu’à ce que j’ouvre les yeux, que je reconnaisse cette voix qui crie mon nom … Les larmes qui coulent me rendent pratiquement aveugle et me débattre est la seule défense. C’est mon ultime défense depuis bien longtemps. Soudain j’ai réalisé. Allongée, je suis allongée sur quelque chose de moelleux, de chaud. Des sanglots et des gémissements meurent dans ma gorge tandis qu’à travers mes larmes, je reconnais peu à peu le visage au-dessus de moi. Il appartient à la personne contre qui je me débats depuis tout à l’heure et … Seconde après seconde, tout se remet en place dans mon esprit. « Pa-Pablo ? » ai-je bégayé, le souffle court à cause des sanglots qui tordent ma gorge et de ma frayeur. Je réalise la situation. Je suis dans la chambre de Pablo, dans son lit plus précisément et ce qui s’est passé n’est juste qu’un … cauchemar. Un simple cauchemar, identique à ceux que je fais depuis un an. Sauf que ça faisait un certain temps que je n’en avais pas fait … et surtout, je n’en ai jamais fait durant mes nuits avec Pablo. Jusque-là. Ma respiration bruyante redevient peu à peu normale. Mes poings agrippent toujours le bord du drap. Effrayée, je me recroqueville dans le coin du lit. Sans le vouloir, le visage de Kassim me revient en tête, ainsi que celui d’Idriss. Un nouveau sanglot menace mais je réussis avec tout le mal du monde à le retenir. Mon attention se reporte sur Pablo qui n’a rien dû comprendre à tout ça. Pour la simple et bonne raison qu’il ne sait rien de mon passé. Ce n’est pas comme ça entre nous, ce genre de choses n’entrent pas dans notre relation, car on ne veut pas se prendre la tête. Seulement maintenant … « Désolée, p-pour … enfin … » ai-je murmuré sans parvenir à terminer ma phrase. Désolée pour avoir essayé de te frapper en me débattant parce que j’ai pensé que tu étais un soldat qui venait pour m’exécuter ? Merdre, merdre, merde, ai-je failli jurer en arabe. Parce que maintenant, il va vouloir des explications.

« Hey… est-ce que ça va ? » demande Pablo en me regardant bizarrement. Si ça va ? Non, pas vraiment non. J'essaie de me remettre mes idées en place, encore sous le choc du cauchemar que je viens de faire. Mes mains tremblent et se serrent de façon compulsive et incontrôlable. Peu à peu, le paysage asséché de mon cauchemar et les soldats laissent place à la vision rassurante de l'appartement de Pablo. Essoufflée et le visage trempé de larmes, je me réfugie dans un coin du lit le temps de tout remettre en place. Ce n'était pas réel. Nassim n'était pas là, Kassim non plus tout comme les soldats et Idriss. C'était juste un cauchemar, un cauchemar qui m'a parue très réel sur le coup mais un cauchemar quand même. Mais le résultat est toujours le même. Je suis toujours toute seule ici et eux là-bas aux mains des soldats. Idriss est une exception si on peut dire mais il ne compte pas. Ca fait longtemps qu'il a arrêté de compter. Vu que j'en entends plus parler de toute façon. Je n'ai donc pas répondu à Pablo quand il m'a demandée si ça allait ... De un parce que j'étais encore sous le choc et de deux ... parce que je ne suis pas sure de la réponse que je veux lui donner. « Tout va bien… c’est fini, c’était juste un cauchemar… » Il se rapproche en soufflant ces mots et je le vois hésiter quelques secondes avant de se risquer à me prendre dans ses bras. Normalement, j'aurais dû m'écarter, j'aurais dû dire non, ce n'est pas la peine. Sauf que le fait est que je n'aie pas bougé, je l'ai laissé faire, incapable de bouger pour le repousser. Ce n'est pas vraiment le genre de geste qui a sa place dans notre relation. Entre Pablo et moi, tout n'est censé être qu'amusement, plaisir et insouciance. On est amis de de soirées, on ne se prend pas la tête et on finit dans le même lit quand ça nous chante et on recommence quand on veut. Rien de sérieux. Alors là, le fait qu'il soit obligé de me prendre les bras pour me calmer ... C'est étrange.

Je ne dis rien, je me contente de garder le silence comme une enfant effrayée qui cherche à ralentir les battements de son coeur et à se sentir mieux. Je cherche à caler le rythme de mon coeur sur le sien. Juste un cauchemar. Mes frères n'étaient pas là. Nassim est mort et Kassim l'est peut-être aussi. En pensant ainsi, un nouveau sanglot menace d'éclater, nouant ma gorge mais je l'efface rageusement. J'ai l'impression que je ne serais jamais débarrassée de ces cauchemars et ces crises d'angoisse. Quand j'ai l'impression d'en être débarrassée, ça revient, même si c'est clairement moins fréquent qu'au début. Gênée par la situation, je bégaie une excuse incertaine. « Non… Tu n’as pas à être désolée Imen. C’est rien… Ca avait l’air vraiment horrible… » Mes lèvres ont formé un sourire triste en l'entendant répondre. S'il savait. Réflexion faite, c'est étonnant qu'une chose pareille ne soit pas arrivée avant avec Pablo ou avec un autre d'ailleurs. C'était horrible, insoutenable mais la réalité l'est encore plus. Du coup ça a été plus fort que moi, le sanglot est sorti tout seul, le bruit qui est sorti de ma bouche étouffé par la main que j'ai plaqué dessus. On se calme, on se calme. Un silence s'installe. Pablo fait de son mieux. Je sens ses doigts tracer des courbes dans mon dos. Je lui en suis reconnaissante pour s'occuper de moi alors que ... enfin vous voyez quoi. Donc seconde après seconde, je commence à me calmer réellement. La chaleur de Pablo m'enveloppe et le silence m'apaise. Mon esprit vagabonde et se perd dans des contrées lointaines. « Est-ce que… je peux te demander ce qu’il s’est passé dans ton cauchemar ? Tu as crié des prénoms… je… je crois que tu as parlé de ta mère aussi… » a fait soudain Pablo. Je grimace sans le vouloir en l'entendant dire ça. C'est normal qui me pose la question après tout, c'est juste que ... ça me fait peur que notre relation prenne cette tournure en fait. J'étais bien en me disant qu'il ne savait rien sur moi et que je ne savais rien sur lui non plus. En quelque sorte, on peut se concentrer sur le présent. Mais ... j'imagine que je n'ai pas le choix. Et puis je n'ai pas envie de lui mentir. Je soupire, lasse et fatiguée, puis m'écarte de lui en m'appuyant sur le mur. D'un revers de main, les dernières larmes disparaissent. Je me sens mieux, c'est indéniable mais j'ai l'impression qu'on a accroché une ancre à mon coeur. Par où commencer ? Qu'est-ce que je peux lui dire exactement ? J'ai remonté le drap sur ma poitrine parce que ... parce que. « Je ... » ai-je voulu commencer avant de prendre une profonde inspiration. « J'ai perdu toute une partie de ma famille ... Je suis syrienne. » ai-je fait comme si ça expliquait tout. C'est le cas dans un sens. Et puis il n'y a pas de façon d'être délicate quand on veut annoncer un truc pareil. On peut seulement être brutale. J'ai eu un sourire. « Me dis pas que t'as jamais remarqué mon accent très discret ... » ai-je dit pour détendre un peu l'atmosphère. Mon accent n'est pas prononcé à ce point parce que je l'ai travaillé pendant longtemps en cours mais il est bien là, toujours à me rappeler d'où je viens.

Je me sens comme une petite fille qui vient de faire un cauchemar et qu'on vient consoler pour qu'elle se rendorme tranquille. C'est exactement ça. Quand j'étais petite, c'était Nouria qui s'en chargeait. En même temps, elle était obligée vu qu'on a toujours partagé la même chambre, à mon plus grand regret. Ma soeur était tout mon contraire : respectueuse, droite, hautaine, ... Ou alors, si on le voit d'un autre point de vue, elle et moi étions trop semblables. Trop passionnées avec des caractères trop forts. Notre seul problème a été d'avoir des divergences d'opinions sur pratiquement tout. Je l'ai haï tellement de fois que je ne peux plus exactement me rappeler combien exactement. Mais c'était ma grande-soeur et elle me manque au même niveau que tous les membres de ma famille qui ne sont plus là. Elle ne vient plus m'aider à me rendormir quand je fais un cauchemar. Mes parents non plus. Ce soir c'est Pablo. Il n'y a pas encore très longtemps, c'était Samuel. L'être humain oublie souvent qu'il peut tout perdre en une fraction de seconde. En un souffle de vent. En un BOUM. En six PAN. « Si… bien sûr que je l’avais remarqué… » dit-il avec un sourire malgré tout. J'ai envie de dédramatiser la situation. En fait, je n'ai pas trop envie de ... Je veux dire, c'est vraiment étrange de parler de ça avec lui mais vu ce qu'il vient de se passer, je ne peux pas ne pas lui donner une explication. Surtout qu'avec le temps, j'ai appris qu'il déteste être réveillé pendant son sommeil. Comme tout le monde, vous allez me dire mais chez Pablo, c'est particulièrement le cas. Nous sommes en train d'explorer un nouveau côté de notre relation, un côté inattendu. Je dois le prendre un peu au dépourvu de toute façon. Il comprend soudain quand je lui résume mon histoire. J'ai perdu la plupart des membres de ma famille parce que je viens de Syrie. J'aurais dû savoir qu'à un moment, il allait falloir que je lui raconte. Les minutes passent et je me sens nettement mieux. Je devrais être habituée à faire ce genre de cauchemar, c'est juste que ça faisait un certain temps que je n'y avais pas eu le droit. « Est-ce que… tu as encore de la famille là-bas ? J’imagine que ce qu’il se passe en Syrie a quelque chose à voir avec ta venue à New-York… ? » continue Pablo avec une prudence que je ne lui connaissais pas. Un long frisson me parcourt de la tête aux pieds, pas seulement parce que je suis nue sous les draps mais aussi à cause de sa question. Mon coeur a repris un rythme normal. Peut-être que j'en aie besoin, d'en parler. Actuellement, je suis dans un tel état de vulnérabilité que je ne pense même pas à protester, mentir ou lui dire que ce n'est pas ses affaires. Je croise les bras sur ma poitrine. « J'ai encore mes trois frères aînés là-bas ... Ils sont dans la résistance. Ce sont eux qui m'ont envoyée ici, contre ma volonté. Si ça n'avait tendu qu'à moi je serais toujours avec eux. » ai-je dit en marquant une pause avant de reprendre d'une voix blanche. « Je n'ai pas nouvelles d'eux depuis que je suis ici. Depuis un an. Ils pourraient être tous les trois morts et je n'en aurais aucune idée. » A cette pensée, mon coeur se serre violemment. C'est la brutale réalité de ma vie. Peut-être qu'ils sont tous les trois morts et je ne le sais pas. Peut-être que je suis toute seule à présent. Peut-être qu'ils m'ont tous laissée. J'y pense souvent. Je me dis parfois, s'ils ne sont vraiment plus là, j'aurais préféré rester chez nous pour pouvoir mourir avec eux. Bien sûr, cette dernière phrase n'a pas franchi le seuil de mes lèvres. A la place, je me suis contentée d'un haussement d'épaules avec l'envie de mettre un point à cette discussion ... sans vraiment en avoir envie en fait. « L'ambiance vient de faire un crash monumental à cause de moi là ... » ai-je fait en posant mon menton sur mes genoux.

C'est étrange de se retrouver dans une telle situation avec Pablo, comme si une petite voix était en train de me dire que tiens, c'est étrange, ce n'est pas vraiment la personne à qui je parle de ces choses normalement, mais forcément, il a fallu que mes cauchemars ne laissent aucun choix. C'est peut-être pas si mal que ça après tout. « Ne dis pas de choses pareilles Imen… Je… je sais pas vraiment quoi te dire mais… ils ont fait ça pour te protéger et… tu dois leur faire confiance, hm ? Ils… j’imagine qu’ils savent ce qu’ils font… » répond Pablo en me caressant doucement l'épaule quand je lui parle de mes frères. Oui il savent ce qu'ils font, mes frères savent pour la plupart, tout le temps ce qu'ils font mais ça ne marche pas vraiment comme ça dans une guerre. Les soldats du gouvernement savent aussi ce qu'ils font, alors ... Alors rien. J'imagine que la chance, ou le destin peu importe, ont leur rôle à jouer. Parce que c'est ça la vérité. Si ça se trouve je n'ai plus personne dans ce monde ... enfin si, j'exagère un peu. De la famille éloignée, par-ci, par-là, mais que je n'aie pas vu depuis des années, rien de très significatif. Il n'y a que mes frères en fait. Et Mariam, et je ne peux même pas savoir s'ils sont toujours de ce monde. Regard perdu dans le vide. Pour toute réponse, je hausse les épaules. Il n'y a de toute façon rien n'a répondre à ce que vient de dire Pablo. Peut-être que oui, peut-être que non, aucun de nous ne peut savoir et je refuse de m’épancher un peu plus sur la question et de dévoiler mes états d'âme d'avantage. « Allez… je suis sûr que ça va aller d’accord ? » continue-t-il. Ses tentatives pour me réconforter me font sourire. Il est mal à l'aise, ne sait pas quoi dire ou quoi faire après que je lui ai dit un truc pareil. Les gens le sont tous, en général quand je suis amenée à leur dire. Alors même si j'aurais aimé que cette partie de ma vie n'empiète pas sur notre relation, d'un autre point de vue ça m'amène à voir une autre facette de la personnalité de Pablo que je connaissais encore peu malgré le fait que nous sommes déjà proches ... même si on ne connaissant pas vraiment la vie de l'autre.

Je me recroqueville sur moi-même, adossée contre le mur et serrant un morceau de draps de toute mes forces en constatant avec un sourire tristes que je viens de plomber l'ambiance, qui est normalement toujours bonne entre nous. Les paroles de Pablo et le calme ambiant de la chambre m'ont apaisée. Je peux à nouveau respirer normalement, malgré la soudaine vague de tristesse qui est apparue en me rappelant si soudainement de la réalité des choses. Nassim dans mon rêve, son visage. Mon coeur se serre à son souvenir. « T’en fais pas… » fait Pablo avec un léger sourire avant de continuer. « C’est pas grave, l’important c’est que tu ailles mieux hm ? Et puis… maintenant tu sais que je peux aussi être là quand tu auras besoin d’en parler… Je ne veux pas te forcer hein ! Mais… vu que je sais pour… tout ça… tu sais où me trouver, au cas où… » Un petit sourire, légèrement ému, apparaît sur mes lèvres. Je hoche la tête et le regarde, pendant quelques secondes avant de lui répondre : « Merci Pablo. » ai-je soufflé sincèrement. Je lui suis vraiment reconnaissante de ce qu'il a fait pour moi ce soir. Je soupire doucement et essaie de reprendre le moment en main. « Bien, si vous me permettez monsieur Fernandez je vais me rendormir, à moins que vous ayez quelque chose contre cette idée ? » ai-je dit avec un sourire en coin explicite, désireuse que l'ont passe à autre chose car la nuit est encore longue après tout.